Intervention de éric Garandeau

Réunion du 16 janvier 2013 à 11h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

éric Garandeau, président du Centre national du cinéma et de l'image animée, CNC :

Ces derniers mois, beaucoup d'idées, que nous estimons fausses, ont circulé, et beaucoup d'éléments de politique ont été considérés comme des problèmes, alors qu'ils constituent à nos yeux des solutions.

Au-delà de la question des cachets des acteurs, les principaux défis qui se présentent à nous dépassent nos frontières. En effet, le bain numérique dans lequel nous vivons fait que les décisions des acteurs économiques ayant un impact sur la création, la production et la distribution se prennent de plus en plus en dehors de nos frontières – même Hollywood est parfois impuissant devant Google et Apple… Cette révolution numérique bouscule les modes de financement des oeuvres. La prise de décision en matière fiscale et d'aides d'État dépasse également nos frontières, puisqu'elle se situe à Bruxelles. Et on a parfois du mal à interpréter de la même façon des objectifs culturels qui figurent pourtant dans les traités de l'Union européenne.

Selon nous, ce qui permet de financer des oeuvres en France et en Europe, c'est la chronologie des médias. Elle permet aux chaînes de télévision d'investir des sommes très importantes – parfois plusieurs millions d'euros – en préfinancement, afin de montrer les films en exclusivité à leurs spectateurs. Cette chronologie n'est donc pas un obstacle à la circulation des oeuvres : elle permet de les produire.

L'autre solution, parfois considérée comme un problème, est celle que représentent les aides d'État. Un projet de communication de la Commission européenne vise à encadrer les aides d'État en matière de cinéma et d'audiovisuel. Or nous défendons le caractère territorial de ces aides – il y a d'ailleurs une union sacrée des administrations des Vingt-sept sur ce point. Les aides d'État territorialisées permettent de financer les oeuvres et ne sont aucunement un obstacle à la coproduction : la France coproduit le plus de films au monde – 120 oeuvres par an avec quarante pays, essentiellement européens. Ainsi, 49 des 56 films présentés en compétition à Cannes étaient des coproductions françaises, comme cinq films finalistes sur neuf sélectionnés pour les Oscars, et trois films sur cinq aux Golden Globes. Le film Amour de Michael Haneke, coproduction française à plus de 70 %, a décroché cinq nominations pour la cérémonie des Oscars 2013.

Je le répète, le caractère territorial des aides doit être maintenu. Dans le cas contraire, il faudrait modifier en profondeur notre système, ce qui engendrerait des risques de délocalisations, alors que la revalorisation des crédits d'impôt votée récemment par le Parlement va nous permettre de revenir dans la course.

Notre souci premier, avant d'attirer des tournages d'autres pays, est de préserver une industrie très forte dans notre pays. Celle-ci est en effet porteuse de sens, de diversité, mais aussi de richesses puisqu'elle génère 341 000 emplois et 18 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Les pays qui n'ont pas la chance d'avoir une telle industrie nationale ont mis en place des mécanismes fiscaux très puissants pour attirer les tournages en provenance de pays européens ou des tournages hollywoodiens. Vous avez compris qu'il fallait réagir pour préserver nos activités et attirer des tournages, notamment extra-européens, 5 % seulement des tournages hollywoodiens étant récupérés en France.

Des idées fausses ont également circulé sur les cachets, alors que, sur une longue période, ils n'ont pas explosé. Les cachets des rôles principaux sont en effet passés de 7,1 % des coûts de production d'un film en 2003 à 7,7 % en 2011, soit une augmentation de 0,6 point de pourcentage – avec un sommet à 8,6 % en 2006. Tout le monde anticipe un ajustement du marché en 2013 – à l'instar de la baisse de 20 % du coût des cachets en 2009 –, en raison d'un tassement au deuxième semestre 2012 des fréquentations des salles, y compris pour des films américains. Nos grosses machines françaises, comme Les seigneurs et Astérix, censées faire beaucoup d'entrées, ont connu des résultats très inférieurs à ceux qui étaient attendus au regard de leur budget.

En outre, il est faux de dire que l'argent public finance les cachets des grands acteurs. Pour les films à gros budget – de 7 à 15 millions d'euros –, la part des aides automatiques du CNC n'atteint que 5 %. L'essentiel du financement de ces films est d'abord apporté par les chaînes de télévision, essentiellement les chaînes privées. Les chaînes privées gratuites concentrent 97 % de leurs investissements sur des films ayant un budget de plus de 7 millions d'euros, tandis que les chaînes publiques, France Télévisions et ARTE, consacrent la moitié de leurs investissements à des films d'un budget inférieur à 7 millions d'euros. Le financement des films à gros budget est ensuite assuré par les acteurs privés, à commencer par les producteurs à hauteur de 28 %. Enfin, les gros films sont financés par les mandats d'exploitation.

