Intervention de Joëlle Farchy

Réunion du 16 janvier 2013 à 11h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Joëlle Farchy, professeur à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne :

La diversité des problèmes soulevés et les confusions auxquelles ont donné lieu les contributions des professionnels et des internautes qui ont réagi sur les blogs à la suite de la tribune de M. Vincent Maraval m'ont donné le vertige. Le « Maravalgate » qui se joue depuis quelques semaines nous amène à nous poser trois questions. Les acteurs français sont-ils trop payés ? Est-ce l'argent public qui finance le système ? À quoi sert ce système ultrasophistiqué créé il y a soixante ans ?

Le phénomène des superstars est consubstantiel au marché du travail du cinéma, d'abord, parce que les talents ne sont pas substituables les uns aux autres, ensuite, parce que ce secteur est marqué par une très forte incertitude, que l'échec y est la norme, et le succès l'exception. Pour un économiste rationnel, la question qui se pose est de savoir pourquoi des individus s'engagent dans des professions où l'on gagne en moyenne moins d'argent qu'ailleurs. Dès le XVIIIe siècle, Adam Smith avait évoqué, s'agissant du comportement irrationnel de gens qui s'engagent dans des secteurs artistiques, d'une part, les motivations non économiques – la passion –, d'autre part, l'espoir de rémunérations atypiques qui lève l'inhibition par rapport au risque pris.

Autrement dit, les cachets démesurés de certains acteurs ne sont pas seulement une récompense de leur propre succès passé, ils sont aussi une compensation du fait qu'il y a dans ce genre de métiers beaucoup d'appelés et très peu d'élus. Cette possibilité de rémunération nouvelle n'est pas atypique. On raconte qu'en 1937, Louis B. Mayer, responsable du studio MGM, percevait en tant que salarié plus de 1 million de dollars par an, soit le plus haut salaire de l'époque aux États-Unis.

La question des rémunérations totalement disproportionnées dans le cinéma n'est donc pas nouvelle. Reste à savoir si le phénomène s'est amplifié au cours des dernières années en France au-delà du raisonnable, c'est-à-dire si les cachets de certains acteurs français ont explosé dans les coûts de production. Je n'ai pas les éléments pour vous répondre, mais sans doute Éric Garandeau pourra-t-il le faire. Surtout, il importe de savoir – et la question se pose aussi à propos des footballeurs ou des dirigeants du CAC 40 – si de telles inégalités de revenus sont tolérables dans le contexte actuel.

Si le cinéma est assez riche pour payer de tels cachets à quelques superstars, on peut se demander d'où vient cet argent. S'agit-il d'argent public ? En effet, en période de crispation autour de la dette publique, il est parfaitement légitime que le contribuable demande des comptes à ses élus sur la manière dont sont réalisés certains arbitrages.

Aujourd'hui, le système d'aide au cinéma se décline en trois volets. D'abord, le volet fiscal, via la TVA, les crédits d'impôt et les SOFICA (sociétés pour le financement du cinéma et l'audiovisuel), qui représentent environ 3 % du financement. Ensuite, le volet aides régionales, qui concerne moins de 2 % des films français. Certes, ces deux premiers volets font appel à l'effort des contribuables mais de manière totalement marginale, puisqu'ils représentent une part très limitée du financement. Enfin, le troisième volet est constitué de l'aide nationale via l'action du CNC, qui représente l'essentiel du soutien au cinéma.

Le premier fonds de soutien à l'industrie cinématographique fut mis en place en 1948 par le CNC, lui-même créé deux ans auparavant et qui eut l'idée géniale de permettre aux professionnels du cinéma de s'aider eux-mêmes par un mécanisme d'épargne forcée. C'est ainsi que naquit la fameuse TSA, la taxe sur les entrées en salles de cinéma, qui a longtemps constitué la recette quasi exclusive du compte de soutien au cinéma et qui aujourd'hui représente environ 11 % du prix du billet. Toute l'originalité du dispositif est d'organiser à la fois un système ultrasophistiqué de redistribution des ressources au profit de ceux qu'on veut favoriser, par exemple en redistribuant l'argent de films commerciaux à des films plus exigeants, tout en exonérant le budget de l'État et donc le contribuable de ce soutien. Ce mode de financement, lié à des ressources prélevées sur les marchés et non sur le budget de l'État, explique d'ailleurs que la France dispose de ressources destinées à l'aide au cinéma bien plus importantes que les autres pays européens.

Lorsque le marché du cinéma s'est élargi dans les années quatre-vingts et que les chaînes de télévision ont massivement diffusé des films, il a été demandé à ces dernières de participer à leur tour au financement du compte de soutien. Puis, à partir de 1993, la vidéo a été mise à contribution pour les mêmes raisons. Enfin, depuis 2007, la taxe prévue pour les chaînes de télévision classiques a été étendue aux autres distributeurs de services de télévision, comme les fournisseurs d'accès à internet (FAI).

Ainsi, le fonds de soutien a bénéficié, en 2011, de plus de 800 millions d'euros de recettes, alimentées par trois taxes. D'abord, la TSA, qui représentait 90 % des recettes du compte de soutien jusqu'en 1982, contre 18 % aujourd'hui. Ensuite, la taxe sur la vidéo ancienne et nouvelle manière, à hauteur de 4 %. Enfin et surtout, les contributions des éditeurs et distributeurs de télévision anciens et nouveaux, qui représentent environ 78 % du total des recettes du compte de soutien. Ce sont ces dernières qui ont explosé après 2008, non pas grâce à la contribution des chaînes classiques – elle est passée de 283 millions d'euros en 2008 à 309 millions en 2011 –, mais parce que celle des FAI a fortement évolué, passant de 94 millions d'euros en 2008 à 322 millions en 2011.

Par conséquent, il est clair que ce n'est pas le contribuable qui paie le système de soutien au cinéma français via le budget de l'État. En réalité, et comme je l'ai évoqué, trois catégories d'agents économiques paient. Les premiers sont les spectateurs qui vont voir des films dans les salles, en particulier les spectateurs de films américains. Les deuxièmes sont les chaînes de télévision classiques, autrement dit les abonnés à Canal Plus, les téléspectateurs qui achètent les produits dont les mérites sont vantés par la publicité sur les télés financées par cette dernière, et bien évidemment ceux qui paient la redevance. Enfin, les troisièmes sont les abonnés aux services des fournisseurs d'accès à internet.

Ainsi, non seulement ce n'est pas le contribuable qui soutient le cinéma, mais c'est le CNC qui a été mis à contribution au cours des dernières années pour participer au redressement des comptes publics.

Cette réalité n'exonère pas d'une réflexion sur la légitimité du lien entre les recettes alimentant le compte de soutien et l'activité audiovisuelle. Cette réflexion est d'ores et déjà en cours. Elle est source de tension avec Bruxelles s'agissant de la contribution des FAI, et fera sans doute l'objet de débats animés s'agissant de la contribution éventuelle des acteurs internet, notamment de ceux qui vont s'engager dans la télévision connectée.

Grâce ou à cause du système, il y a beaucoup d'argent dans le secteur du cinéma. D'où la question de savoir si le système, génial au départ, est toujours vertueux. Au vu de ces éléments, un certain nombre d'aménagements sont sans doute nécessaires. À mon modeste niveau, je me contenterai de proposer deux pistes.

La première consiste à développer de véritables outils d'évaluation de la politique audiovisuelle afin de mesurer les résultats obtenus par rapport aux moyens mis en oeuvre. Cela permettrait d'asseoir un peu mieux la légitimité des actions dans ce domaine.

La seconde vise à concevoir des outils pédagogiques adaptés autres que les habituels écrits du CNC, pour lesquels j'ai le plus grand respect par ailleurs. Les blogs des internautes qui ont réagi à la tribune de M. Vincent Maraval m'ont convaincue de la nécessité d'expliquer au grand public la manière dont fonctionne le système de financement du cinéma, qui est extrêmement complexe.

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