Intervention de Marcel Rogemont

Réunion du 1er juin 2016 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarcel Rogemont, rapporteur :

Ce sujet nous occupe depuis 2012. Mes chers collègues, le spectre hertzien fait partie du domaine public et reste une ressource rare ; seul l'État peut mettre des fréquences à disposition temporaire et conditionnelle d'acteurs publics et privés pour qu'ils diffusent leurs programmes.

Afin que les attributions de fréquences en matière audiovisuelle échappent aux accusations de partialité, le législateur a mis en place des règles et procédures ayant pour objectif d'assurer qu'existe une pluralité d'opérateurs dans le respect d'une utilité publique et il a confié la tâche de délivrer les autorisations d'émettre ainsi que de contrôler l'utilisation qui en est faite à une autorité publique indépendante, aujourd'hui le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA).

Cependant, les révélations de certains agissements liés à l'octroi d'une autorisation d'émettre à la société éditant la chaîne de télévision Numéro 23 le 3 juillet 2012, à son retrait par décision du 14 octobre 2015 du CSA, puis à l'annulation subséquente de cette décision par le juge administratif le 30 mars 2016 ne peuvent qu'interroger la représentation nationale.

Avant même cette décision d'annulation, j'avais eu l'occasion de soulever des interrogations fondamentales sur le déroulement de cette procédure d'attribution et de gestion d'une autorisation d'émettre, notamment dans le rapport d'information du 20 janvier 2016 que j'avais présenté au nom de notre commission sur l'application, par le CSA, de la loi du 15 novembre 2013 relative à l'indépendance de l'audiovisuel public.

M. Bruno Le Roux, Mme Martine Martinel, M. Patrick Bloche et les membres du groupe Socialiste, républicain et citoyen, devenu groupe Socialiste, écologiste et républicain, ont déposé, le 3 mai dernier, une proposition de résolution relative à la création d'une commission d'enquête sur les conditions d'octroi d'une autorisation d'émettre à la chaîne Numéro 23 et de sa vente.

S'agissant d'une proposition de résolution n'émanant pas d'un groupe minoritaire ou d'opposition, en application du premier alinéa de l'article 140 du Règlement, il revient à la commission permanente compétente de se prononcer sur la recevabilité juridique d'une telle proposition de résolution et sur l'opportunité de la création de cette commission d'enquête.

La création d'une commission d'enquête est soumise à plusieurs conditions de recevabilité.

En premier lieu, les propositions de résolution tendant à la création de telles commissions doivent, en application de l'article 137 du règlement de notre assemblée, « déterminer avec précision soit les faits qui donnent lieu à enquête, soit les services ou entreprises publics dont la commission doit examiner la gestion ». Cet impératif est satisfait par l'intitulé de la commission d'enquête qui résulterait de l'adoption de la proposition de résolution déposée par les députés du groupe SRC et par le dispositif de la résolution. La commission d'enquête aurait à se pencher sur trois séries de faits.

Il s'agit, premièrement, des circonstances dans lesquelles une autorisation d'émettre a été octroyée à la société Diversité TV France pour diffuser la chaîne Numéro 23, soit les éléments de droit et de fait qui ont amené le CSA à retenir la candidature de Diversité TV France.

Il s'agit, deuxièmement, des contrôles mis en oeuvre envers la société titulaire de l'autorisation pour vérifier le respect des engagements qu'elle a souscrits, notamment dans les documents présentés à l'appui de sa candidature et dans la convention signée avec le CSA concomitamment à la délivrance de l'autorisation.

Il s'agit, troisièmement, des conditions dans lesquelles ont évolué l'actionnariat et le contrôle de la société titulaire de l'autorisation, ainsi que les moyens et les actions mis en oeuvre par le CSA dans ce cadre.

En deuxième lieu, en application du premier alinéa de l'article 138 de notre règlement, « est irrecevable toute proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête ayant le même objet qu'une mission effectuée dans les conditions prévues à l'article 145-1 ou qu'une commission d'enquête antérieure avant l'expiration d'un délai de douze mois à compter du terme des travaux de l'une ou de l'autre ». Tel n'est pas le cas ici : la proposition de résolution remplit donc ce critère de recevabilité.

En troisième et dernier lieu, en application du deuxième alinéa de l'article 139 du règlement de notre assemblée, la proposition de résolution ne peut être mise en discussion si le garde des Sceaux « fait connaître que des poursuites judiciaires sont en cours sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition ». M. Jean-Jacques Urvoas, garde des Sceaux, ministre de la justice, a été interrogé par le président de l'Assemblée nationale par lettre du 25 mai dernier, conformément au premier alinéa de ce même article 139. Dans sa réponse du 31 mai, le ministre a signalé qu'une procédure visant des faits de trafic d'influence et de corruption était actuellement ouverte et qu'elle s'intéressait aux conditions d'octroi des autorisations d'émettre, mais qu'à ce jour, la société Diversité TV France n'était pas mise en cause dans cette procédure. Il a conclu en disant « laisser à l'Assemblée nationale le soin d'indiquer si l'existence de cette procédure est de nature à faire obstacle à la création de la commission d'enquête envisagée ». J'estime que ladite procédure ne fait pas en soi obstacle à la création de cette commission d'enquête, pour autant que celle-ci s'abstienne de porter ses investigations sur des faits qui feraient l'objet de la procédure judiciaire engagée.

Venons-en à l'opportunité de la création de cette commission d'enquête.

Je rappelle que la présente proposition de résolution a été déposée à la suite de trois événements qui nécessitent qu'une enquête soit mise en place sur les conditions d'octroi, de contrôle et de régulation de l'autorisation d'émettre sur le réseau numérique terrestre un service de télévision dénommé Numéro 23.

L'information livrée par le garde des Sceaux, signalant que d'autres faits font l'objet d'une information judiciaire et pourraient relever des incriminations de trafic d'influence ou de corruption, ne fait que renforcer la nécessité d'examiner cette affaire en détail pour en tirer les conséquences utiles.

À la suite d'un appel à candidatures pour la diffusion de six nouvelles chaînes de télévision numérique terrestre (TNT), le CSA a délivré le 3 juillet 2012 à la société Tvous La Télédiversité, devenue Diversité TV France, une autorisation d'émettre pour diffuser une chaîne en haute définition sur le numérique hertzien à partir du 12 décembre 2012.

De façon inédite, les conventions signées le même jour avec les sociétés retenues dans le cadre de cet appel à candidatures comportaient chacune une disposition interdisant au titulaire de l'autorisation de « procéder à aucune modification de l'organisation juridique ou économique de la société titulaire de l'autorisation qui aurait pour effet de modifier le contrôle direct de ladite société » pendant un délai de deux ans et demi à compter de sa signature, sauf autorisation du CSA. L'autorisation octroyée a en effet vocation à permettre l'exploitation d'une chaîne télévisée dans la durée et non à en permettre la cession après moins de deux ans de diffusion.

Le 9 avril 2015, soit trois mois après l'expiration du délai prévu par la convention du 3 juillet 2012, la société Diversité TV France et le groupe NextRadioTV ont déposé auprès du CSA une demande d'agrément de modification du contrôle de Diversité TV France dans le cadre de la vente de celle-ci, pour la somme de 88,3 millions d'euros.

À l'occasion de l'instruction par le CSA de ce projet de cession, des agissements condamnables ont été mis au jour : moins de six mois après son lancement effectif, les actionnaires de Diversité TV France se sont rapprochés d'un investisseur russe pour signer un pacte d'actionnaires, dissimulé au CSA jusqu'en avril 2015. Dès le mois de mai 2013, l'actionnaire majoritaire a donc agi « en contradiction avec les objectifs affirmés dans sa candidature, cherchant avant tout à valoriser à son profit l'autorisation administrative dont bénéficiait la société, et ce, dans la seule perspective d'une cession de son capital social à un nouvel actionnaire », comme l'a souligné le CSA.

Par ailleurs, le montant de 88,3 millions d'euros proposé pour la cession du contrôle de Diversité TV est apparu « peu en rapport avec la situation financière de la société, ses pertes actuelles et son plan d'affaires prévisible ». Il en découle que « la valorisation de la société Diversité TV, telle qu'elle ressort du projet de vente soumis au Conseil, repose, à titre principal, sur la valeur de l'autorisation administrative qui lui a été attribuée, et non pas sur sa valeur commerciale ».

Constatant que les démarches menées représentent un « abus de droit à caractère frauduleux » qui ne peut conduire qu'à remettre en cause le choix opéré par le CSA en délivrant une autorisation d'émettre à Diversité TV, le régulateur a décidé de manière exceptionnelle, le 14 octobre 2015, de retirer purement et simplement cette autorisation d'émettre à compter du 30 juin 2016, comme l'y autorise le premier alinéa de l'article 42-3 de la loi du 30 septembre 1986.

À la suite d'un recours pour excès de pouvoir de la société Diversité TV France, le Conseil d'État a estimé, dans son arrêt du 30 mars 2016, qu'« il ne résulte pas de l'instruction qu'une fraude à la loi, de nature à justifier le retrait de l'autorisation, soit démontrée en l'espèce », alors que son rapporteur public avait conclu à l'existence d'une violation, délibérée et avec dissimulation, des obligations légales. Bien que le Conseil d'État ait rappelé que « selon un principe général du droit, une décision administrative obtenue par fraude ne crée pas de droits au profit de son titulaire et peut être retirée à tout moment » par l'autorité qui l'a délivrée, il a également relevé que c'est au CSA de démontrer, par un faisceau d'indices, l'existence de la fraude.

Or, le CSA a expliqué ne pas disposer des moyens d'investigation nécessaires pour assurer un tel contrôle, ainsi encadré par le juge administratif.

L'affaire de la chaîne Numéro 23 soulève ainsi des interrogations fondamentales sur la manière dont une autorité publique indépendante a pu exercer ses missions d'attribution et de gestion des fréquences, mais aussi sur son rôle dans le contrôle du respect des obligations, tant légales que conventionnelles, par les diffuseurs, missions qui lui ont été confiées par le législateur, et les moyens dont elle dispose à cette fin.

L'accès aux informations utiles permettant au Parlement de tirer les conséquences de cette affaire nécessite le recours aux pouvoirs d'investigation d'une commission d'enquête.

Afin que soient mises en lumière les conditions dans lesquelles la société éditant la chaîne Numéro 23 a pu obtenir une autorisation d'émettre et les conditions dans lesquelles ont évolué son capital et son contrôle, il est nécessaire que des investigations poussées puissent être mises en oeuvre.

S'agissant d'une autorité publique indépendante, seul le Parlement est à même de recueillir des éléments d'information sur ces faits, puis d'en tirer les conséquences utiles en ce qui concerne le statut du CSA et les procédures prévues par le législateur.

Une telle tâche ne pourrait être dévolue à une simple mission d'information parlementaire, qui se verrait opposer la confidentialité de la procédure et des comptes rendus du CSA, et qui ne pourrait pas accéder aux documents internes de la société Diversité TV France.

Il est donc nécessaire que le rapporteur chargé de ce contrôle puisse disposer des pouvoirs d'investigation sur pièces et sur place prévus par l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

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