Intervention de Pierre-Antoine Molina

Réunion du 28 septembre 2016 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Pierre-Antoine Molina, directeur général des étrangers en France au ministère de l'intérieur, sur la situation migratoire à nos frontières et en Europe :

Permettez-moi de débuter par un point de situation sur l'état des flux et des routes migratoires. Comme vous l'avez rappelé Monsieur le président, les mouvements de population sont une donnée historique, mais l'année 2015 a été exceptionnelle du point de vue de la pression migratoire, et sans commune mesure par rapport à ce qui avait été enregistré au cours des sept ou huit dernières décennies. Ce sont 1,8 million d'entrées irrégulières qui ont été détectées en Europe, entrées par l'Italie, la Grèce et la Hongrie – des doubles-comptes existant entre ces deux derniers pays. Pour rappel, le nombre d'entrées irrégulières était de 300 000 en 2014, ce qui constituait déjà une progression importante par rapport à 2013. L'année 2016 ne sera pas du même ordre que 2015, compte tenu du « freinage » constaté sur la route de la Méditerranée orientale.

La situation migratoire en Europe résulte de deux dynamiques différentes, en Méditerranée orientale et en Méditerranée centrale. Pour ce qui concerne la Méditerranée orientale, charnière turco-grecque dont l'explosion s'est traduite par celle des flux entrants, l'année 2015 s'est caractérisée par une augmentation des flux migratoires en deux temps : tout d'abord, une augmentation progressive de ces flux vers la Grèce au cours du premier semestre, puis une accélération très brutale au cours du deuxième semestre. Ce mouvement ne s'est pas prolongé en 2016 et les flux se sont ralentis en deux étapes. La première s'est tenue durant l'hiver, notamment du fait de conditions climatiques difficiles : le nombre d'arrivées journalières sur l'ensemble de la route menant de la Grèce à l'Allemagne, qui avait atteint un paroxysme de 10 000 en septembre et octobre 2015, n'était plus que de 2 000 en janvier 2016. La seconde étape résulte de deux événements consécutifs, ce que l'on appelle la « fermeture » de la route des Balkans, c'est-à-dire le renforcement des contrôles aux frontières à partir de février 2016, et l'entrée en application, à compter du 18 mars, de l'accord conclu entre l'Union européenne et la Turquie. On enregistre désormais quelques dizaines d'entrées par jours sur cette route – entre 30 et 200. Au total, on a donc assisté à un freinage important à partir du mois de mars 2016. À l'heure actuelle, environ 180 000 personnes sont entrées en 2016 en Union européenne par cette route, mais l'essentiel des entrées est antérieur au mois de mars. Nous sommes aujourd'hui bien en-deçà des flux enregistrés l'an dernier.

Concernant la Méditerranée centrale, la dynamique est très différente. Le nombre d'arrivées est étalé sur les années 2014, 2015 et 2016. On a enregistré environ 130 000 entrées en Italie depuis le début de l'année, de personnes provenant essentiellement de Libye et subsidiairement d'Egypte. On devrait comptabiliser environ 150 000 entrées d'ici la fin de l'année, comme en 2015 – contre environ 180 000 en 2014.

Les flux diffèrent par ailleurs par leur composition. Les arrivées en Grèce sont surtout le fait de Syriens. Même si leur proportion tend à diminuer, ils constituent toujours la première nationalité, suivis des Afghans, dont le nombre augmente. On peut noter, secondairement, d'autres nationalités, notamment les Pakistanais. Concernant la route de la Méditerranée centrale, les arrivées en Italie sont de composition très différente. On peut distinguer trois catégories d'origine des flux : la majorité relative (près de la moitié) est constituée de ressortissants de pays d'Afrique de l'Ouest (Nigéria, Gambie, Sénégal, Ghana, Guinée) ; puis, viennent les ressortissants de pays d'Afrique de l'Est (Ethiopie, Soudan, Somalie, Erythrée), qui constituent un quart du flux ; enfin des nationalités tierces, issues notamment de pays d'Afrique du Nord. Il résulte de cette situation deux besoins de protection différents.

L'impact de ces flux migratoires sur les pays de l'Union européenne est également très différencié. En 2015 et au début de l'année 2016, la majorité des flux s'est concentrée sur un petit nombre de pays, au premier rang desquels l'Allemagne qui a, dans un premier temps, absorbé la majorité du flux. La Suède, pour sa part, a consenti un effort encore plus important en proportion de la taille de sa population, en accueillant 200 000 personnes. D'autres pays européens ont enregistré des arrivées en nombre inférieur, mais bien plus important que celui qu'ils accueillaient précédemment : c'est notamment le cas du Danemark, de la Norvège (membre de l'Espace Schengen), des pays du Benelux et de l'Autriche. L'ensemble de ces pays ont été le plus affectés en 2015, mais ont connu une forte baisse du nombre d'arrivées en 2016, ainsi qu'une diminution du nombre de demandes d'asile.

La France présente pour sa part un profil particulier. Elle a été moins affectée que d'autres en 2015, puisque le nombre de demandes d'asile y a augmenté de 23 % par rapport à 2014. Il s'agissait d'une augmentation sans précédent, mais dans une bien moindre mesure que ce qui était connu dans d'autres pays européens. En revanche, l'année 2016 est marquée par une moindre décélération que dans les autres pays, puisque l'augmentation du nombre de demandes d'asile devrait être du même ordre de grandeur qu'en 2015, soit environ 20 %. Cela peut être expliqué par plusieurs facteurs. En premier lieu, la France est affectée par des mouvements secondaires au sein de l'Union européenne, ce qui se traduit par l'augmentation du nombre de personnes éligibles au règlement dit de Dublin, qui ont laissé leurs empreintes ou déjà déposé une demande d'asile auprès d'un autre pays européen. Par ailleurs, il est possible que l'accès à la procédure d'asile, saturé lorsque les flux se sont intensifiés, étale dans le temps l'effet des demandes d'asile. Enfin, nous sommes plus concernés que d'autres pays par le flux en provenance d'Italie, ce que traduit, par exemple, le nombre important de demandes d'asile déposées par des ressortissants soudanais.

La deuxième caractéristique de l'exposition de la France aux flux migratoires réside dans la concentration de ces flux dans certains territoires, comme l'Île-de-France et le Nord. Dans ce domaine, la politique de la France poursuit un double objectif : la réduction des flux de migrants irréguliers et l'accueil des personnes en besoin de protection, que les réponses aujourd'hui mises en oeuvre traduisent.

Au niveau européen, des mesures ont ainsi été prises pour réduire les flux de migrants irréguliers. La plus spectaculaire est l'accord entre l'Union européenne et la Turquie du 18 mars 2016. Cet accord s'est révélé efficace, bien que l'application de ses clauses ait été très inégale. Cet accord s'inscrit dans la suite des discussions avec la Turquie qui avaient abouti au premier accord de novembre 2015. Les paramètres généraux étaient donc déjà connus : un équilibre entre réadmissions et libéralisation des visas ; une aide financière à l'accueil des réfugiés – et non un soutien à l'État turc ; une poursuite des négociations dans le cadre du processus d'adhésion de la Turquie à l'UE ; une coopération policière dans la gestion des flux migratoires.

L'apport principal de l'accord du 18 mars 2016 a été l'instauration de la règle du « 1 pour 1 », soit l'engagement de la Turquie de réadmettre l'ensemble des migrants arrivés en Grèce après l'accord, même si ces derniers présentent une demande d'asile, avec comme contrepartie l'engagement des pays européens à réinstaller sur leurs territoires autant de ressortissants syriens qu'il y en aurait de réadmis. Ce volet de l'accord n'a pas connu une mise en oeuvre poussée : on compte aujourd'hui 500 réadmissions en Turquie depuis la Grèce, mais elles concernent en majorité des personnes qui ne sont pas de nationalité syrienne, ni demandeuses d'asile, ou qui étaient volontaires pour se rendre en Turquie. À l'inverse, on compte 1 200 réinstallations en Europe depuis la Turquie, dont 200 en France et 400 dossiers en cours approuvés.

Le volet financier de l'accord est en revanche mis en oeuvre à un rythme satisfaisant : sur les 3 milliards d'euros d'aide à l'effort d'accueil de la Turquie prévus dans l'accord de novembre 2015, plus de 2,2 milliards ont déjà été engagés et près de 500 millions déjà décaissés.

La libéralisation des visas constitue un volet sensible de l'accord. L'interprétation de la France est que cet accord ne délie pas la Turquie de l'obligation de respecter l'ensemble des critères imposés pour que cette libéralisation intervienne. Or, en juin dernier, la Commission européenne a publié un rapport constatant que certains critères ne sont pas remplis. La libéralisation des visas n'est donc pas intervenue au 1er juin comme prévu et n'est toujours pas effective aujourd'hui. Par ailleurs, la clause de réadmission des ressortissants des pays tiers n'est pas non plus entrée en vigueur au 1er juin dernier.

