Je suis très honoré que vous m'ayez invité à traiter devant vous d'un sujet qui m'a toujours tenu à coeur. Je suis professeur émérite de rhumatologie. Par cet euphémisme courtois il faut entendre que je suis à la retraite, à la nuance près que l'éméritat me confère la possibilité de poursuivre des travaux académiques, ce que je continue de faire, dans l'édition médicale notamment. J'approche de mes 87 ans, mais une santé encore assez bonne me permet de continuer à travailler correctement.
J'ai été amené à m'intéresser à la fibromyalgie au milieu des années 1970. Mon maître, Stanislas de Sèze, qui dirigeait le centre de rhumatologie Viggo-Petersen de l'hôpital Lariboisière, s'apprêtant à prendre sa retraite, j'ai pensé, avec certains de ses collaborateurs, qu'il serait intéressant de recenser les consultations qui avaient été faites au cours de sa dernière année d'activité dans ce centre exemplaire où l'on se consacrait à plein temps aux soins, à l'enseignement et à la recherche. Passant en revue tous les dossiers des malades, nous avons vu défiler sous nos yeux l'ensemble des pathologies habituellement traitées dans un centre de rhumatologie, mais il est aussi apparu un ensemble de quelque 250 patients – des femmes, à une immense majorité – elliptiquement définis comme « polyalgiques ».
Intrigué par cette imprécision diagnostique, j'ai étudié les dossiers de plus près et constaté des appellations et des commentaires variés : « polyalgies » ici, « plaintes de douleurs diffuses » là. J'ai lu aussi, et cela m'a irrité, des appréciations portées sur le psychisme et surtout le comportement des patientes, certaines étant explicitement accusées de se plaindre pour ne pas travailler ou pour obtenir des modifications de leur poste de travail. Ces considérations m'ont paru déplaisantes et déplacées.
Ma curiosité décidément excitée et bien que ce ne soit nullement mon domaine de recherche – je m'intéressais aux maladies inflammatoires systémiques –, j'ai repris la littérature médicale et me suis rendu compte que ces diagnostics fumeux, variables ou simplement absents ne se trouvaient qu'en Europe continentale ; nos confrères anglo-saxons avaient de longue date une connaissance précise de cette pathologie. Dans son Traité de rhumatologie, paru en 1944, Comroe avait déjà consacré un chapitre à la fibrositis, et dans les multiples publications que j'ai recensées figuraient en particulier les articles récents de deux Canadiens qui avaient procédé à des études précises : Harvey Moldofsky s'était intéressé aux troubles du sommeil et à l'influence de la fatigue sur les symptômes, Hugh Smythe à la différenciation des sensations douloureuses chez des patients pour lesquels le diagnostic de fibrositis avait été porté.
Incidemment, le terme fibrositis était malvenu, puisqu'il renvoie, de manière impropre, à une maladie des tissus fibreux qui n'a rien à voir avec la pathologie en cause. Et s'il y a bien myalgie, la douleur musculaire n'est pas au premier plan du tableau clinique. Quand j'ai commencé de publier des articles – qui ont reçu un accueil variable – relatifs à cette pathologie, j'ai proposé la dénomination descriptive de « syndrome polyalgique idiopathique diffus » ou SPID. Elle a fait florès en France mais, faute de traduction anglaise qui lui aurait donné une audience internationale, elle a été abandonnée et le terme « fibromyalgie » s'est finalement imposé dans la littérature internationale.
Les travaux scientifiques se sont progressivement multipliés, et les récolements ont mis en évidence que des milliers de publications avaient été consacrées aux différents aspects de cette pathologie reconnue par l'Organisation mondiale de la santé, qui l'a codifiée dans la classification internationale des maladies. En France, la fibromyalgie a fait l'objet d'une étude tout à fait pertinente de l'Académie de médecine. L'Assurance maladie a d'autre part réuni divers spécialistes, dont j'étais, pour connaître leur opinion sur l'incidence de la fibromyalgie sur le travail.
Depuis cinquante ans maintenant, j'organise la publication de L'Actualité rhumatologique. Les médecins du centre Viggo-Petersen et ceux du service de rhumatologie de l'hôpital Bichat, que j'ai dirigé pendant une vingtaine d'années, y font le point sur l'avancée des connaissances en rhumatologique. Des opinions contradictoires sont toujours exprimées, certains continuant de ne pas croire en l'existence de cette maladie. Comme je m'intéressais à la pathologie rhumatologique liée au travail, j'ai publié dans L'Actualité rhumatologique 2013 une revue générale, aussi complète que possible, des éléments de diagnostic, de pronostic, de physiopathologie, de thérapeutique et de prise en charge de la fibromyalgie.
Je continue de m'intéresser à l'aspect médico-social de la maladie et j'ai beaucoup travaillé, un temps, avec les associations de patients avant de m'en éloigner quand, malgré mes objurgations, elles ont proliféré et commencé à croisé le fer. Je leur ai fait savoir que je travaillerai à nouveau avec elles si elles se regroupaient et s'abstenaient de prendre des positions contradictoires et parfois agressives ; ce n'est pas encore tout à fait le cas.