Intervention de Jean-Claude Casanova

Réunion du 22 novembre 2012 à 11h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Jean-Claude Casanova, président de la Fondation nationale des sciences politiques :

Je remercie votre Commission de l'attention qu'elle porte à Sciences Po, qui se trouve actuellement dans une situation difficile. Richard Descoings est mort le 3 avril 2012, et nous souhaiterions qu'il soit rapidement remplacé, ne serait-ce que pour assurer le bon fonctionnement de l'institution : notre contrat quadriennal avec les pouvoirs publics arrive à son terme en décembre, le nouveau contrat n'a pas été élaboré et les négociations salariales avec le personnel sont interrompues.

Nous assistons à la conjonction de trois événements. D'abord, la mort tragique de Richard Descoings, liée à ce qui s'est produit durant le premier trimestre 2012 à Sciences Po. Il est toujours délicat d'évoquer un mort ; à mes yeux, Richard Descoings a réussi à mener à bien son projet, mais il s'y est consumé. Ensuite, trois mois avant son décès, la Cour des comptes avait entamé la procédure de contrôle des comptes de Sciences Po qu'elle mène régulièrement, tous les sept ou huit ans. Enfin, Sciences Po, qui venait de vivre en 15 ans un changement historique, devait entrer dans une phase de stabilisation et de renforcement – c'est ce qui fut décidé lors des dernières discussions du conseil d'administration et de la commission des finances avec Richard Descoings ; nous avions notamment décidé de stopper la croissance du nombre des étudiants, passé de 3 000 à 12 000.

Comme souvent, la vitesse du changement a fait qu'un certain nombre de formes n'ont pas été respectées. Notre ossature reste fragile. La moitié de nos ressources seulement proviennent de l'État ; sans moyens complémentaires, le système actuel ne peut pas fonctionner – et si nous prenons du retard dans les négociations financières, nous connaîtrons des difficultés.

Avant l'arrivée de Richard Descoings, on faisait ses études à Sciences Po en deux ou trois ans – il s'agissait d'ailleurs souvent d'études complémentaires. Sciences Po était une institution strictement française, dont le coeur de mission était la préparation aux concours administratifs : ENA, concours des assemblées, Banque de France ; il existait également une section financière – un certain nombre de diplômés travaillaient ensuite dans les assurances ou dans la banque –, ainsi que des formations au journalisme et aux carrières internationales, touchant un public encore plus minoritaire.

La grande mutation provoquée par Richard Descoings – et préparée auparavant par Alain Lancelot – fut l'internationalisation de Sciences Po – bien au-delà de la francophonie, avec l'arrivée d'étudiants allemands, américains, anglais, italiens, espagnols ; près de 40 % du corps étudiant est aujourd'hui composé d'étrangers. Richard Descoings avait compris que, dans le monde actuel, une petite institution française ne pouvait survivre. La section « Service public » est ainsi en train de devenir une école de préparation aux « affaires publiques », pour les futurs cadres des collectivités européennes et des gouvernements, etc., sans se limiter à la préparation du concours d'entrée à l'ENA.

Richard Descoings a également conduit une réforme extrêmement difficile : la sortie du système de concours unique et le recrutement de nouveaux étudiants, via des conventions avec les lycées des zones d'éducation prioritaire (ZEP) et des préparations spéciales ; cela a considérablement modifié la composition sociale du corps étudiant, puisque, en tenant compte des étrangers, Sciences Po compte désormais plus de 30 % de boursiers ; en outre, nous attribuons aux boursiers de l'État des bourses complémentaires. Parmi les institutions universitaires françaises, Sciences Po est celle qui a fait le plus gros effort de diversification de son recrutement.

Troisièmement, Richard Descoings a pensé qu'une institution comme Sciences Po ne pouvait pas se lancer dans la compétition internationale en se fondant uniquement sur des contrats passés avec des enseignants extérieurs exerçant divers métiers dans l'administration, la presse, la finance ou l'économie, mais qu'elle devait disposer d'un corps de chercheurs et de professeurs en interne. Résultat : alors que Jean Touchard et moi-même étions autrefois les seuls professeurs d'université nommés à Sciences Po, il en existe désormais une cinquantaine ! Richard Descoings a ainsi constitué une « faculté », bénéficiant de toutes les garanties d'indépendance, disposant de centres de recherche importants, qui ont tous été primés par des organismes internationaux d'évaluation – Sciences Po totalise la moitié des reconnaissances d'excellence accordées à la France dans le domaine des sciences sociales.

Il a aussi modifié la scolarité. Désormais, les études durent cinq ans, voire huit si l'on va jusqu'au doctorat. Les élèves sont recrutés juste après le bac, soit par l'équivalent d'un concours, soit par une procédure spéciale. Richard Descoings a créé une formule exceptionnelle, que cherchent vainement les institutions universitaires, car il n'en existe aucun équivalent en France, en raison de la spécialisation à outrance dès la sortie du lycée : un collège universitaire de trois ans, au cours desquels les étudiants acquièrent une formation générale, avec une année entière passée à l'étranger.

