Intervention de Bernard Deflesselles

Réunion du 12 juillet 2016 à 15h00
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBernard Deflesselles, co-rapporteur :

Nous avions commencé notre communication en novembre 2014, à la veille d'une échéance décisive sur le programme de lanceurs européens Ariane et Vega, en insistant sur l'importance des choix à opérer dans la politique spatiale européenne compte tenu des nouvelles réalités internationales et du déséquilibre entre la mise en place et l'utilisation des infrastructures spatiales.

Ces propos conservent toute leur pertinence plus d'an an et demi après, alors que 2016 constitue une année cruciale pour l'Europe spatiale, avec la conjonction en fin d'année de plusieurs rendez-vous d'importance et la perspective d'adoption de documents structurants : la communication de la Commission européenne sur « Une stratégie spatiale pour l'Europe », qui fait l'objet d'une consultation publique dans laquelle s'inscrivent nos propositions de conclusions, la définition de la stratégie globale de sécurité et d'un plan d'action européen en matière de défense, qui prendra en compte les capacités de synergie offertes par l'Europe spatiale, l'engagement de la revue à mi-parcours du cadre financier 2014-2020, qui ouvrira la voie aux prochaines perspectives financières à partir de 2021, la déclaration de services initiaux de Galileo, et enfin, la conférence ministérielle de l'Agence spatiale européenne, avec, en particulier, un point d'étape sur la stratégie « Ariane 6 », mais plus généralement la définition des grandes priorités programmatiques pour les années à venir.

Nous vivons aujourd'hui une « révolution spatiale » qui présente d'étranges similitudes avec les débuts de la conquête spatiale. Hier comme aujourd'hui, une révolution technologique préside à la mise en place d'un nouvel ordre mondial et au développement de projets autour de l'homme dans l'espace (hier la course à la Lune, aujourd'hui un horizon martien qui se fait de plus en plus proche, puisque estimée possible en 2030-2040 voilà six mois, une mission habitée vers Mars pourrait être lancée dès 2025, en tout cas avant 2030).

Une différence est toutefois notable : aujourd'hui l'espace est partout, sans que cela soit toujours perceptible pour nos concitoyens. Qu'il s'agisse de la logistique, des déplacements, des systèmes financiers, de la planification des récoltes, des communications, et même de l'enthousiasme partagé autour d'un match de football, comme, voilà récemment, au moment de l'Euro 2016. Une coupure de l'accès à l'espace aurait très rapidement des conséquences dramatiques sur le fonctionnement régulier de nos économies et de nos sociétés.

Outil stratégique majeur, le spatial aujourd'hui est donc aussi un outil socioéconomique et scientifique essentiel au service des citoyens et des politiques sectorielles de l'Union, ce qui accroit son impact sur la définition de l'identité et de l'idéal européens, ce qui n'est pas à négliger en ces temps d'incertitudes post Brexit.

Ce caractère résolument transverse a permis une montée en puissance de l'Union européenne, concrétisée par le traité de Lisbonne, qui a fait de l'Union européenne un acteur politique aux côtés des États membres et de l'Agence spatiale européenne.

Dans un tel contexte, l'exercice efficient de cette compétence spatiale partagée doit être l'un des enjeux de la stratégie spatiale pour l'Europe, et le soutien politique et financier à la politique spatiale européenne doit être réaffirmé.

L'accès autonome à l'espace constitue la condition nécessaire à toute politique spatiale ambitieuse. Mais l'Europe dispose d'une palette d'infrastructures plus larges que la simple question des lanceurs, avec les actifs de premier plan que constituent, pour l'ESA, la Station Spatiale Internationale, et pour l'Union européenne, ses deux programmes phares, Galileo et Copernicus. L'Europe spatiale doit poursuivre l'effort déjà engagé sur le secteur amont tout en intégrant les évolutions recentes.

La politique spatiale est et doit être au service direct du citoyen. Le défi des applications spatiales est donc une autre priorité à nos yeux, avec deux axes à privilégier : connecter et observer. Ces deux fonctions, en effet, vont permettre l'émergence d'applications innovantes dans l'Internet pour tous, les transports connectés ou encore la surveillance du climat.

