Intervention de Sylvie Bermann

Réunion du 13 juillet 2016 à 14h00
Commission des affaires européennes

Sylvie Bermann, ambassadeur de France au Royaume-Uni :

L'histoire est en train de se faire puisque je ne sais pas ce qui se passe en ce moment même à Londres. Reste que Theresa May prend ses fonctions aujourd'hui et devrait désigner son cabinet dans les heures qui viennent.

Le référendum n'a en réalité pas vraiment porté sur l'Union européenne. Il y a encore deux ans, l'Union européenne venait au neuvième ou dixième rang des priorités des Britanniques. C'est à l'occasion des élections générales que le dirigeant du parti pour l'indépendance du Royaume-Uni (UKIP, United Kingdom Independence Party), Nigel Farage, a fait le lien entre l'Union européenne et l'immigration incontrôlée : le solde migratoire du Royaume-Uni est de 333 000 personnes, ce qui est considérable – le chiffre de la France est, lui, de quelque 30 000. Le vote en faveur du Brexit a essentiellement été un vote contre l'immigration, mais aussi contre les élites politiques, contre les experts, un vote du pays profond contre Londres, ou encore des personnes âgées contre les jeunes. On note donc une très grande division du pays.

La classe politique, à Londres, est effondrée et c'est pourquoi on entend parler d'un second référendum, d'élections générales qui remettraient les choses en cause. C'est aussi la raison pour laquelle le parti travailliste tâche de se mettre en ordre de marche dans la perspective d'élections législatives, d'autant plus qu'il entend contester non pas la nomination de Theresa May, mais, d'une certaine manière, le fait que son mandat doive courir jusqu'à 2020 alors qu'elle n'aura été choisie que par 199 parlementaires, c'est-à-dire même pas par les membres du parti, puisque la dernière candidate a déclaré forfait.

Vous avez mentionné Sir Bill Cash et Lord Boswell. Ce dernier est plus classique, il s'agit en effet d'un Européen, tandis que Sir Bill Cash est un nostalgique de l'empire britannique, incriminant l'Europe en train de se construire qui serait à ses yeux une Europe allemande. Malheureusement, David Cameron a décidé ce référendum, entre autres raisons, pour réconcilier les membres de son parti et en particulier, justement, cette fronde interne conduite par Sir Bill Cash. Or non seulement le premier ministre n'a pas mis fin à la fronde, mais il a déclenché une véritable guerre civile au sein du parti.

Quant au parti travailliste, il est en grande difficulté. Aussi, pendant trois semaines n'y a-t-il eu ni gouvernement ni opposition. Or l'opposition a son importance car, Opposition de Sa Majesté, elle bénéficie en tant que telle d'un statut institutionnel très fort. Nombreux sont ceux qui ont estimé qu'en l'absence d'opposition véritable à l'extérieur, les divisions étaient encore plus fortes à l'intérieur du parti. Les membres du parti conservateur auraient donc dû avoir le choix entre un candidat pro-Brexit et un candidat pour le maintien. Comme les premiers ont déclaré forfait, restait Theresa May qui a suivi David Cameron par loyauté. Certes eurosceptique, elle n'en croyait pas moins, en tant que ministre de l'intérieur, aux outils européens en matière de sécurité, qu'il s'agisse du mandat d'arrêt européen, d'Eurojust, d'Eurodac, d'Europol… Elle ne s'est pas mise en avant pendant la campagne, intervenant assez peu. Elle est, cela dit, une personnalité tout à fait respectable, une femme forte. Elle a parfaitement traité la question de l'immigration et en particulier la situation de Calais avec Bernard Cazeneuve. Elle se trouvait à l'ambassade de France pour observer la minute de silence en mémoire des victimes des attentats de novembre 2015. Néanmoins, la négociation à venir va être très difficile. Mme May a été obligée de dire, compte tenu des circonstances : « Brexit means Brexit » (Brexit signifie Brexit). Aussi ne cédera-t-elle pas à la tentation d'un second référendum ou d'une remise en cause du résultat du vote du 23 juin dernier en organisant de nouvelles élections. Tout dépendra certes, ensuite, du résultat de la négociation : il ne faut rien exclure et nous avons connu des coups de théâtre, pendant ces trois dernières semaines, presque tous les jours. Elle-même sera peu encline aux coups de théâtre mais sera peut-être contestée, à un certain moment, en particulier par l'opposition, y compris par les « Lib-Dem » (Liberal Democrats – libéraux démocrates) qui sont en train de se reconstituer. Et si jamais Jeremy Corbyn, le chef du parti travailliste, parvenait à se maintenir d'une façon ou d'une autre, l'idée des « Lib-Dem » serait de créer un nouveau parti avec les membres « indépendants » du parti travailliste, sachant que les membres de ce dernier contestent largement Corbyn, surtout soutenu par sa base.