Je ne sais pas si vous mesurez la portée d'une telle réforme : en un an, Richard Descoings a obtenu qu'un millier d'élèves partent ainsi à l'étranger grâce à des contrats conclus avec les plus grandes universités du monde. Ces échanges, qui concernent 1 000 élèves chaque année, sont réciproques et certains de ces jeunes, à l'issue de leurs trois années de scolarité à Sciences Po, sont recrutés dans des graduate schools américaines ou à Cambridge. Bref, nous sommes désormais bien installés sur le marché international de la formation supérieure.

Enfin, Richard Descoings a estimé que nous n'étions pas assez riches pour rester uniquement dans Paris et que, pour internationaliser l'IEP, il fallait créer des campus en province où étudiants français et étrangers pourraient se mélanger. Il a ainsi créé un campus franco-allemand à Nancy, avec un enseignement dispensé moitié en français, moitié en allemand. Suivant le même principe, il existe à Reims un campus euro-américain, à Poitiers un campus euro-hispanique, au Havre un campus Europe-Asie et à Paris des études africaines. Tout cela permet d'attirer dès la première année des étudiants du monde entier.

Je dois reconnaître que, comme Richard Descoings était, tout comme Michel Gentot, un de ses prédécesseurs, conseiller d'État, je pensais, quand il est arrivé, que Sciences Po continuerait à préparer les étudiants à l'ENA. Eh bien, non : grâce à ses qualités personnelles, il a réussi à faire autre chose !

S'agissant des irrégularités relevées par la Cour des comptes et des reproches que celle-ci nous adresse, je suggère aux membres de la Commission de lire notre réponse, ainsi que la lettre que j'ai écrite au ministre. Nous acceptons toutes les recommandations de la Cour. Pour les marchés, nous appliquerons la nouvelle réglementation ; quoi qu'il en soit, ils sont fort peu nombreux et, à ma connaissance – mais je ne suis pas spécialiste de ces questions –, aucune irrégularité n'a été commise. L'emprunt avait été souscrit auprès de Dexia avant mon arrivée à la tête de la FNSP, en 2005 ou 2006 ; Michel Pébereau n'y a pas participé non plus. Si ses clauses de révision sont dangereuses – mais les élus locaux que vous êtes pour beaucoup d'entre vous en savent quelque chose… –, le mot « toxique » me semble un peu exagéré. Nous essaierons de le rembourser au plus vite afin de nous débarrasser du danger qu'il représente.

Nos budgets ont toujours été équilibrés, notre patrimoine immobilier parisien, qui a pris une grande valeur en raison de la hausse des prix, est important, et les agences de notation nous attribuent la note « AAA » ; bref, les finances de Sciences Po sont saines.

S'agissant de la gestion du service des enseignants-chercheurs, la réglementation nationale est difficile à appliquer. D'ailleurs, l'école Polytechnique et sept ou huit universités se sont attiré des observations de la Cour. Nous reconnaissons qu'il existe un problème, notamment pour les professeurs associés à mi-temps – dont certains, soit dit en passant, sont membres de la Cour des comptes. Normalement, les professeurs associés à mi-temps sont nommés pour une durée de trois ans renouvelable ; en pratique, ils sont chargés d'un cours sur une thématique assez large – l'Europe, les finances publiques, le métier politique… –, mais cela ne correspond pas toujours exactement à la moitié du service d'un titulaire. Nous aurions donc dû leur demander de rembourser la différence ; nous ne l'avons pas fait. Mieux vaudrait remplacer ce statut par un système contractuel, avec contrôle du bon respect des engagements. Tous nos partenaires – l'Allemagne, l'Angleterre, les États-Unis, l'Italie, l'Espagne – ont adopté des systèmes de ce type.

J'en viens aux problèmes délicats que sont la rémunération de Richard Descoings et le financement de la mission « Lycée pour tous ».

Parlons franchement : on ne parlerait pas aujourd'hui de Sciences Po s'il n'y avait pas eu le problème de la rémunération de Richard Descoings ; celui-ci ne serait d'ailleurs pas mort s'il n'y avait pas eu ce problème. Il avait réussi, il avait une belle image, il avait réussi – mais le miroir s'est fêlé. Il en a souffert très profondément et, pour l'avoir fréquenté durant ces trois mois tragiques qui ont suivi, je peux dire sans hésitation qu'il en est mort.

Sur quoi reposait le principe de sa rémunération quand je suis arrivé, en février 2007 ? La commission des rémunérations se réunissant en avril, il m'a transmis le dossier en mars. Il considérait que, s'il était resté conseiller d'État, il gagnerait à son âge environ 18 000 euros brut par mois. Il comparait en outre la direction de Sciences Po à celle des grandes écoles de commerce, des Mines, des Ponts et Chaussées, de l'Institut des hautes études scientifiques, de l'École d'économie de Paris, des universités suisses, des universités anglaises. Voulant se trouver au même niveau que ses homologues, il arrivait à une rémunération qui était en effet sept ou huit fois supérieure à celle d'un professeur, et quatre à cinq fois supérieure à celle d'un président d'université française – dès lors qu'il n'est pas professeur de médecine.