Le Parlement européen s'est prononcé, le 8 juin dernier, avec deux résolutions sur l'ouverture d'un marché de l'espace et sur les capacités spatiales pour la sécurité et la défense en Europe et la Présidence slovaque vient d'indiquer que la « Stratégie spatiale pour l'Europe » de la Commission sera débattue lors du Conseil Compétitivité du 29 novembre.

Leader de l'Europe spatiale, la France doit être une force d'entraînement pour une Europe spatiale plus intégrée et plus efficiente. Nous y contribuons à notre modeste niveau, en vous proposant des pistes qui privilégient une approche équilibrée, qui permette à la fois de préserver et de tirer parti de l'héritage construit depuis cinquante ans tout en ouvrant vers des voies plus innovantes.

Alors que c'est un outil essentiel de cohésion européenne, l'Europe spatiale se trouve confrontée à un double défi.

Le « New Space » américain est en passe de créer une nouvelle industrie spatiale, qui ne remplace pas l'industrie traditionnelle avec ses grands acteurs étatiques et privés, mais qui la bouscule avec une logique entrepreneuriale, innovante sur le plan à la fois des techniques et des pratiques mais qui bénéficie toujours d'un soutien institutionnel.

Cette nouvelle politique spatiale américaine consiste à orienter l'essentiel des efforts de la NASA vers l'exploration lointaine et à encourager en parallèle, par un soutien financier massif, le développement d'un « Espace des entrepreneurs » pour la desserte de l'orbite basse terrestre sous la forme de contrats de service. Cette émergence d'une industrie spatiale d'initiative privée chargée de la « logistique » est marquée par l'arrivée en force d'investisseurs américains venus du secteur numérique. C'est Blue Origin, créée en 2000 par Jeff Bezos, fondateur d'Amazon.com, et SpaceX, fondée en 2002 par Elon Musk, actionnaire de Tesla, ancien actionnaire de l'entreprise PayPal.

Parallèlement, les acteurs de la filière numérique ont la volonté de devenir opérateurs de système d'information et de réseaux sociaux, ce qui implique la maîtrise de leur propre réseau de diffusion sur l'Internet. Couplé à l'émergence de la propulsion tout-électrique dans le domaine des satellites, ce phénomène aboutit aux projets de constellations de petits satellites sur orbite basse de Google ou de OneWeb, avec un impact majeur sur le marché des satellites et donc sur les lanceurs.

Enfin, Blue Origin et surtout SpaceX sont à l'origine d'une rupture technologique majeure, le lanceur réutilisable.

Alors qu'en novembre 2014, au début de notre réflexion, la réutilisation était vue comme un horizon à 10 ans, le pari de la récupération d'un lanceur est réussi depuis mai dernier. C'est la moitié du chemin puisqu'il faut encore prouver que la réutilisation apporte une réduction effective des coûts de lancement sans dégrader les performances de mise en orbite du lanceur.

SpaceX prévoit d'être en mesure de procéder à un lancement dès cet automne avec l'étage du Falcon 9 récupéré le 8 avril. Voilà donc un rendez-vous supplémentaire cet automne, même s'il convient d'être prudent : nos amis américains ont un sens de la communication beaucoup plus développé que nous ! Seuls des vols répétés, à une cadence annuelle élevée, fourniront une réponse à la question de la réutilisation.

Mais si le pari de la réutilisation est réussi, la rupture sera spectaculaire, avec une diminution conséquente du coût de l'accès à l'espace, que nous ne pourrons pas ignorer car elle posera alors à terme un enjeu technique et de compétitivité pour le lanceur Ariane.

L'émergence de nouveaux acteurs est le deuxième défi. De nouvelles puissances spatiales ont fait leur apparition : l'Iran (qui a lancé en février 2015 son quatrième satellite, de fabrication iranienne), les deux Corée. Et d'autres s'annoncent, comme les Emirats Arabes Unis, qui envisagent de lancer une sonde martienne en 2021. D'autres pays investissent également l'espace, comme l'Azerbaïdjan, ou encore le Bengladesh.

L'Inde et la Chine revendiquent aujourd'hui le statut de grande puissance spatiale, et éclipsent les anciennes « puissance établies » comme la Russie et le Japon. L'Inde est la quatrième puissance spatiale à disposer d'un engin spatial martien avec la sonde « Mars Orbiter Mission » lancée en 2013, la Chine est le premier pays, depuis la mission soviétique Luna 24 en 1976, à poser un robot explorateur sur la Lune. Cette revendication d'un « statut » se double d'ambitions commerciales sur les marchés internationaux.

Dans ce paysage spatial mouvant, l'Europe doit avoir une exigence fondamentale: le maintien d'une autonomie stratégique.

Sans un accès à l'espace indépendant et efficient, il n'est pas possible de réaliser des missions spatiales, ni même d'exporter des satellites, y compris commerciaux. C'est aussi l'illustration parfaite du caractère dual, puisque les lanceurs spatiaux sont développés et produits en étroite synergie avec les missiles balistiques, la plupart des compétences et technologies requises leur étant communes.

Deuxième aspect stratégique, la sécurité dans l'espace, centrée notamment sur la protection des infrastructures spatiales, et la sécurité depuis l'espace, qui vise à tirer profit des applications spatiales pour la défense et la sécurité sur terre, et qui est à la croisée des trois initiatives mentionnées en introduction. La surveillance et le suivi doivent bénéficier du même degré d'attention que celui que, depuis l'origine, l'Europe spatiale porte à l'accès à l'espace, et pour les mêmes raisons.

La miniaturisation des satellites, la prolifération des débris orbitaux, la dépendance croissante envers les moyens spatiaux pour les opérations militaires, la nécessité de surveiller l'activité de satellites étrangers survolant des zones sensibles sont quelques-unes des menaces auxquelles les Européens et nous-mêmes sommes confrontés aujourd'hui. L'infrastructure spatiale européenne peut faire l'objet de contre-mesures ou d'agressions allant de l'entrave à leur bon fonctionnement jusqu'à la destruction des moyens au sol etou des satellites : les moyens dont disposent les grandes puissances spatiales leur permettent dès à présent de mettre en oeuvre de telles mesures.

Face à cette exigence, l'Europe spatiale présente une gouvernance complexe, avec trois acteurs publics majeurs (les États membres, l'Agence spatiale européenne -ESA- et l'Union européenne), une montée en puissance de l'industrie, qui doit être encouragée et soutenue, et une articulation encore à trouver avec d'autres agences européennes.

En matière d'acteurs publics, le paysage spatial a largement évolué depuis le Traité de Lisbonne de 2008, qui a conféré à l'Union européenne une compétence dans les questions spatiales.

Alors que l'effort spatial européen avait été initialement porté par les agences spatiales nationales – notamment le Cnes, au premier rang – l'Union européenne est progressivement montée en puissance, bénéficiant à la fois d'une légitimité politique plus forte que celle de l'Agence spatiale européenne et de financements nettement supérieurs aux budgets spatiaux nationaux. Cette évolution « organique » du paysage a entrainé un débat à la fois sur le portage politique du sujet Espace, flou en raison de la multiplicité des acteurs, mais surtout sur la gouvernance du « triangle institutionnel » ESA, Commission, États membres.

Pour le directeur de l'ESA que nous avons rencontré, deux espaces de politiques spatiales différents entre la Commission et l'Agence ne permettent pas aux citoyens d'avoir une compréhension claire de l'Europe spatiale. La Commission pour sa part semble privilégier à terme un rapprochement de l'ESA vers l'Union. Les États membres, notamment les États « spatiaux », sont attachés à ce que l'ESA garde entière sa capacité à mener des programmes à géométrie variable, attractifs pour ces derniers, tout en restant l'agence de mise en oeuvre des programmes spatiaux de l'Union.

