Je vous remercie pour vos interventions. C'est compliqué. Je ne suis pas en désaccord avec Jean-Paul Bacquet, si le référendum avait eu lieu en France, il y aurait évidemment un risque. S'il avait eu lieu dans un autre pays européen, ce serait la même chose. En 2005, des parlementaires allemands m'ont dit qu'ils étaient assez désemparés par le vote français concernant la Constitution européenne, voire critiques. Néanmoins, plus tard, ils m'ont dit, en toute franchise, que s'il y avait eu un referendum en Allemagne, le résultat aurait été le même. On constate donc qu'il y a une mécanique des référendums, et ce n'est pas un jugement de valeurs sur les électeurs. En effet, il y a deux étapes dans les référendums : une étape rationnelle et une étape émotionnelle. Durant l'étape rationnelle, les arguments économiques portent, mais très vite, ils sont occultés au profit d'éléments émotionnels et de la caricature. On se trouve à la limité de la dignité. Le mensonge s'installe, et l'incapacité des gens de bonne foi de présenter des arguments est flagrante.
Le référendum au Royaume-Uni a eu lieu sur fond d'inégalités sociales. Avec une certaine forme d'arrogance, les gens de la City ne se posaient pas la question s'il fallait un « Bremain » ou un « Brexit ». Il faut bien méditer tout cela.
Il y a un certain paradoxe dans le fait que certaines régions les plus pauvres ont voté pour le Brexit. Mais ce n'est pas l'Europe qui a porté les inégalités de la société britannique, mais la société britannique elle-même, à travers son gouvernement. Ne soyons pas injuste envers l'Europe. Si nous alimentons l'euroscepticisme à chaque fois que quelque chose ne va pas, il ne faut pas s'étonner ensuite des résultats. Si nos propres insuffisances et nos faiblesses sont imputées à l'Europe, les gens finissent évidemment par le croire. Mais je crois que l'Europe a apporté des progrès, y compris sociaux. Et souvent d'ailleurs, il y a eu un combat acharné avec les Britanniques, qui eux voulaient le grand marché mais pas le reste.
J'ai eu une discussion intéressante avec Philip Hammond, avant le Brexit, sur le fait qu'il faudrait protéger mieux les Européens, notamment du point de vue de leur sécurité intérieure, extérieure et aussi sur le plan économique. J'ai pris l'exemple de la sidérurgie, car les Britanniques, comme nous, sont touchés par une crise dans ce domaine. En effet, les Chinois sont en surcapacité avec un acier bas de gamme, et le vendent moins cher. Ainsi, j'ai demandé à Philip Hammond, si l'Europe ne devrait pas trouver des moyens de se protéger ? Je ne parle pas du protectionnisme, mais de règles qui protègeraient nos industries. Il m'a répondu que le gouvernement britannique a une position différente, c'est-à-dire qu'il souhaite protéger uniquement l'acier, qui est pour eux stratégique, et que sur le reste, il fallait laisser faire le marché. Cette position s'est d'ailleurs traduite au niveau européen, car les Britanniques ont pu bénéficier des exonérations sur un certain nombre de contraintes que les Européens s'étaient fixés.
S'agissant de l'immigration, il est injuste de critiquer les Allemands sur cette question. Les Britanniques ne peuvent pas s'en prendre à la politique migratoire, car ils ne sont pas dans l'espace Schengen. L'immigration extérieure à l'UE n'a rien à voir avec la circulation interne à l'UE. C'est un argument malhonnête, qui a été d'ailleurs repris par les partisans du Brexit.
Ce n'est pas la politique migratoire de la chancelière Merkel qui est en cause. Que des Polonais viennent au Royaume-Uni, c'est le résultat de la libre circulation en Europe. D'ailleurs, lorsque la question s'est posée d'une organisation progressive de la libre circulation avec les pays entrés dans l'Union à partir de 2004, avec des clauses de sauvegarde, les gouvernements du Royaume-Uni ont été partisans d'une libre circulation immédiate, car ils voulaient bénéficier sur le plan économique de l'arrivée d'une main d'oeuvre moins bien rémunérée. Il faut que le Royaume-Uni fasse son propre bilan et assume ses choix et on ne peut dire en France que c'est l'immigration extra-européenne qui explique le résultat du référendum. Ce thème a certes été exploité pendant la campagne électorale, mais on ne peut en tirer de conclusion erronée puisque le pays n'est pas dans l'espace Schengen. La gestion des frontières extérieures du Royaume-Uni est une autre question, comme on le voit avec les accords du Touquet. Qu'il y ait en revanche une peur de l'immigration extra-européenne sur le continent, en Europe, c'est vrai. C'est un thème que l'on entend partout.
Est-ce que le résultat du référendum britannique incitera d'autres pays à en organiser un ? Pour l'instant, ce n'est pas le cas. Parmi ceux qui auraient été tentés de le faire, le FPÖ en Autriche n'ose pas le proposer, car l'idée n'est pas populaire dans le pays et son candidat sera alors battu à l'élection présidentielle. Le discours est donc prudent et l'hypothèse est évoquée au cas où la situation ne s'améliorerait pas. Les Polonais n'envisagent pas de sortir de l'Union. Ils veulent un nouveau traité, mais tout en restant dans l'Union. La Hongrie prévoit un référendum, mais sur l'immigration, pas sur l'appartenance à l'Union. Ces pays sont entrés dans l'Union européenne, car ils ont vu un intérêt majeur, lors de leur sortie de la dictature soviétique, de même que les pays du Sud sont entrés dans le Marché commun à la chute des dictatures. Il y a en revanche des divergences sur les politiques que l'on peut mener ensemble.
La crainte de ces pays est celle d'une Europe différenciée avec une partie des Vingt-sept qui avancerait plus vite, notamment les membres de la zone euro. Il me semble néanmoins qu'il faut avancer, sans toutefois aller au rythme que préconisent ceux qui ont une vision trop parfaite de l'Union monétaire, et dont les propositions seraient très difficiles à faire accepter et qui entraineraient de plus en France des débats internes difficiles. Il faut avancer d'une manière pragmatique comme je l'ai proposé avec mon homologue allemand, M. Frank-Walter Steinmeier.
S'agissant des conséquences économiques du Brexit, il y a d'abord des conséquences financières sur les marchés, comme on le voit. C'est le rôle des banques centrales d'éviter que les secousses aient un impact sur les taux d'intérêt, car cela pénaliserait beaucoup de pays, notamment ceux du Sud. Il peut y avoir aussi des conséquences économiques à long terme. C'est pourquoi il est d'un intérêt commun que la négociation commence vite, même si cela ne dépend pas de nous que le Royaume-Uni fasse sa demande de mise en jeu de l'article 50 du traité. Plus on restera dans l'expectative, plus il y a un risque d'instabilité politique au Royaume-Uni, du côté de l'Ecosse comme du côté de l'Irlande. On voit aussi que l'intérêt des Britanniques est d'avoir tous les atouts de leur côté pour que la négociation sur leurs futures relations avec l'Union européenne soit la plus favorable possible.
Auparavant, il faut créer l'unité des Vingt-sept pour définir la base de discussion. Celle-ci sera nécessairement longue. Il faudra éviter les tensions et les divisions entre les Européens. Il y aura des jeux d'influence. Les Etats-Unis seront toujours là et joueront peut être un rôle. Chacun va jouer sa partie. Ce sera d'autant plus long qu'in fine, il ne s'agit pas uniquement d'un accord entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, mais il va aussi falloir ajuster tous les accords de l'Union européenne avec les pays tiers. Le travail est immense. Le ministère des affaires étrangères a d'ailleurs constitué une petite Task Force pour être prêt en vue des discussions avec nos partenaires et avec les institutions européennes. Ces dernières doivent elles aussi être prêtes. Cela doit intervenir dans la transparence et les parlementaires ont un rôle à jouer.
Il y a plusieurs modèles possibles. D'abord, celui de l'adhésion à l'espace économique européen (EEE) suivant l'exemple de la Norvège, qui a accès au marché intérieur, mais qui applique toutes les obligations européennes, y compris la libre-circulation, et toutes les directives. La Norvège a accepté de ne participer à aucune décision, et elle contribue aussi au budget de l'Union, c'est le point où l'argument de M. Farage a été mensonger. Quant à la Suisse, il y a avec elle des négociations bilatérales sujet par sujet. La libre circulation était prévue, mais un référendum l'a écartée. Pour les pays tiers, il y a la clause de la nation la plus favorisée.
Pour ce qui concerne la Turquie, la chronologie est parlante : deux chapitres ont été ouverts entre 2002 et 2007, 11 entre 2007 et 2012, et 3 depuis 2012. Ce sont ceux qui ont ouverts le plus grand nombre de chapitres qui indiquent ne pas vouloir cette adhésion, mais il ne fallait pas donner des signaux à l'époque. La question essentielle avec la Turquie est celle de la mise en oeuvre de l'accord sur les migrations. Il y a une discussion en cours, notamment sur le volet financier.. Sur la politique étrangère de la Turquie, Meyer Habib m'a demandé mon point de vue sur les discussions avec Israël et avec la Russie. Il est clair que tout ce qui peut contribuer à l'apaisement des relations de ce grands pays avec ses voisins va dans le bon sens. On ne peut que se féliciter de la réconciliation. Avec la Russie, il y a encore beaucoup de chemin à faire, car le dossier syrien est loin d'être réglé. J'ai d'ailleurs évoqué avec mon homologue russe la question des Kurdes.
Jean Glavany a évoqué Churchill. On le mentionne comme le premier des Européens prônant l'union des pays européens et les Etats-Unis d'Europe. Il ne faut pas se méprendre. Le discours de 1946 à l'Université de Zürich enjoignait aux Européens du continent de s'unir, mais Churchill voyait l'avenir du Royaume-Uni de manière différente dans un monde structuré selon trois grands piliers : les Etats-Unis, l'Europe autour de la réconciliation franco-allemande, et le Royaume-Uni avec le Commonwealth. Il est cependant regrettable que les Britanniques partent de l'Union, car même si nous avions beaucoup de divergences, notamment en matière économique et sociale, nous avions aussi beaucoup d'intérêts communs.