Intervention de Philippe Jashan

Réunion du 5 juillet 2016 à 17h00
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Philippe Jashan, président de Coordination Sud, coordination nationale des organisations non gouvernementales françaises de solidarité internationale :

Beaucoup de choses, que je ne répéterai pas, ont été dites sur le constat, la nature des problèmes qui se posent et le caractère indispensable de l'investissement dans les questions de genre.

Voici quelques éléments de notre état des lieux de la politique française de développement.

Vous l'avez bien dit en introduction, madame la présidente : la France a connu un retard certain à l'amorçage par rapport à plusieurs de ses pairs européens ; toutefois, depuis 2013, on observe d'importantes avancées concrètes.

La France dispose aujourd'hui pour sa coopération nationale d'une armature solide, qui peut lui permettre d'envisager l'avenir sereinement – à condition de s'en donner les moyens. Nous avons d'abord une loi d'orientation qui intègre dans son article premier l'enjeu de l'égalité hommes-femmes et fait du genre une question transversale à tous les secteurs énumérés dans l'annexe 2. Ensuite, la France s'est dotée de la stratégie « Genre et développement » et de la plateforme du même nom, une plateforme pluri-acteurs chargée de l'accompagnement et du suivi de la mise en oeuvre de la stratégie. Pluri-acteurs, car cette question concerne l'ensemble des parties prenantes, et non les seuls pouvoirs publics : cette plateforme est donc aussi un espace d'échange. Tout cela est très précieux.

Cela a été dit, la stratégie est déclinée de manière opérationnelle par le CIT genre de l'AFD. Les ONG françaises ont activement participé à l'élaboration de ce cadre d'intervention ; nous nous en félicitons, comme de sa mise en oeuvre et des résultats affichés par l'AFD – à quelques nuances près, s'agissant notamment du cycle de projet ; j'y reviendrai. Les boîtes à outils sectorielles précitées sont très utiles. Autre motif de satisfaction, l'AFD soutient depuis peu un projet que Coordination Sud porte avec ses partenaires du fonds pour la promotion des études préalables, des études transversales et évaluations (F3E), et qui concerne la transversalisation du genre dans les projets des ONG. Celles-ci, en effet, ont elles-mêmes encore des progrès à faire en la matière. Cette démarche est cohérente avec l'ensemble de la stratégie.

Nous avons donc une armature, une loi, une stratégie, un cadre d'intervention et des acteurs mobilisés. Alors qu'est-ce qui ne va pas ?

M. Forest a évoqué une stratégie ambitieuse mais des moyens qui ne seraient pas à sa hauteur. C'est malheureusement une vieille habitude française. Nous sommes très forts lorsqu'il s'agit de faire des déclarations ou d'élaborer des stratégies ; nous le sommes beaucoup moins quand on en vient aux moyens, en particulier s'agissant de l'aide publique au développement.

Monsieur le ministre, vous vous dites déterminé à faire plus pour les pays pauvres, pour les populations marginalisées, en premier lieu les femmes, qui sont les plus touchées. Le problème est que notre aide publique au développement n'a cessé de baisser depuis 2010. Si son niveau s'est stabilisé en 2015, c'est grâce au complément apporté par la taxe sur les transactions financières (TTF) et non du fait d'un effort budgétaire. Nous espérons qu'une reprise à la hausse s'amorcera en 2017, sans quoi nous n'y arriverons pas.

À cela s'ajoute l'architecture même de l'aide française au développement, qui privilégie très largement les prêts plutôt que les dons et subventions, lesquels n'en représentent que 6 %. Ce primat n'est pas un problème en soi, mais conduit, comme le reconnaît d'ailleurs le directeur de l'AFD, à faire la politique de son architecture financière plutôt qu'à mettre les moyens au service de la stratégie.

Au sujet des moyens, certains chiffres méritent d'être regardés de plus près. Le « marqueur genre 1 » de l'OCDE concerne les projets qui ont l'égalité de genre et l'autonomisation des femmes pour objectif significatif ou secondaire ; le « marqueur 2 » s'applique aux projets dont ils sont l'objectif principal. Aujourd'hui, 41,5 % des projets de l'AFD relèvent des marqueurs 1 et 2, mais seuls 4,4 % de ces projets sont notés 2 : c'est très peu, et cela montre que l'intégration structurelle de la question du genre dans l'élaboration du cycle de projet reste en grande partie à faire.

Les chiffres affichés par la France comptabilisent les frais d'écolage, c'est-à-dire les bourses accordées aux filles, qui peuvent certes avoir un effet positif mais ne relèvent pas en tant que telles de la stratégie genre. Nous sommes aussi très forts pour comptabiliser des éléments de manière inadéquate…

Le manque de lisibilité budgétaire est un autre problème – que vous avez évoqué, madame la présidente. On ne sait pas exactement de quels moyens financiers bénéficie la mise en oeuvre de la stratégie « Genre et développement ». Il est donc sans doute nécessaire que le projet de loi de finances comporte un fléchage plus précis des moyens alloués à cette stratégie, à son animation, à sa coordination et à ses différents outils.

Le contraste entre l'ambition de la stratégie et la faiblesse des moyens concerne aussi les moyens humains, y compris dans l'administration ministérielle. Or il faut des moyens pour mobiliser l'ensemble des acteurs qui ne sont pas directement concernés. D'autant que, comme nous le mesurons nous-mêmes au sein de nos organisations, les sujets transversaux sont par définition les plus complexes à intégrer.

En ce qui concerne la difficulté à apprécier les progrès réalisés, le rapport du ministère sur la mise en oeuvre de la stratégie ne permet pas de savoir si les ambassades intègrent bien la question du genre, puisque ce point ne figure pas dans les rapports qu'elles transmettent ; peut-être devrait-il y être systématiquement intégré.

Je formulerai quelques autres recommandations.

La France s'est dotée des outils nécessaires pour franchir une étape importante, mais nous nous inquiétons pour la suite. Nous estimons qu'il faut une nouvelle étape à l'horizon 2017 ; le Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) prévu à l'automne pourrait être l'occasion de lancer cette troisième phase, qui devrait être assortie d'indicateurs précis, permettant une évaluation et un suivi plus transparents.

La subvention de la plateforme « Genre et développement » n'est plus que de 30 000 euros, contre 100 000 il y a quelques années : elle est en quasi extinction. C'est très dommageable. Nous avons un instrument à notre disposition ; profitons de la future nouvelle phase pour relancer ce cadre de suivi et l'articuler au Conseil national du développement et de la solidarité internationale (CNDSI), afin de faire du genre une question récurrente au sein de cette instance où nous examinons, en présence du ministre, les politiques françaises de coopération. Ce serait une bonne manière de transversaliser cette question.

Enfin, la transversalisation pourrait être plus poussée que dans le cadre actuel du cycle de projet de l'AFD. Celui-ci sera peut-être revu, puisque nous nous acheminons vers un nouveau plan d'orientation stratégique et que l'agenda des ODD favorise la transversalisation. Cela permettrait de faire en sorte que des projets d'infrastructures, qui ont toujours des conséquences en termes de genre, intègrent cet enjeu. Encore faut-il y veiller non seulement au début, mais aussi au moment de l'évaluation, à la fin du projet. Or c'est souvent à ce stade que les moyens manquent.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion