Intervention de Didier le Bret

Réunion du 8 décembre 2015 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Didier le Bret, coordonnateur national du renseignement :

Il va sans dire, madame Gosselin-Fleury, qu'aussi intelligents et puissants soient les algorithmes, et même si les renseignements sur lesquels travaillent les services sont désormais en grande majorité d'origine technique, des analystes devront toujours vérifier et pondérer les hypothèses. Le « tout technologique » ne nous mènera nulle part.

Vous m'avez interrogé, monsieur Lamour, sur les principales failles mises à jour par les attentats du 13 novembre dernier. La première, c'est la liberté de circulation sans entrave dont ont joui ceux qui faisaient l'objet d'une fiche S. Certes, cette fiche n'est pas un moyen d'entraver la circulation mais de signaler, de suivre et d'enrichir le renseignement, au passage des frontières, sur les personnes qui en font l'objet ; mais l'on voit que quelque chose ne va pas dans l'espace intra-Schengen. La deuxième faille, c'est la possibilité d'acquérir des armes aussi facilement sur certains grands marchés européens. La troisième, enfin, est l'inégalité du niveau d'investissement et d'appréhension de la menace en France et dans certains pays voisins.

Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis ont fait en sorte que la CIA et le FBI se parlent ; ils ont défini une stratégie contre-terroriste reposant sur une task force, sorte de pot commun ouvert au maximum de services ; ils ont interconnecté la presque totalité des fichiers. L'existence de ce fichier géant, où figurent désormais plusieurs milliers de cibles d'intérêt en matière de contre-terrorisme, rend parfois difficile le travail avec les Américains : connecter nos bases de données aux leurs reviendrait mécaniquement à interdire à des centaines de personnes de voyager aux États-Unis, et les recours pleuvraient sur le ministre de l'Intérieur. Nous devons agir dans le respect de notre droit mais faire qu'en interne en tout cas, les échanges entre les services deviennent la règle et la rétention d'informations l'exception.

Instruction a effectivement été donnée aux services de communiquer beaucoup plus largement les renseignements qui peuvent intéresser nos partenaires américains. Ils ont, pour leur part, adopté une attitude symétrique. Nous y travaillions, et les attentats du 13 novembre ont accéléré le processus. Pour la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) comme pour la DGSI, le partenariat avec les États-Unis est capital ; les fichiers de la DGSI sont nourris quotidiennement par les services américains. La coopération est bonne et se renforce toujours davantage.

Il y a un début de migration de Daech vers la Libye. Pour l'instant, les chiffres sont modestes. Ils ont pris position à Syrte – région stratégique qui leur permet de contrôler très rapidement l'ensemble des sites pétroliers et le débouché portuaire – et à proximité de Derna. Il n'y a pas de continuité territoriale dans leurs implantations, mais ils prennent leurs marques. Aussi nous efforçons-nous de disposer du plus grand nombre de capteurs possibles dans la zone pour suivre ce qui s'y passe en temps réel. Bien entendu, cette situation nous inquiète, mais un processus diplomatique est en cours – depuis quatre ans – sous l'égide des Nations unies, auquel nous voulons donner toutes les chances d'aboutir. Tous les efforts sont faits pour apaiser les divers protagonistes et réduire les livraisons d'armes. Mais la Libye est évidemment le sanctuaire idéal pour Daech, en raison notamment de sa contiguïté avec des pays – le nord du Mali, le Niger, le Tchad – où nous avons réussi, avec difficulté, à le maîtriser.

La diversification des profils est pour moi, madame Fioraso, un axe d'action majeur ; c'est, à terme, une des conditions primordiales de succès pour nos services de renseignement. Issu de la diplomatie, je suis frappé de constater à quel point on continue de sous-estimer la puissance du renseignement ouvert, surtout s'il est accolé à des informations obtenues par d'autres moyens. Décontextualiser le renseignement, c'est prendre le risque de s'égarer. Si tous les grands services de renseignement ont choisi de diversifier leurs recrutements, c'est que les grandes évolutions, en matière de sécurité, doivent s'appuyer sur des analyses intégrant tous les paramètres structurants. Disposer d'un tableau général de l'évolution de l'agriculture, du nomadisme ou encore du réchauffement climatique rend encore plus pertinents les renseignements ponctuels.

À travers son dialogue avec les meilleurs laboratoires, la DGSE est en mesure d'aider au recrutement d'ingénieurs performants. Si elles sont avérées, les discriminations à l'emploi dont vous avez fait mention sont à la fois inacceptables et suicidaires. Nos lacunes linguistiques entravent notre capacité d'analyse. Si tant de prétendus Syriens ont passé le filtre des postes frontières, c'est que personne n'était en mesure de distinguer les dialectes arabes régionaux dans lesquels s'exprimaient les demandeurs d'asile. Aurions-nous disposé d'agents arabisants en nombre suffisant que nous aurions pu les envoyer appuyer les Grecs, les Turcs et d'autres ; cela aurait sans doute changé la donne. Nous avons aussi besoin de spécialistes pour analyser les flux d'écoutes et le renseignement en général. J'évoquerai à nouveau la question avec les directeurs des services. J'observe que l'on peut recourir à des recrutements ponctuels pour faire face à des missions particulières mais que s'il s'agit de recrutements permanents, le processus d'habilitation est parfois assez long. Pour autant, ce n'est pas un empêchement dirimant, suffisant pour refuser des compétences aussi rares et précieuses.

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