En ce qui concerne le calendrier, Theresa May avait déclaré, jusque-là, qu'elle invoquerait l'article 50 du traité sur l'Union européenne en fin d'année, mais cela dans l'hypothèse où elle serait nommée au mois d'octobre. Il est sûr que, le calendrier ayant été avancé, les pressions que vont exercer sur elle les autres pays membres de l'UE, vont être beaucoup plus fortes. Elle souhaite par conséquent être en ordre de marche pour mener les négociations. Or, croyant à la victoire et voulant éviter toute éventuelle fuite, David Cameron avait donné instruction aux différents ministères de ne pas travailler sur des plans B. En outre, les partisans du Brexit ne croyaient pas du tout, de leur côté, à leur victoire puisque le jour même du vote, vers dix ou onze heures du soir, Farage avait concédé sa défaite. 89 députés pro-Brexit avaient écrit à David Cameron pour lui demander de rester à son poste. J'ai moi-même vu des parlementaires et des ministres jusqu'à minuit ce soir-là et tous pensaient que le Remain l'emporterait. Aussi, personne n'a aucun plan à Londres, ce qui est très difficile, j'y insiste, pour Theresa May, sachant que, dès lors que l'article 50 sera mis en oeuvre, il faudra entamer des négociations sans savoir ce que les Britanniques veulent.

Il appartient, en tout cas, au gouvernement britannique d'invoquer cet article, d'autant que ce référendum, je le rappelle, est consultatif et non d'application directe. Mme May va créer un ministère du Brexit pour mener les négociations avec Bruxelles, car il faut savoir que le gouvernement ne dispose plus que d'experts sectoriels pour travailler dans un cadre multilatéral, et qu'il n'a plus d'experts pour négocier des accords de libre-échange. Il lui faut donc faire revenir un certain nombre de fonctionnaires, soit des différents pays où ils ont pu acquérir une expérience européenne, soit, même, des fonctionnaires déjà à la retraite ou encore des membres, pas nécessairement britanniques d'ailleurs, des grands cabinets d'avocats de Londres. Cela va coûter très cher et, après avoir lutté contre la bureaucratie européenne, le Royaume-Uni va créer une bureaucratie britannique…

Ils veulent en fait la quadrature du cercle : être le plus proches possible de l'Union européenne, avoir accès au marché européen tout en contrôlant leur immigration. On a expliqué à tous les dirigeants que ce n'était pas possible et il leur faudra arbitrer entre les deux.

Dans l'immédiat se pose la question des ressortissants européens. On a relevé des actes de xénophobie ou de racisme visant en premier lieu, mais pas uniquement, les Polonais, les Suédois, les Danois… et un peu tous les étrangers qui parlent leur langue dans le métro ou ailleurs auxquels on dit qu'on a voté pour qu'ils partent, ou auxquels on fait remarquer : « Tiens, vous êtes encore là ? ». Ce phénomène n'est pas nécessairement violent et les Français sont peu concernés ; reste que le gouvernement britannique le prend au sérieux. J'étais avant-hier au ministère des affaires étrangères où deux représentants du ministère de l'intérieur rassuraient les étrangers et leur demandait de faire des rapports à la police qui seraient systématiquement suivis d'enquêtes. Un « plan contre la haine » a été mis en place. Le maire de Londres – ville qui a voté à une grande majorité pour que le Royaume-Uni reste membre de l'Union européenne – a réuni hier dix ambassadeurs dont celui de la France, pour rassurer les étrangers et rappeler que Londres était une ville ouverte et que leurs droits seraient maintenus – ils le seront de toute façon pendant les deux ans que durera la négociation. La difficulté pour nous et pour les autres Européens tient au fait que Theresa May a déclaré qu'on ne pourrait garantir leurs droits si les droits des Britanniques ne sont pas garantis dans les différents pays de l'UE. Ce qui signifierait qu'il faudrait mener des négociations avant les négociations, ce qui est quelque peu compliqué pour tout le monde : on risque d'être perdants pour la suite si l'on saucissonne ainsi les accords.

Vous m'avez par ailleurs interrogée sur l'Écosse, l'Irlande et Gibraltar.

L'Écosse a une dirigeante solide et intelligente qui a appelé à voter pour le maintien. Elle essaie désormais de faire prévaloir les vues de l'Écosse dans le cadre de la négociation à laquelle, donc, elle veut être étroitement associée. Reste qu'elle demande quelque chose qui paraît peu réaliste, à savoir que l'Écosse soit le successeur du Royaume-Uni au sein de l'UE, faute de quoi elle entend organiser un nouveau référendum. Et, même si la situation économique n'est pas favorable à l'Écosse du fait des prix du pétrole, sur le plan politique, en revanche, beaucoup de ceux qui avaient voté pour le maintien dans le Royaume-Uni, pourraient demain voter pour l'indépendance de l'Écosse. C'est un vrai risque.

