Ce texte intervient à un moment où la convergence des bouleversements est maximale et où les inégalités ne cessent de s'accroître dans le monde, en France continentale et dans les outre-mer. Il représente donc un défi qui suppose une volonté politique – elle aussi – réelle et de long terme.
L'aspiration des outre-mer à l'égalité est constante ; elle est inscrite dans nos histoires respectives. L'égalité réelle en constitue une nouvelle étape. Elle a donné lieu à des définitions et suscite parfois des interrogations. Quoi qu'il en soit, elle ne saurait se réduire au rattrapage ; elle n'est assurément pas un prétexte à uniformisation, ni le simple prolongement de politiques déjà appliquées. S'inscrire dans le mouvement de l'égalité réelle, c'est avant tout réfléchir et agir à partir de nous-mêmes ; c'est s'inspirer, comme aurait dit Péguy, de notre réalité réelle ; c'est permettre à l'ensemble de nos potentialités de se déployer.
Pour cela, il faut d'abord lever les obstacles créés de toutes pièces, singulièrement ceux qui sont dus à une législation et à des règles inadaptées. En voici deux exemples parmi d'autres. La loi du 9 janvier 1985, dite « loi montagne », appliquée de manière mécanique, entrave le développement des activités touristiques dans les Hauts de La Réunion. La politique européenne commune de la pêche, conçue pour les pays du Nord, n'est pas du tout adaptée à nos régions où les ressources halieutiques sont abondantes. En interdisant depuis plus d'une décennie les aides à la construction des navires dans les régions ultrapériphériques françaises, l'Europe ne nous permet pas de disposer d'une flotte de pêche à la mesure de nos potentialités.
L'égalité réelle, c'est aussi parachever l'égalité sociale qui a été au fondement de la loi de départementalisation du 19 mars 1946. Je pense aux prestations sociales non encore alignées, mais aussi aux petites retraites. Ce qui vient d'arriver aux agriculteurs retraités dans nos régions est significatif et paradoxal : en raison des inégalités du passé, ils ne bénéficieront pas de l'augmentation générale des retraites agricoles qui porte celles-ci à 75 % du salaire minimum.
L'égalité réelle, c'est encore compléter et renforcer les politiques publiques dans des domaines aussi fondamentaux que l'éducation, où les retards persistent à tous les niveaux en dépit de progrès considérables ; la lutte contre l'illettrisme – lequel continue de concerner un pourcentage inquiétant de la population ; la santé, où les indicateurs sont presque toujours défavorables ; le logement social, mais aussi intermédiaire ; la petite enfance, où tout se joue et où beaucoup reste à faire.
S'engager sur la voie de l'égalité réelle, c'est bien sûr créer les conditions d'un développement qui soit une source d'emplois et de richesse. Or il est devenu évident que la première de ces conditions est de concilier toutes nos appartenances, et d'abord notre double appartenance géographique et politique à l'océan Indien et à l'Union européenne. L'égalité réelle passe donc nécessairement par les retrouvailles avec la géographie. Comment pourrait-il en être autrement pour La Réunion, au moment même où l'océan Indien retrouve sa place dans l'économie mondiale, où les échanges Sud-Sud s'intensifient, où les perspectives dans le domaine maritime se font de plus en plus précises ? À cet égard, il est surprenant que le mot « géographie » n'apparaisse jamais dans le projet de loi.
L'égalité réelle, c'est donc rejeter définitivement les oppositions binaires. Mais retrouver la géographie impose d'abord une véritable politique en faveur de tous les désenclavements : en l'absence de ce que l'on appelle désormais les interconnectivités, toutes les politiques de développement, tous les dispositifs sont tôt ou tard voués à l'échec. La Réunion sera toujours une île, mais une île dans le monde. De ce point de vue, les avancées incontestables que nous opérons depuis peu vers le désenclavement maritime doivent nous inspirer dans l'aérien et le numérique.
Ce texte doit poser les bases d'un désenclavement aérien pensé comme moyen de développement, mais aussi comme facteur de développement, pour une continuité territoriale au service de la mobilité des ultramarins, du tourisme, de la production locale. Le dispositif actuel d'aide au voyage, que les Réunionnais financent d'ailleurs en grande partie eux-mêmes, ne saurait être considéré comme une solution durable à laquelle il suffirait d'apporter quelques ajouts. En outre, nos relations avec les pays de notre environnement géographique et notre développement international requièrent une politique aérienne plus ouverte.
Le texte doit aussi permettre à nos régions de se classer dans le peloton de tête du numérique. Plus que d'autres, nous avons le devoir de nous approprier cette technologie qui nous donne enfin l'occasion de lever tous les obstacles liés à l'éloignement, à l'insularité, à l'absence d'économies d'échelle, ces fameux « handicaps structurels ». L'alternative est simple et redoutable : subir la fracture numérique et contrarier le développement pendant longtemps encore, ou faire de cette technologie un facteur de compétitivité et ouvrir la voie à des milliers d'emplois et à d'innombrables perspectives.
Madame la ministre, je ne saurais conclure sans vous parler de l'exposé des motifs du projet de loi – qu'il est évidemment impossible d'amender. On y a oublié une fois de plus La Réunion, ses hommes mais aussi ses femmes qui ont combattu pour la liberté, ceux qui ont résisté sur place – on n'en parle jamais –, qui ont ouvert leur chemise pour mourir pour la France, ces soldats qui sont partis par centaines. Ce texte n'est pas le seul à les oublier ; croyez que cela nous blesse profondément.