Intervention de Nicole Gnesotto

Réunion du 1er juillet 2015 à 9h30
Commission des affaires européennes

Nicole Gnesotto, professeure titulaire de la chaire sur l'Union européenne du Conservatoire national des arts et métiers, vice-présidente du think tank Notre Europe :

J'ai accompagné Javier Solana pendant la formidable période de montée en puissance de la défense européenne mais je partage aujourd'hui le diagnostic d'Arnaud Danjean : l'état des lieux est inquiétant.

Au-delà de la crise budgétaire et de la crise ukrainienne qu'il a évoquées, je pense que le premier problème est la difficulté de la défense européenne à prouver sa valeur ajoutée par rapport aux nouveautés des crises qui émergent autour de l'Union. Face à la Russie, le réflexe est effectivement l'OTAN. Face à Daesh et à la décomposition du Moyen-Orient, le réflexe est la coalition menée par les États-Unis. Sur l'Afrique, le réflexe est la France. Sur l'Ukraine, cela pourrait être l'Union européenne, car le drapeau européen est plus acceptable qu'un drapeau otanien ; mais comme on répète à l'envi qu'il n'y a pas de solution militaire à la question ukrainienne, il n'y a pas d'Europe.

On entend dire que la valeur ajoutée serait apportée par l'approche globale. Je crois que Mme Mogherini devrait conduire un bilan critique de ce concept qui, à mon avis, ne marche pas. Dans sa composante civile, des milliards d'euros sont dépensés pour la reconstruction des pays après des crises, en pure perte, parce qu'il n'y a aucune politisation des fonds d'aide au développement au sein de l'Union. On a beau répéter que l'Europe est l'échelon pertinent, je crois malheureusement qu'elle ne l'est plus.

La seconde contrainte nouvelle, c'est que la défense européenne se développe aujourd'hui dans une vision stratégique occidentale relevant plutôt de la culture de l'abstention stratégique, pour trois raisons. Tout d'abord, les Américains, en août 2013, ont donné le la de l'abstention stratégique comme solution à une situation pourtant totalement inacceptable en Syrie ; dès lors, comment les Européens pouvaient-ils être plus interventionnistes que le roi ? Ensuite, le bilan des interventions occidentales extérieures depuis 1991 – Somalie, Irak, Kosovo, Afghanistan, Libye – ne montre pas que l'option militaire soit une réponse adaptée aux questions stratégiques nouvelles émergeant autour de l'Europe. Enfin, au nom de quelles valeurs intervenons-nous ? Les Occidentaux sont aux prises avec une forme de confusion stratégique ; je serais heureuse d'apprendre quelles sont les valeurs que nous défendons en Égypte ou quel est notre intérêt stratégique en Ukraine.

Il faut prendre conscience de ces contraintes nouvelles et passer au crible un certain nombre de mantras européens, comme l'approche globale, qui n'ont plus de sens.

Il existe malgré tout, dans le contexte international, des éléments qui plaident pour une relance de la défense européenne. Le premier est la simultanéité de crises durables sans solution autour de l'Union, fait nouveau dans le contexte stratégique. Non seulement l'Europe redevient un théâtre, ce que l'on croyait totalement révolu, mais les crises qui la menacent sont tout à la fois simultanées, différentes, durables et sans solution. Quand cela entrera dans l'agenda des chefs d'État et de gouvernement de l'Union européenne, la question deviendra politique.

Les questions de défense ont en outre des implications sur la prospérité et la sécurité intérieure des citoyens européens : la crise avec la Russie coûte 21 milliards d'euros à l'industrie agroalimentaire européenne ; Daesh exporte du terrorisme chez nous.

Deuxième élément majeur : les États-Unis sont partis ou sont sur le point de le faire. Une des révolutions stratégiques majeures de ces cinq dernières années, c'est la décision des États-Unis, à mon sens justifiée, d'oublier quelque peu le continent européen et le Moyen-Orient pour investir massivement sur le XXIIe siècle, c'est-à-dire la Chine et l'Asie. Il est vrai que les événements obligent Obama à faire le contraire de ce qu'il voudrait faire : alors qu'il voudrait quitter l'OTAN, la menace l'oblige à rassurer les Polonais ; alors qu'il voudrait quitter le Moyen-Orient, Daesh l'oblige à prendre la tête d'une coalition. Les Européens s'en félicitent, America is back, mais c'est là un énorme malentendu : America is far… L'Amérique veut partir car là est son intérêt stratégique.

Plus de crise, moins d'Amérique : dans une équation stratégique simple, cela signifie plus d'Europe. Logiquement, les chefs d'État et de gouvernement européens devraient prendre à bras-le-corps le dossier, nonobstant les velléités de la Pologne, qui a en effet joué un rôle tout à fait négatif au dernier Conseil européen.

Pour finir, je répondrai, mesdames les présidentes, à vos questions. J'ai toujours pensé que les battle groups étaient une très mauvaise idée, parce que le génie de l'Union européenne n'est pas d'entrer en premier dans une crise – elle ne le fera jamais – mais d'entrer en second et de rester pour reconstruire les conditions de la réconciliation. Autrement dit, les battle groups ne seront jamais utilisés.

La coopération structurée permanente est un outil formidable qui permet tout, sauf de décider des opérations militaires. On ne peut donc pas l'utiliser comme élément de flexibilité politique.

L'industrie d'armement est porteuse, en effet, pour les six pays qui en ont une, mais il y a un plafond de verre : il vient un moment où l'industrie ne porte pas le politique et où le politique doit s'emparer du dossier. Or nous sommes actuellement dans une situation de blocage, notamment s'agissant de l'affaire Airbus.

Retirer les budgets des opérations du calcul du déficit est une excellente idée à l'OTAN, qui n'est qu'une organisation militaire, mais cela ne peut pas marcher dans l'Union européenne, car les Italiens pourraient demander à retirer du calcul les dépenses qu'ils consentent pour Lampedusa et les réfugiés, les Suédois leurs dépenses d'aide au développement, etc. C'est plus compliqué qu'on ne le dit.

Un obstacle à la montée en puissance de la défense européenne n'a pas été évoqué : la Grande-Bretagne. Les Britanniques sont indispensables pour des opérations militaires au plan bilatéral mais impensables si l'on souhaite conduire ces opérations dans le cadre de l'Union. Il faut donc choisir : soit la gestion de crise avec eux hors d'Europe, soit en Europe et on leur demande alors de ne pas s'en mêler, car ils mettent systématiquement un veto sur tout depuis 2005.

La France et le Parlement européen doivent tenir un discours de vérité. Il faut arrêter de brasser des concepts qui n'ont plus de véritable pertinence.

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