Intervention de Joaquim Pueyo

Réunion du 12 juillet 2016 à 15h00
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJoaquim Pueyo, co-rapporteur :

Voyons maintenant de façon plus précise leurs déclinaisons en termes de programmes européens.

L'accès à l'espace autonome a été confirmé lors de la conférence ministérielle de l'ESA du 2 décembre 2014 à Luxembourg, où la conception d'une famille cohérente de lanceurs a été décidée, et une nouvelle organisation industrielle adoptée.

Le succès des futurs lanceurs Ariane 6 et Vega C, basé sur une stratégie de diminution du prix des lancements, repose à la fois sur des modifications techniques et une réorganisation complète de la filière, avec une rationalisation du design du lanceur, simplifié et standardisé à partir de la reprise d'éléments existants sur Ariane 5 et Vega, une simplification du circuit de fabrication, avec la remise en cause en partie du principe du retour (le retour géographique sous la forme financière est maintenu mais les sites ont été rationnalisés), une nouvelle organisation industrielle, qui autonomise les industriels par rapport aux agences, et spécialise les productions sur un site unique, dont la mise en place est en voie d'achèvement.

Le changement le plus « spectaculaire », c'est bien sûr le regroupement des activités « lanceurs » d'Airbus Group et de Safran dans une filiale commune (Airbus Safran Launchers-ASL), annoncé en juin 2014, et opéré depuis quelques jours. La question du traitement fiscal de la soulte versée par Safran a été réglée, reste la validation de l'évolution de l'actionnariat d'Arianespace par les autorités anti-trust de la Commission européenne. La phase 2 de l'instruction s'achève aujourd'hui 12 juillet et selon le secrétaire d'Etat à la recherche, M. Thierry Mandon, la décision s'annonce plutôt favorable grâce au travail mené par ASL pour améliorer la gouvernance et garantir le droit des actionnaires minoritaires, ainsi que pour rassurer les fabricants de satellites comme OHB, qui avaient émis des inquiétudes sur les conditions de concurrence.

Le raisonnement qui a présidé à l'idée de cette « intégration verticale » dans ASL repose sur une prise en compte du marché des lancements à l'échelle mondiale – ce qui correspond à la réalité – mais la direction générale de la Concurrence a par le passé à de nombreuses reprises adopté une conception plus restrictive du « marché pertinent », désavantageant ainsi les entreprises européennes par rapport à leurs concurrentes américaines ou chinoises, par exemple. Poursuivre dans une telle vision restrictive serait, à nos yeux, une grave erreur.

Ariane 6 a été pensée pour à la fois répondre aux futurs besoins institutionnels de l'Europe et être compétitive sur ce marché marqué par de profondes évolutions. Avec une échéance fixée à 2020-2023 dans le cadre du modèle économique européen basé sur 11 à 12 lancements commerciaux par an jusqu'en 2030 au moins alors que le marché des constellations reste encore indécis, le programme Ariane 6Vega C offre donc une réponse pertinente. Par ailleurs, ce n'est pas un programme figé : Ariane 6 est conçue selon le concept de « briques technologiques », et l'une d'entre elles vise spécifiquement à identifier les évolutions possibles des lanceurs européens, dont le réutilisable.

Pour autant, il faut aussi préparer l'avenir et anticiper d'éventuelles autres ruptures de paradigmes dans le secteur des lanceurs, alors que les autres puissances spatiales se lancent également dans la direction du réutilisable : l'Inde a réussi le 23 mai dernier le lancement d'un modèle réduit de navette spatiale réutilisable à bas coûts, et la Chine ambitionne également d'investir dans ces technologies.

Le Cnes et ASL explorent la faisabilité d'un moteur destiné à un futur lanceur européen réutilisable, le moteur Prométhée, et Airbus Defence & Space travaille aussi sur un autre concept, baptisé Adeline, qui permet de réutiliser la partie la plus chère du lanceur.

Dans un contexte international extrêmement concurrentiel, où les autres acteurs du marché des lanceurs bénéficient d'un fort soutien de leurs gouvernements, c'est un sujet sur lequel l'Union européenne est en mesure d'apporter une réelle plus-value pour préparer l'avenir post-2030 en misant sur les technologies permettant de réduire les coûts des lancements, avec notamment un soutien à des études sur les techniques de réutilisation. Au lendemain du choix du Royaume-Uni de quitter l'Union européenne, ce serait également une affirmation claire du rôle de cette dernière comme protectrice de l'avenir des citoyens et catalyseur des efforts de financement d'investissements essentiels à l'autonomie de l'Europe et à sa croissance économique.

L'effort doit aussi porter sur deux aspects plus structurels : d'une part, comme nous l'avons vu, une politique d'agrégation de la demande institutionnelle ; d'autre part, une participation au financement des coûts liés au Centre Spatial Guyanais. Cette infrastructure essentielle pour l'Europe doit être modernisée. Au-delà du simple maintien indispensable de la capacité opérationnelle, cela pourra permettre un surcroit de performance, d'efficacité et de compétitivité. C'est d'ailleurs une demande qui nous a été faite par les industriels.

Deuxième aspect stratégique, le volet sécurité doit être développé tout en évitant les redondances. Pour la stratégie spatiale, ce volet recouvre deux aspects principaux : les initiatives SST et le projet de satellites de communications gouvernementales Govsatcom.

En préambule, il est clair à nos yeux que toute initiative portée par la Stratégie spatiale pour l'Europe devra reposer sur un principe de coopération fondé sur la complémentarité des acteurs concernés (États membres, Agence européenne de Défense, Agence spatiale européenne, Commission) et donc prendre en compte les capacités développées par les États ainsi que les enjeux de souveraineté nationale.

L' amélioration de la protection des systèmes spatiaux européens repose aujourd'hui sur un programme européen qui fonctionne sous la forme de subventions à un groupe d'Etats membres acceptant de mettre en commun (selon des règles en cours de définition) leurs moyens. Mais il démarre lentement. Un premier consortium ouvert d'Etats membres (France, Italie, Espagne, Angleterre et Allemagne) a été créé mi 2015, une première subvention de 20 millions d'euros (sur les 70 millions affectés à ce programme) a été allouée, et selon la Commission, les premiers services seront disponibles à la mi-2016, et d'autres États membres sont intéressés à prendre part à ce consortium.

Une condition sine qua none à un tel élargissement est une pérennisation des ressources, en dotant ce programme d'un budget propre, et une rationalisation de la gouvernance, pour éviter la dispersion des ressources.

Ce sujet espace et sécurité pose aussi la question de la règlementation pour réduire le risque de production des débris lors du lancement et de l'exploitation des objets spatiaux, ainsi que celle du « nettoyage » des débris existants.

La loi sur les opérations spatiales de 2008 a fait de notre pays un précurseur en la matière, et la France étant son État de lancement, la future Ariane 6 se conformera à ses prescriptions visant à réduire la production de déchets.

L'enlèvement d'une dizaine de grosses épaves par an permettrait, selon Airbus Space and Defense, de stabiliser la situation en matière de déchets. L'idée d'un véhicule permettant de désorbiter des objets spatiaux en fin de vie a été évoquée par plusieurs de nos interlocuteurs, avec une double fonction d'ailleurs, puisqu'il pourrait en premier lieu aider au positionnement des satellites à propulsion électrique. Pour les débris plus petits, l'utilisation de lasers de puissance a été évoquée.

Pour séduisantes que ces différentes idées puissent paraître, il convient de garder à l'esprit que, d'une part, toutes les restrictions mises au nom de la lutte contre la production de débris peuvent apparaître aux yeux des puissances spatiales émergentes comme autant de barrières à l'entrée. Trouver un consensus sur des bonnes pratiques, et plus encore sur une réglementation contraignante, n'est donc pas chose aisée.

Quant aux systèmes laser, tant un éventuel financement reposant sur le principe pollueur-payeur que leur concept d'emploi posent problème, car ce type de système pourrait être perçu comme une menace par tous les pays dotés de satellites.

La Commission pousse par ailleurs une nouvelle infrastructure pour fournir des services de télécommunications gouvernementales à accès garanti, Govsatcom. Cela répond à son sens à un besoin de certains gouvernements européens, et permettrait de pallier un éventuel retrait de la demande militaire américaine, dont dépendent fortement les opérateurs de télécommunications par satellite européens.

Compte tenu des solutions ou moyens déjà mis en oeuvre par les États ou en voie de l'être au niveau européen, avec le futur service public réglementé de Galileo, et d'une valeur ajoutée limitée en termes d'innovation, il est essentiel de vérifier en tout premier lieu l'absence de redondances avec d'autres infrastructures satellitaires : les fonds disponibles sont limités, il faut prioriser les initiatives.

Si cette demande était avérée, il faudrait ensuite garantir la bonne gouvernance du système et mettre au centre du processus l'autonomie stratégique, en particulier pour ce qui concerne les contrats industriels, afin de renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne.

Enfin, troisième et dernière déclinaison, mieux promouvoir et développer les applications pour rapprocher l'espace des citoyens. Après avoir énormément investi dans des infrastructures spatiales et développé un socle solide de compétences dans le secteur industriel au cours des cinquante dernières années, l'Europe, et au premier rang la France, doit à présent en garantir une utilisation maximale et donc concentrer leurs efforts sur le développement des services, car ce sont eux qui aujourd'hui présentent la plus forte valeur ajoutée socio-économique.

L'impératif majeur de la politique spatiale européenne, c'est réussir les programmes existants.

La constellation du programme Galileo est en voie de stabilisation, pour un objectif d'une déclaration de services initiaux fin 2016. Après le lancement de deux satellites le 24 mai dernier, la moitié des satellites est déjà en place. Ce lancement Soyouz sera suivi des lancements de trois Ariane 5 spécialement adaptées, qui emporteront chacune quatre satellites Galileo d'un coup, à partir du 17 novembre prochain, améliorant ainsi au fur et à mesure les performances du système. Après le lancement prévu à la fin de cette année, le projet devrait atteindre la masse critique minimale pour la fourniture des services initiaux. L'Europe est donc en voie de s'affranchir du GPS américain vingt ans après le premier forum organisé à Bruxelles sur un futur système de navigation par satellite 100 % européen !

Le lancement des services initiaux est fondamental pour ancrer la crédibilité de Galileo auprès des utilisateurs : il s'agit en effet de démontrer aux investisseurs potentiels, aux fabricants de puces et aux concepteurs d'application que le programme entre en phase opérationnelle. Cela doit donc être la priorité à court terme.

Mais, pour ce concurrent direct du GPS américain et du Glonass russe (déjà opérationnels) et du système chinois Beidou (en cours de déploiement), l'enjeu central réside dans l'utilisation effective du signal par les utilisateurs et dans l'émergence d'un véritable écosystème autour des applications. C'est lui qui justifiera les investissements publics réalisés, en contribuant à la croissance et à l'innovation européennes dans des secteurs de pointe, et qui crédibilisera Galileo auprès des utilisateurs internationaux, et permettra que des puces compatibles soient systématiquement incluses dans les équipements grand public (téléphones intelligents, voitures connectées, etc.)

Or dans un environnement très compétitif, le développement des applications en Europe ne va pas de soi. Certes, Galileo comporte certains avantages que d'autres constellations GNSS ne proposent pas, comme l'authentification de service ouvert ou la précision et fiabilité de très haut niveau du service commercial, mais ces constellations ont pris un temps d'avance…

La Stratégie spatiale de l'Europe doit donc comporter des actions ciblées de plusieurs ordres : d'abord, une politique de communication ambitieuse autour de Galileo ; ensuite, l'élaboration d'une stratégie ambitieuse de développement du secteur applicatif par la GSA, dont le rôle, central pour améliorer la gouvernance du programme, va être accru avec la conduite de l'exploitation de la constellation le 31 décembre 2016 ; mais également si nécessaire des initiatives règlementaires comportant des mandats d'emport dans certains secteurs stratégiques comme l'aviation civile, le secteur ferroviaire ou les infrastructures critiques. Le secteur des véhicules connectés et autonomes pourrait aussi être concerné. Certes, l'imposition de mandats d'emport est contraire à l'approche traditionnelle de la Commission européenne et suscitera donc sans doute de fortes réticences. L'exigence d'une « Union plus efficace par la preuve » est toutefois encore accrue depuis le vote britannique du 23 juin...

Lancée en 1998 et longtemps dans l'ombre de Galileo, Copernicus s'affirme aujourd'hui au premier plan. Des accords de délégation pour la coordination des services ont été conclus avec diverses agences européennes et après une série de lancements réussis ces derniers mois, les satellites Sentinel délivrent des premiers services de qualité, et le nombre d'utilisateurs augmente régulièrement : 3,5 millions de produits ont été distribués à 25 000 utilisateurs enregistrés.

Il faut maintenir des moyens financiers et valoriser les services en définissant un cadre de distribution des données adapté, afin d'éviter les écueils rencontrés par le programme français d'observation de la terre Spot, dont le plein succès technique s'est pourtant accompagné d'un relatif succès commercial.

Pour la phase de déploiement opérationnel, le budget adopté par le Conseil pour la période 2014-2020, d'un montant de 3,8 milliards d'euros, a été réduit de manière significative (– 35 %) par rapport à la demande initiale de la Commission européenne, ce qui a conduit à étaler le déploiement des satellites et ne permet plus le financement de la prochaine génération des Sentinelles sur fonds de l'Union.

D'autre part, si la composante in situ est fournie par et à la charge des États membres, des manques ont été identifiés, principalement dans la diffusion des données dans le cadre du segment « Sol » du programme, opéré par l'ESA. Face à l'accroissement des données concernées, le programme - et donc le budget de l'Union - devrait pouvoir prendre en charge tout ou partie de ces manques.