De mon point de vue, cette rémunération a été fixée régulièrement, par une commission comprenant le vice-président du conseil d'État, le procureur général honoraire près la Cour des comptes et quatre autres personnalités venant toutes de l'administration et exerçant des fonctions dans de grands établissements ; mais elle n'était pas publique, et cette publicité a créé un problème.

Je n'ai pas l'intention de jeter la pierre à un mort : je n'ai pas l'habitude de cracher sur des cadavres, et je dédierai un bâtiment de Sciences Po à la mémoire de Richard Descoings. Peut-être était-il trop payé – je n'ai pas d'opinion à émettre sur ce sujet. Quoi qu'il en soit, nous avons proposé à la ministre et au conseil d'administration de la FNSP que la direction de l'IEP soit rémunérée à la hauteur de la présidence d'une université. Néanmoins, en tant qu'administrateur de la Fondation, le directeur a des responsabilités supérieures : il doit gérer 900 salariés, une douzaine d'immeubles, rechercher des fonds, effectuer de nombreux déplacements à l'étranger. Richard Descoings travaillait 70 heures par semaine ; à l'heure effective, il était certes moins payé que les gens qui le jugent aujourd'hui !

Le futur directeur-administrateur disposera donc d'un traitement de président d'université et d'une indemnité en tant qu'administrateur de la Fondation, qui sera votée par le conseil d'administration de celle-ci, donc rendue publique. Le conseil d'administration a agréé ce dispositif et la ministre n'a fait aucune objection.

Quant au problème du financement de la mission « Lycée pour tous », cela m'échappe un peu. Le précédent Président de la République avait confié cette mission, intuitu personae, à Richard Descoings ; même si celui-ci m'en avait parlé parallèlement, c'est par la presse que je l'avais appris : cela ne concernait pas Sciences Po. Richard Descoings a souhaité, en accord avec le secrétaire général de l'Élysée, que cette mission ne soit pas financée par le ministère de l'éducation, mais par les pouvoirs publics, suivant deux modalités : une subvention spécifique de 200 000 euros, et des dépenses engagées, sur son ordre, par la FNSP, et compensées par une augmentation de la subvention du ministère de l'enseignement supérieur – que, curieusement, le secrétaire général de l'Élysée a demandée par écrit au ministre. Nous avons pris connaissance de ces informations en lisant le rapport de la Cour des comptes. Au final, tout cela n'aura pas coûté un sou à la Fondation – qui n'est pas directement concernée.

En tant que simple observateur, je regrette que les pouvoirs publics n'aient pas été mieux organisés. Selon la Constitution, c'est le Premier ministre qui est le chef de l'administration : l'organisation et le financement d'une telle mission auraient dû donner lieu à la réunion d'un comité interministériel à Matignon, à un « bleu » budgétaire et à une lettre au ministre du budget. Je regrette que l'on n'ait pas respecté cette procédure – mais Sciences Po n'y est pour rien.

Il existe un précédent. En 1973, le ministre d'alors avait demandé à la FNSP d'accepter une subvention régulière destinée à financer les voyages du directeur de l'enseignement supérieur. Le président de l'époque, François Goguel – fonctionnaire parlementaire extrêmement rigoureux –, avait accepté. La subvention a été versée sans interruption de 1973 à 2002 ; durant cette période, tous les voyages du directeur de l'enseignement supérieur ont été payés par Sciences Po sur présentation des justificatifs. Le dernier directeur ayant fait un trop grand nombre de voyages, il a été renvoyé par la Cour des comptes devant la Cour de discipline budgétaire et financière et en correctionnelle ; Alain Lancelot et Richard Descoings ont été désignés comme gestionnaires de fait. Pour avoir obéi au ministère, ils ont dû payer une amende de leur poche !

Dans le cas présent, Richard Descoings a répondu à une demande du Président de la République et nous devons à nouveau en subir les conséquences ! C'est pourquoi j'ai demandé au conseil d'administration de la FNSP de ne plus accepter aucune mission de l'État, tant que celui-ci ne respectera pas les lois qui le régissent.

Je le répète : nous acceptons toutes les propositions de réforme présentées par la Cour des comptes. J'ai écrit à la ministre pour répondre aux points essentiels. Le contrôle de l'État est déjà prévu par le décret de 1946, qui précise que le ministre de l'éducation et le ministre des finances peuvent à tout instant venir et contrôler Sciences Po. À eux d'en prendre l'initiative ! Nous les informerons désormais plus précisément des dates des conseils d'administration.

Voilà, mesdames et messieurs les députés, les observations que je souhaitais faire.

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