L'objectif politique d'une organisation du spatial européen plus intégrée doit-elle passer par un acteur unique ? Ce n'est pas la seule solution pour assurer une cohérence institutionnelle ; le nouveau paysage européen post Brexit rend, de plus, encore plus difficile une redéfinition aussi radicale de la gouvernance spatiale européenne.

L'Union européenne a une légitimité politique à impulser les grandes orientations en matière de politique spatiale mais elle doit nécessairement aussi prendre en compte les compétences, les initiatives et les priorités des États membres, ainsi que celles de l'ESA.

L'enjeu primordial de la gouvernance spatiale en Europe est donc d'utiliser l'ensemble des capacités spatiales européennes en faisant converger les objectifs, en coordonnant les programmes, les moyens et les calendriers de mise en oeuvre, et c'est à nos yeux ce à quoi la Stratégie de l'Europe pour l'Espace doit s'attacher en matière de gouvernance générale, en mettant en place un mécanisme de coordination politique plutôt qu'en lançant un vaste mécano institutionnel. Tous nos interlocuteurs ont insisté sur le contexte favorable aujourd'hui, avec un réel portage politique tant au niveau de la Commission, de l'ESA que des États membres.

Deuxième aspect, les acteurs privés, pour lesquels il est essentiel que la Stratégie spatiale pour l'Europe fasse de la promotion de la compétitivité industrielle un de ses principes directeurs.

Les acteurs privés sont déjà très présents dans le secteur amont, avec par exemple pour les lanceurs, la nouvelle répartition des rôles actée lors de la conférence ministérielle de l'ESA en décembre 2014 : les agences définissent les besoins, les industriels définissent les solutions. Un poids plus grand que par le passé leur est donc donné en matière de conception, de développement et gestion des programmes spatiaux. C'est encore plus vrai en matière d'applications, dont le développement repose sur le croisement des capacités du secteur spatial avec celles d'autres secteurs économiques.

Dans un contexte où l'industrie spatiale européenne, à l'inverse de ses concurrentes américaine mais aussi émergentes, dépend en grande partie du marché commercial en raison de la taille limitée du marché institutionnel européen, le développement d'un écosystème industriel robuste et créatif sur les plans technique et économique repose à notre sens sur trois exigences : primo, la structuration de la demande publique, avec une politique d'agrégation de la demande institutionnelle permettant d'obtenir un volume critique ; secondo, une nouvelle approche pour le soutien à la recherche et au développement, en favorisant des projets plus ambitieux, dotés de ressources financières appropriées sur plusieurs années – la « crise Galileo » en 2007-2008 doit nous servir à tous de leçon …– ce qui pose le sujet des perspectives financières et de leur modulation en fonction des crises – ; tertio, le soutien à un écosystème favorable à l'émergence au niveau européen, d'acteurs du numérique et du spatial, d'autre part. Cela doit passer par une action règlementaire si nécessaire mais aussi par l'accompagnement de jeunes entreprises créatrices de valeur, avec la mise en place d'un capital risque européen, afin de rattraper autant possible, l'accès quasi illimité de nos concurrents américains à des financements de marché.

Soutenir la compétitivité industrielle, c'est à la fois permettre à nos industriels de concourir sur les marchés commerciaux à des conditions équitables vis-à-vis de leurs concurrents qui bénéficient d'un fort soutien de leurs États, mais aussi induire des effets positifs pour les clients institutionnels européens.

Enfin, la montée en puissance du secteur aval et la volonté de tirer pleinement profit du caractère dual du spatial implique une articulation avec les agences européennes « sectorielles », qu'il s'agisse de l'Agence européenne de la défense, ou bien de celles chargées des transports ou de l'environnement.

Voilà donc posés les piliers transversaux sur lesquels devraient, à notre sens, reposer la politique spatiale européenne, et donc ceux sur lesquels nous attendons la vision de la Commission dans sa publication, à l'automne, en souhaitant qu'elle en partage l'importance et les éléments constitutifs.

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