Intervention de Dominique Potier

Réunion du 18 mai 2016 à 9h30
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDominique Potier, membre de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale française :

C'est une grande innovation démocratique que celle du carton vert, et je salue l'organisation de cette réunion interparlementaire qui nous rassemble pour la belle cause qu'est l'inscription dans la loi du devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre à l'égard de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. C'est l'objet de la proposition de loi française que vous avez soutenue dès l'origine, madame la présidente, tout comme mon collègue Philippe Noguès. Des centaines de députés participent à ce combat dont nous avons été appelés à témoigner dans plusieurs pays européens ; je l'ai fait à Amsterdam à l'occasion de la présidence néerlandaise du conseil des ministres de l'Union européenne, et aussi en Autriche.

Je suis sûr que notre mobilisation, aujourd'hui, donnera de l'écho à ce combat législatif en faveur de l'application des principes définis par John Ruggie, contre une compétitivité low cost et pour le respect de la dignité humaine mais aussi de la sécurité politique et économique des relations internationales. Il nous semble nécessaire de compléter par une loi l'élévation des normes européennes en matière commerciale qui, un jour peut-être, ne permettront plus l'importation en Europe de produits souillés par une empreinte environnementale démesurée ou fabriqués dans des conditions délétères pour les travailleurs concernés. À ce sujet, la vigilance s'impose à tous égards, notamment parce que se discute le projet de partenariat transatlantique. La proposition de loi est complémentaire du volontarisme des entreprises elles-mêmes mais aussi des citoyens qui, en tant que consommateurs, font des choix éthiques cohérents avec leurs choix politiques.

À la régulation des échanges commerciaux et à la volonté citoyenne qui peut être partagée par le grand patronat – c'est un moteur éthique très puissant –, il faut ajouter la contrainte législative, sans laquelle nous resterons dans une dimension poétique, certains de ne pas atteindre l'objectif visé. C'est pourquoi nous souhaitons que notre initiative fasse école au sein de l'Union.

Il s'agit d'obliger par la loi les grandes entreprises donneuses d'ordres à exercer elles-mêmes le devoir de vigilance à l'égard de leurs filiales et sous-traitants en les obligeant à définir un plan à cette fin, dont le juge pourra dire s'il est efficient et effectivement mis en oeuvre. Ce plan devra comporter des mesures propres à prévenir la commission de certains crimes déjà réprimés par la loi au Royaume-Uni tels l'esclavage moderne et le travail des enfants, et aussi les dommages environnementaux graves, ainsi que la corruption comme l'a souhaité le ministère français de l'économie.

Toute personne justifiant d'un intérêt à agir – dont les collectivités, syndicats, pays tiers – pourra contester le plan de vigilance devant un juge, qui vérifiera s'il est effectivement conçu pour atteindre les objectifs internationalement partagés. C'est une obligation faite aux pouvoirs économiques car toute puissance doit s'accompagner de responsabilité. Tel est le principe de cette proposition, qui s'affranchit des questions d'extra-territorialité et fait porter aux donneurs d'ordres une responsabilité particulière dans la mise en oeuvre effective des principes de Ruggie par leurs filiales et par les sous-traitants avec lesquels elles ont des relations commerciales établies, ce qui règle la question de la sous-traitance en cascade. Une grande entreprise qui ne se serait pas dotée d'un plan de vigilance efficient pourrait faire l'objet d'une sanction administrative, plafonnée à dix millions d'euros, la juridiction concernée pouvant ordonner l'exécution de sa décision sous astreinte – astreinte dont le montant n'est pas plafonné. Le juge pourrait également décider la publication de la condamnation. Cet arsenal répressif paraît suffisamment étayé pour être efficace.

Quelles sont les entreprises visées par ces mesures ? Par pédagogie et par souci de compromis avec l'exécutif qui a accepté l'inscription de ce texte à l'ordre du jour des travaux du Parlement, nous avons retenu les plus importantes des entreprises présentes en France, celles qui emploient plus de 5 000 salariés sur notre sol ou plus de 10 000 si l'on inclut leurs filiales européennes. Leur nombre est compris entre 150 et 200. Il s'agit donc des multinationales les plus puissantes, qui représentent près des deux tiers de nos échanges commerciaux internationaux. La santé économique de ces grands groupes leur permet parfaitement de se conformer à ce devoir de vigilance. D'ailleurs, parce qu'elles ont une image et une réputation internationales à préserver, elles ont pour la plupart déjà mis en oeuvre volontairement des principes relevant de la responsabilité sociétale des entreprises. Pour la majorité d'entre elles, il s'agira simplement de la transcription dans la loi de pratiques qu'elles ont déjà très largement adoptées.

Nous ne ciblons donc pas toutes les entreprises. Par cette loi pionnière, nous voulons faire école en partant de grands groupes déjà plutôt vertueux, selon ce qu'en disent les agences de notation. Il s'agit en quelque sorte de mettre un pied dans la porte pour pouvoir ensuite progresser. Comme l'ont montré tant de scandales récemment révélés – Panama papers et autres –, les dérives du libéralisme international trouvent en grande partie leur source dans la fragmentation du droit et de la fiscalité. Il s'agit donc de lever le voile juridique qui sépare artificiellement les donneurs d'ordres de ceux qui les exécutent de l'autre côté de la planète.

Ce texte novateur n'est pas né du hasard. C'est le fruit d'une coopération intense avec des organisations non gouvernementales telles que le Comité catholique contre la faim et pour le développement-Terre Solidaire, Sherpa, les Amis de la Terre et tant d'autres. Un collectif s'est ainsi constitué, qui a saisi les députés de tous bords. Au-delà des rangs de la majorité, de nombreux députés ont été sensibles à ce combat ; un flottement s'est fait sentir à droite, ce qui nous aide à faire avancer ces idées. La coalition entre parlementaires et société civile, qui s'est rapidement élargie aux principaux syndicats français, bénéficie du bouillonnement créatif de cercles universitaires. Il s'agit de définir la vocation, les responsabilités et les missions de l'entreprise du XXIe siècle dans la marche du monde.

Des démarches plus pragmatiques sont menées par certains États membres de l'Union européenne. L'Histoire doit nous instruire. La fin de la traite négrière n'a pas été le fait d'un continent en bloc, en une fois : des États pionniers ont entraîné les autres, progressivement. L'aboutissement que nous appelons de nos voeux suppose des initiatives singulières mais aussi le courage politique dont sauront faire preuve quelques États. Rappelons-nous : il y a un siècle, la réforme de la comptabilité des entreprises avait été vigoureusement combattue au prétexte de la liberté d'entreprendre et de la compétitivité. Il s'agissait alors de rendre obligatoire un regard extérieur, celui du commissaire aux comptes, chargé de certifier la sincérité des comptes de l'entreprise. De la même manière, les grands donneurs d'ordres doivent maintenant tenir compte du bien commun et rendre compte de leur gestion extra-financière.

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