Une autre idée fausse consiste à dire qu'il y a trop de films, et notamment de petits films qui enregistrent de moins en moins d'entrées. Globalement, la part de films qui font moins de 50 000 entrées diminue puisqu'elle est passée de 60 % du total des films d'initiative française en 1992 à 44 % en 2011. Ensuite, un grand nombre de films ne nuit pas forcément à la diversité et à la performance globale de notre système. Certes, cela peut poser problème si les critiques de cinéma ne parviennent plus à les commenter, et les salles à les diffuser. Mais jusqu'en 2012, la part de films français diffusés sur nos écrans, à hauteur d'un tiers, nous a permis d'occuper une part de marché supérieure à un tiers, soit 40,2 %. Ce résultat est intéressant comparé à celui de l'Allemagne qui produit un tiers de films en moins par rapport à la France avec une part de marché de 20 % seulement.

Les quelques règles simples qui fondent le cadre réglementaire de la régulation à la française nous ont permis d'enregistrer plus de 200 millions d'entrées dans nos salles, de doubler la fréquentation de nos films à l'étranger en 2012, avec 140 millions d'entrées, et de cumuler les récompenses européennes et internationales. Ainsi, The Artist a remporté cinq Oscars, Amour a été couronné meilleur film étranger aux Golden Globes, le film de Jean-Claude Brisseau a été primé à Locarno, et celui de Jacques Audiard l'a été en Espagne ; la France a également été partenaire de coproductions, comme pour le dernier film de Cristian Mungiu.

Une règle de base est que la distribution doit financer la création, autrement dit qu'aucune subvention de l'État n'est apportée au système : ce sont les taxes sur les salles, sur les chaînes de télévision et sur les fournisseurs d'accès qui le financent. D'où le débat complexe avec la Commission européenne à laquelle on explique qu'il n'existe non pas une taxe spécifique sur internet – encore une idée fausse –, mais une taxe sur la distribution des services de télévision. Qui peut nier qu'internet est devenu le média audiovisuel dominant ? Si certains construisent des réseaux à très haut débit, c'est bien pour diffuser de l'image animée. Pour nous, ne pas étendre cette taxe sur internet – l'ajustement que vous aviez voté en 2011 a été tenu en échec par quelques fonctionnaires de la Commission européenne – est un vrai problème, bien plus important que celui des cachets de M. Dany Boon.

Au-delà de ces règles, dans le détail même de la mécanique de chaque dispositif, on veille à allier souci de la performance économique et souci de la diversité artistique. On veille également à la répartition du risque, qui est très élevé puisqu'on est dans une économie de prototype. Les « franchises » sont parfois le meilleur moyen d'aller à l'échec. Ainsi, le succès de Ben Hur a donné lieu au naufrage de Cléopâtre, et Astérix et Cléopâtre à celui d'un autre Astérix. On ne peut donc jamais se prémunir du risque, même en essayant de reproduire les recettes d'un précédent film.

Les mécanismes en oeuvre permettent à la fois de récompenser la prise de risque et de répercuter une partie de ce succès vers les autres réalisateurs, grâce au soutien automatique aux producteurs. En effet, tout film qui est diffusé est taxé à hauteur de 10,7 % de la billetterie, cette taxe étant redistribuée en partie aux salles pour leurs travaux d'équipement et d'investissement – ce qui permet à la France d'avoir un des parcs les plus denses et les plus modernes du monde –, et pour une autre part aux producteurs, mais avec un mécanisme de dégressivité. Ainsi, pour un film ayant réalisé 500 000 entrées, le producteur récupérera 125 % de la taxe collectée, mais seulement 10 % pour un film dépassant les 5 millions d'entrées. Cette réforme a été mise en place avant Intouchables, film qui a permis au CNC de percevoir 3 millions d'euros de plus par rapport aux Ch'tis. Tout cet argent récupéré par le CNC, et qui n'est pas redistribué aux producteurs, permet à l'un ou l'autre des deux films que je viens de citer de financer l'avance sur recettes de Michael Haneke, par exemple.

Au final, le système est profondément vertueux car c'est non pas l'État via le CNC qui finance les cachets – jugés faramineux par certains – mais les recettes des films qui enregistrent beaucoup d'entrées qui permettent de financer les films de la diversité, les films d'auteurs. Non, ce n'est pas l'argent public qui nourrit l'inflation des budgets des films ; c'est même précisément l'inverse. D'ailleurs, lorsqu'on récompense le succès d'un film, on ne prend pas en compte le budget de ce film. Le producteur de Tomboy, qui a coûté 1 million d'euros et enregistré plusieurs centaines de milliers d'entrées, a reçu la même somme que deux autres films au budget dix fois supérieurs et au même nombre d'entrées. Ainsi, les films les plus rentables sont plutôt ceux dont le budget est moyen, le casting pas forcément très lourd, et dont le nombre d'entrées est très important, comme Intouchables.

En conclusion, notre système est sain, au point d'inspirer d'autres pays, comme le Maroc, la Corée, le Brésil, la Colombie, Israël – la France a coproduit un tiers du cinéma israélien –, le Bhoutan, la Mongolie. Il est donc surprenant que ce modèle soit attaqué, mais vous n'ignorez pas que la critique de ce qui marche bien est un mal assez français.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion