Avant d'évoquer les résistances auxquelles sont confrontées les études de genre en France, un mot d'abord sur mon parcours. Je suis professeure de littérature française et d'études de genre à l'université Paris VIII. J'ai longtemps enseigné aux États-Unis, ce qui n'est pas un hasard, et j'enseigne depuis 2006 à l'université Paris VIII –Vincennes – Saint-Denis, où existe l'un des plus anciens centres d'études sur le genre : le Centre d'études féminines et d'études de genre, dont j'ai pris la direction, qui est le premier centre où a été créée une formation doctorale sur ce sujet, en 1974.
Ce centre a perduré malgré des aléas divers. S'il a traversé une période difficile entre 2000 et 2006, en lien avec la non-reconnaissance, l'institutionnalisation déficitaire et même de méfiance à l'égard des études de genre, l'année 2010 a constitué, en ce qui nous concerne, un véritable tournant, grâce aux initiatives prises dans le cadre de l'Institut des sciences humaines et sociales (INSHS) du CNRS, sous la houlette de Mme Sandra Laugier, professeure de philosophie et directrice-adjointe scientifique du CNRS chargée de l'interdisciplinarité. Un comité de pilotage et un groupe de travail ont été mis en place en 2010 afin de mener une réflexion sur les modalités de développement et d'institutionnalisation des études de genre en France.
On assiste à un véritable paradoxe dans notre pays : les premiers programmes d'études sur le genre ont été lancés en France et aux États-Unis dans les années soixante-dix. Cependant, alors que dans le monde anglo-saxon, ce genre d'études a prospéré, cela n'a pas été le cas en France et le centre de l'université de Paris VIII a failli fermer plusieurs fois. Ces études suscitaient la méfiance dans le milieu universitaire, y compris à Paris VIII pourtant réputée pour son ouverture d'esprit. De fait, il a fallu attendre longtemps pour que les études sur le genre prennent leur essor dans notre pays, et c'est clairement le cas depuis 2010.
Le comité de pilotage mis en place au CNRS en 2010 a donné lieu à la création, en janvier 2012, de l' « Institut du genre » : il s'agit d'un groupement d'intérêt scientifique (GIS), que j'ai dirigé jusqu'au début de l'année 2016. Ce GIS est un réseau regroupant trente-cinq établissements d'enseignement supérieur et de recherche, dont le CNRS, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), l'Institut national d'études démographiques (INED) et plusieurs universités, notamment l'université de Paris-Sorbonne, soit plus de quatre-vingt-dix laboratoires de recherche qui collaborent sur ces questions.
L'Institut du genre a tout d'abord vocation à contribuer à la reconnaissance scientifique et à la coordination institutionnelle de ces recherches en France et à leur développement sur l'ensemble du territoire, et à donner, à la faveur de diverses actions de soutien, une visibilité internationale aux recherches menées en français dans ce domaine. Il s'agit également de favoriser l'émergence de nouvelles formes de collaboration scientifique, y compris avec des partenaires étrangers, et d'encourager les recherches interdisciplinaires ou transversales à périmètres multiples, à l'intérieur des sciences humaines et sociales mais aussi entre les sciences humaines et sociales et les autres domaines scientifiques.
Une gouvernance, avec notamment une direction scientifique de trois personnes, et différents outils ont été mis en place. Nous avons mis l'accent sur la jeune recherche en créant des bourses pour la mobilité et un prix récompensant le meilleur doctorat sur les études de genre. L'Institut du genre fonctionne comme une sorte de catalyseur, comme un amplificateur mais aussi comme une petite agence de moyens. Le premier plan quadriennal s'est achevé en 2015 : il a été renouvelé pour quatre ans, sous une autre direction. La question était de trouver les modalités institutionnelles pour épauler ces recherches. Un GIS permet d'avoir quelque chose d'opératoire au niveau national ; par ailleurs, ce type de structure est renouvelable et non limitée dans le temps.
Dans le même temps, depuis 2010, des postes de chargés de recherche au CNRS sur le genre ont été mis au concours dans diverses sections des sciences humaines et sociales avec un certain succès. Par ailleurs, un réseau thématique prioritaire (RTP) consacré aux études sur le genre a été créé et la mission pour l'interdisciplinarité, toujours sous la houlette de Sandra Laugier, a créé ce qu'elle a appelé un « défi genre ». Il s'agissait, sous forme d'appel à projets, de favoriser des travaux à l'interface entre les sciences humaines et les sciences dites « dures ».
En 2013 et 2014, le CNRS par la voie de l'Institut du genre a été en première ligne concernant la polémique médiatique et politique qu'a suscitée ce qu'on a appelé « la théorie du genre ». Il a fallu expliquer, notamment à la radio et dans la presse, que « la » théorie du genre n'existait pas, dans la mesure où le genre renvoie, non pas à une doctrine, mais à un champ interdisciplinaire et composite, dans lequel s'expriment des sensibilités et des options diverses comme n'importe quel champ de recherche, comme c'est le cas par exemple pour l'histoire, étant précisé que les études de genre ne constituent pas une discipline mais un champ de recherches.
En septembre 2014, l'Institut du genre a organisé un congrès national sur les études de genre à l'École normale supérieure (ENS) de Lyon, qui a rassemblé plus de 500 participants.
Tout cela a débouché sur la création, en janvier 2015, du « Laboratoire d'études de genre et de sexualité » (LEGS), à l'initiative du CNRS, de l'université de Paris VIII et de l'université Paris Ouest. Ce laboratoire que je dirige est la première unité mixte de recherche (UMR) interdisciplinaire dédiée aux études de genre et de sexualité.