Le cas de l'Irlande, ensuite, est de nature différente car quand on se rend à Belfast, on se rend compte que le climat s'était apaisé grâce à l'Europe. Se posera par ailleurs la question de la frontière qui préoccupe beaucoup les Britanniques.

Quant à Gibraltar, sa superficie est certes réduite mais la situation nouvelle pose problème avec l'Espagne. Le premier résultat du référendum connu a été celui de Gibraltar et l'on a vu alors s'afficher à l'écran que le Remain avait obtenu 95 %.

J'ajoute que le camp du in avait fait valoir que le risque d'un Brexit n'était pas seulement de quitter l'Union européenne, mais d'en revenir à la Little England, auquel cas on serait en effet loin du grand rêve d'Empire de quelques-uns.

J'en viens à la City. Certains devront en effet probablement la quitter, comme les régulateurs, les chambres de compensation… De grandes banques américaines ont fait campagne pour le Remain et l'ont même financée, annonçant qu'en cas de victoire du Brexit, elles envisageaient d'installer leur siège européen sur le continent. La France a lancé, de son côté, une campagne, « Paris Europlace », pour attirer les Britanniques – et c'est aussi pourquoi, sans doute, le maire de Londres a insisté sur le fait que la capitale britannique restait ouverte et dynamique. Il faut savoir que 40 % des habitants de Londres ne sont pas nés au Royaume-Uni. On observe la même proportion à la City et, parmi ces non-Britanniques, de nombreux mathématiciens, français, souhaitent rester à Londres parce qu'on y parle l'anglais, parce que la vie y est assez facile…

Vous avez ensuite évoqué la défense. L'action bilatérale se poursuivra – nous avons mis en place, il y a quelques semaines, une force expéditionnaire conjointe de 10 000 hommes. En revanche, en effet, les Britanniques n'appartenant plus à l'Union européenne, ils vont tâcher d'actionner l'OTAN, y compris pour des opérations civiles ou civilo-militaires. Nous devrons nous montrer très vigilants sur ce point. L'armée britannique était la seule qui, en effet, aux côtés de la nôtre, participait aux opérations de l'Union européenne, même si elle y était toujours réticente au concept de défense européenne – je disais toujours que le Royaume-Uni était pratiquant mais pas croyant. Quelques jours avant le Brexit, le Royaume-Uni a soutenu, avec la France, une proposition de résolution au Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies (ONU) visant à lutter contre les trafics de migrants en mer Méditerranée. Nous allons donc perdre cet appui et je me demande qui nous pourrons bien entraîner avec nous à l'avenir dans ce type d'initiative. Nous devons en tout cas faire très attention pour que l'OTAN ne prenne pas le pas sur l'Union européenne.

Je pense que l'influence diplomatique du Royaume-Uni va diminuer : il sera moins utile pour les Américains de disposer d'un partenaire qui n'a pas d'influence au sein de l'Union européenne. Les Britanniques n'auront par ailleurs plus part aux décisions relatives aux sanctions contre la Russie, par exemple, alors qu'ils y tenaient beaucoup. Et si la négociation avec l'Iran est terminée, ils en étaient partie prenante. En somme, tout le monde est perdant puisque l'Union européenne, de son côté, est affaiblie vis-à-vis de la Chine, vis-à-vis des États-Unis… Quant aux négociations, il faudra faire très attention : les Britanniques sont excellents en la matière, leurs cabinets d'avocats remarquables, offensifs, et, ayant l'habitude de diviser pour régner, ils vont essayer de ne pas aborder les 27 en bloc, même s'ils y seront bien contraints, et tâcheront de rencontrer les dirigeants européens de façon bilatérale, qu'il s'agisse de ceux d'Europe du Nord ou des Pays-Bas ou de ceux des pays de l'Est, sans oublier Angela Merkel dont les positions ne coïncident pas toujours avec les nôtres : la chancelière allemande semble plus souple, trait auquel il faut ajouter que Theresa May et elle sont toutes les deux filles de pasteur et qu'elles sont marquées par une forme d'austérité personnelle. Néanmoins, si Theresa May a été surnommée la « reine des glaces », elle est moins froide qu'on ne le prétend, et si elle n'est pas chaleureuse, elle a de grandes qualités humaines et sociales. C'est du reste une des leçons du Brexit : ce n'était pas l'Union européenne qui était en cause, mais il s'agissait pour certains, qui se sentaient laissés pour compte, de protester contre le statu quo. Le thème de l'Europe sociale n'a été utilisé que par les travaillistes et non par les autres, même pas par les membres du Brexit.

Bref, nous devons faire attention à ne pas nous retrouver seuls ; il nous faut nouer des alliances en vue des négociations à venir avec les Britanniques, tout en préservant nos relations bilatérales qui sont précieuses.

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