Nos interlocuteurs nous ont signalé un paradoxe : les données sont beaucoup plus utilisées en dehors de l'Union qu'à l'intérieur de cette dernière... Les géants du numérique représentent la majeure partie des téléchargements de données Copernicus, à partir d'une infrastructure pourtant financée sur des fonds européens ! C'est donc une question qui doit être abordée par la future Stratégie de la Commission.

Continuer à faire vivre l'Europe spatiale nécessite enfin une nouvelle méthode et un nouveau projet.

L'Europe spatiale a longtemps pensé l'offre (les infrastructures) sans prendre en compte l'impact de ces dernières sur la demande, ni l'inverse d'ailleurs. Si cela a permis à l'Europe de disposer aujourd'hui d'une offre d'infrastructures spatiale à la qualité reconnue, ce n'est pas la manière la plus efficience de développer le secteur applicatif. Le développement futur des programmes spatiaux européens devrait être orienté vers l'utilisateur et reposer sur les besoins des utilisateurs des secteurs public, privé et scientifique.

À cette fin, une double approche devrait être privilégiée : d'une part, conjuguer une approche « thématique » pour favoriser la prise en compte du spatial dès l'élaboration des politiques sectorielles (agriculture, transports, lutte contre le changement climatique, en particulier, mais le marché intérieur et l'agenda numérique sont également concernés), avec une inclusion croissante des acteurs des secteurs spatial et numérique, d'une part, et des autres secteurs économiques, d'autre part, via des « boosters » ou « clusters » ; d'autre part, conjuguer le soutien aux outils de production industriels à un soutien à l'acquisition de services spatiaux.

La proposition de l'ESA de mise en place d'une centrale d'achat de services spatiaux au niveau de l'Union, permettant à la fois de satisfaire les besoins des différentes directions générales en matière de données spatiales, d'offrir une visibilité de long terme aux fournisseurs de données et de constituer une masse critique nécessaire à la viabilité de certaines applications dérivées de données spatiales mérite à cet égard un examen attentif.

Enfin, il nous faut nous mobiliser sur un nouveau projet.

Le rôle de l'outil spatial en matière de compréhension du climat et de ses changements est indéniable : ce sont les satellites qui ont mis en évidence le réchauffement climatique et l'augmentation du niveau moyen des océans.

Après l'Accord de Paris, le spatial peut contribuer à vérifier le respect des décisions et engagements internationaux en matière de réduction des émissions pris lors de la COP21.

Les technologies sont matures, le coût de tels satellites reste relativement modeste. Or l'Europe est la dernière grande puissance mondiale à ne pas avoir pris d'initiative dans ce domaine : les États-Unis et le Japon ont déjà des satellites opérationnels, la Chine se prépare à le faire. La France a pour sa part décidé de lancer deux programmes de mesure des gaz à effet de serre (MicroCarb, pour l'observation du gaz carbonique et Merlin, pour l'observation du méthane, développé, lui, avec l'Allemagne), selon une approche de partage de données avec l'ensemble des agences spatiales de la planète.

L'Europe ne peut pas rester indifférente à ce nouvel écosystème mondial du climat en gestation, elle peut se donner pour nouvel objectif une constellation opérationnelle de satellites pour la mesure des gaz à effet de serre.

Je conclus en quelques mots, sur l'aspect scientifique.

Le programme scientifique spatial européen, porté principalement par l'ESA avec le soutien des agences et des laboratoires nationaux, a engrangé des succès retentissants au niveau mondial, pour un rapport « qualitéprix » inégalé : l'atterrissage du robot Philae, l'apport du satellite Mars Express en orbite autour de Mars, etc…et cela devrait continuer : et si Einstein… avait tort ? La théorie de la relativité générale va peut-être être invalidée par la mission du Cnes de physique fondamentale portée par le satellite Microscope.

Il faut donc continuer à favoriser cette dynamique de la connaissance scientifique. La Stratégie devrait retenir deux axes prioritaires, le soutien aux technologies critiques, pour les infrastructures, et l'archivage, l'accès et l'exploitation scientifique des données, pour l'aval, en mobilisant le programme de recherche et développement H2020, et le suivant !

Ces missions, qui font progresser la science, fascinent en outre le public, dont la curiosité et l'envie pour l'espace ont été ravivées ces dernières années par une série de films : Prometheus, en 2012, Gravity en 2013, Interstellar et Seul sur Mars en 2015.

C'est quand il est médiatisé que l'espace reconquiert l'opinion publique. Alors tirons parti de la conjonction qui s'offre à l'Europe cet automne, avec Galileo, la Conférence de l'ESA, la publication de la Stratégie Spatiale pour l'Europe de la Commission, pour remettre au coeur de la politique spatiale européenne les citoyens et leur offrir un avenir européen plein d'étoiles.

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