Merci, tout d'abord, de la franchise de vos interventions ; c'est bien ce que doit permettre ce type de rencontre à huis clos. Nous avons ainsi toute liberté de dire ce que nous pensons les uns et les autres. Et vos questions sont tout à fait opportunes.
Je remarque au passage qu'il faut que M. Vitel parle avec M. Cambon, car leurs appréciations de la situation en Libye ne sont pas les mêmes ; cela prouve à quel point la situation est complexe…
J'aurais peut-être l'occasion de m'en expliquer devant la délégation parlementaire au renseignement, si elle souhaite me convoquer, mais je peux vous dire ici des choses qui tombent sous le sens : notre mission, en Libye, consiste à recueillir le maximum de renseignements, par différents moyens. Des moyens aériens, mais d'autres aussi. Et les missions de nos unités, surtout dans les zones extrêmement sensibles, peuvent parfois malheureusement donner lieu à des drames.
Nous avons toujours dit qu'il fallait que le Gouvernement de M. Sarraj soit respecté, consolidé. Nous sommes même allés plus loin : le général Haftar entretenant, chacun le sait, des relations étroites avec l'Égypte et les Émirats arabes unis, j'ai moi-même pris l'initiative de demander au président Sissi et au prince héritier des Émirats Mohammed ben Zayed de suggérer au général Haftar de parler avec M. Sarraj. Des réunions ont eu lieu entre les présidents Sissi et Sarraj. C'est de l'intérêt de tout le monde. Cela ne va pas sans difficulté : l'envoyé spécial des Nations Unies, M. Kobler, fait de son mieux pour que cela s'arrange bien.
Reste que, en tant que ministre de la Défense de la France, j'ai un ennemi : Daech. Je vais le dire avec brutalité : c'est pour moi la première constatation et la première obligation. Et quand Daech est à Benghazi, et encore un peu à Derna, il est tout près. Et lorsque j'apprends que des mouvements sont signalés venant du Levant vers la Libye, je considère que l'on ne peut pas laisser se développer là un nouveau cancer. Il faut être exigeant auprès de nos partenaires, faire du renseignement, demander à Sarraj, reconnu au plan international et qui a eu le courage de s'installer à Tripoli, de prendre les initiatives nécessaires.
S'agissant de la Turquie, la base d'Incirlik a été rouverte très rapidement après le coup d'État. Aux yeux du ministre de la Défense en tout cas, la Turquie est aussi une victime de Daech, les événements récents l'ont montré de manière dramatique. Je serais en outre tenté de vous répondre, en laissant de côté les considérations sur la personnalité de M. Erdogan, que la Turquie est un partenaire obligé. La vérité, c'est qu'il est nécessaire pour nous d'avoir ce pays comme partenaire, ne serait-ce que pour régler ce problème de la partie poreuse de la frontière. Autant donc que cela se passe le mieux possible. Sans coopération avec la Turquie, nous risquons, après avoir pris Mossoul, de connaître des complications. Mon sujet, là encore, en tant que ministre de la Défense, ma première priorité, c'est Daech. C'est le seul ennemi qui nous frappe, qui nous tue ; en tant que ministre de la Défense, je m'emploie à faire en sorte qu'il ne nous frappe plus. Il faut donc trouver le modus vivendi nécessaire avec la Turquie, qui a été la cible d'attentats.
Monsieur Cambon, je comprends votre point de vue. Mais la liste des pays victimes d'attentats de Daech devient impressionnante : Arabie saoudite, Turquie, Belgique, Indonésie, Australie, Bangladesh, Allemagne, Russie, Égypte, Tunisie… La France est visée, certes. Mais dans la période que nous traversons, tout le monde est visé, quel que soit le niveau d'implication dans le combat contre Daech au Levant. Et rappelons que la première action terroriste que nous avons connue, celle conduite par Mehdi Nemmouche, a eu lieu bien avant que nous n'intervenions au Levant.
Nous savons que c'est dans cette région, à Raqqa, Mossoul ou Deir ez-Zor, que sont organisées l'ensemble des actions menées sur d'autres territoires. Si les trente-cinq membres de la coalition sont aussi déterminés à agir – j'ai moi-même été surpris à Washington de la solidité de leur engagement –, c'est bien qu'ils ont pris conscience que l'incubateur diffuse partout. Il ne s'agit plus seulement de la préparation de commandos mais d'une diffusion idéologique à même de susciter des actes individuels partout dans le monde ; et tout part du même endroit. C'est pourquoi je maintiens qu'il faut frapper au centre. Cela ne suffira pas, mais c'est une condition obligatoire : lorsqu'il n'y a plus de diffuseur, tout va nettement mieux. Il faudra bien sûr veiller à ce que d'autres, à l'instar de Jabhat al-Nosra, ne prennent pas le relais une fois que nous aurons vaincu Daech militairement, mais lorsque nous aurons repris Raqqa et Mossoul certaines actions ne pourront plus se produire, car c'est de là que proviennent tous les appels au meurtre sur notre territoire.
Je ne partage pas votre avis sur le désengagement des États-Unis. Au total, 5 000 soldats américains sont présents en Irak, en comptant les forces spéciales, et il ne s'agit pas de proxies ou d'agents de soutien. Je ne considère donc pas que les États-Unis se soient désengagés. Et quelle allure aurions-nous si notre pays, considéré comme la principale victime, confiait son propre sort aux États-Unis ? Nous sommes présents, et nous avons une totale liberté d'action : chaque frappe, je le précise, est de notre décision et ce sera également le cas avec les batteries d'artillerie que nous allons déployer sur site. Nous sommes loin d'être seuls : rapporté à la taille du pays, l'engagement de la Belgique, du Danemark, des Pays-Bas n'a rien de négligeable. Ils ont eux aussi engagé des avions, et ils frappent.
S'agissant du nombre de victimes des frappes de la coalition, nous ne disposons que d'évaluations qui ne peuvent être qu'aléatoires : lorsqu'on tape dans un pick-up, par exemple, on ne sait pas combien de personnes sont à l'intérieur : trois, quatre ou une seule ? On a tendance à dire quatre… Quoi qu'il en soit, nos frappes ont à l'évidence permis une réduction des capacités d'action de Daech ; ce n'est pas un hasard si Daech recule, et ce plus vite que prévu. On met souvent en avant les foreign fighters tués ; nous en sommes à environ 190 morts français.
Monsieur Bays, nous ne sommes pas dans le même contexte qu'en Guyane, où le système mis en place pour Harpie peut tout à fait se justifier. Je suis favorable à l'autonomie des patrouilles de nos armées, plutôt qu'à une mixité des patrouilles, car nous avons des compétences spécifiques et bien identifiées. Ajouter un officier de police judiciaire à nos patrouilles à trois compliquerait les choses, en particulier au niveau du commandement. Si la compétence d'un officier de police judiciaire est requise, nous avons maintenant un dispositif tout à fait efficace, Auxilium, qui permet une relation directe avec un officier de police judiciaire de proximité qui peut immédiatement venir constater un fait échappant à la compétence de la patrouille concernée. Et ce sera d'autant plus le cas que nous allons renforcer la mobilité.