La réduction importante des flux a démontré l'efficacité globale de l'accord signé. Celle-ci tient cependant plus de l'engagement de la Turquie dans le contrôle de ses côtes, que de la mise en application des dispositions relatives aux conditions d'accueil des demandeurs d'asile.

En Méditerranée centrale, des mesures de réduction des flux apparaissent plus difficiles à mettre en place. En effet, en Méditerranée orientale, il existe un accord avec la Turquie, soit un État qui jouit de moyens d'action pour exercer un contrôle effectif des flux, ce qui n'est pas le cas de l'État libyen : un même schéma d'accord ne peut pas être reproduit.

Dans cette zone, l'Union européenne développe donc une stratégie différente, de nature plus indirecte, visant à obtenir des résultats de moyen terme, à travers la conclusion de pactes migratoires avec les pays d'origine des migrants, notamment les États subsahariens, et les pays de transit.

Le renforcement des contrôles aux frontières constitue une autre mesure de réduction des flux. L'agence Frontex a amplifié ses opérations : elle mène notamment deux opérations maritimes, « Triton » en Italie et « Poséidon » en Grèce. Au sein des centres d'accueil, dits « hotspots », ont été déployés de nombreux agents Frontex ainsi que du Bureau européen d'appui à l'asile (EASO) pour effectuer des contrôles de sécurité et procéder à l'enregistrement des personnes franchissant les frontières.

Pour répondre à l'initiative des ministres de l'Intérieur français et allemands, la Commission européenne a également présenté en décembre 2015 le « Paquet Frontières », visant à renforcer les dispositifs européens de contrôle aux frontières extérieures, et qui comporte deux textes.

Le premier est une révision ciblée du code des frontières Schengen, guidée par un objectif de sécurité, qui a pour but de permettre un contrôle plus systématique des ressortissants de l'Union européenne lorsque ceux-ci franchissent les frontières intérieures de l'Europe, dans le contexte du retour de combattants de nationalité européenne depuis les théâtres de guerre du Proche Orient.

Le second texte vise à transformer Frontex en une agence européenne de garde-frontières et garde-côtes, pour accroître l'intégration de la gestion des frontières dans l'UE. Ce texte a fait l'objet d'un accord interinstitutionnel et a été adopté le 16 septembre dernier. Il entrera en vigueur le mois prochain. Frontex conduit actuellement les mesures de préparation de cette mutation, qui lui conférera une autonomie d'action et une réserve opérationnelle portée à 1 500 agents, ainsi qu'une capacité renforcée de surveillance de la mise en oeuvre par les États membres de leurs obligations de contrôle aux frontières.

L'Union européenne a en outre engagé une réforme du régime d'asile commun. Celle-ci s'est traduite par plusieurs initiatives législatives, représentant plus d'une dizaine de textes en un an.

Il s'agit tout d'abord des décisions ayant mis en application le processus de relocalisation visant à faire face à la situation exceptionnelle que connaissait l'Europe, pour assurer une meilleure répartition des demandes d'asile tout en renforçant le contrôle aux frontières. Tel était l'objet des « hotspots ». Le bilan quantitatif de la relocalisation apparaît cependant inférieur aux prévisions établies. Celle-ci devait en effet bénéficier à 160 000 personnes. Or, à l'heure actuelle, seules 4 700 relocalisations ont été effectuées, dont 1 700 en France, ce qui place notre pays en première position.

L'Union européenne a aussi adopté des décisions en matière de réinstallation au profit de plusieurs pays puis a lancé une réforme du régime d'asile. Ont été ainsi présentées des propositions de réforme du règlement de Dublin et du règlement « Eurodac », ainsi qu'une proposition de transformation du Bureau européen d'appui à l'asile en agence européenne. Ont enfin été présentées plusieurs propositions de rénovation des dispositions du droit d'asile et des procédures applicables, qui font aujourd'hui l'objet de négociations.

Ce chantier législatif très ambitieux prendra du temps : l'objectif de la Présidence slovaque est d'aboutir à un accord entre les États membres sur deux de ces textes, à savoir le règlement « Eurodac » et celui visant à transformer le Bureau européen d'appui à l'asile en une agence européenne dotée de pouvoirs renforcés.

Le règlement « Eurodac » a une double vocation, à la fois migratoire et sécuritaire. Sa réforme vise à faciliter l'accès au fichier Eurodac pour les forces de police, initialement mis en place pour déterminer l'État membre responsable de l'examen des demandes d'asile. Il fournit toutefois des données intéressantes sur le parcours de personnes susceptibles d'être recherchées dans le cadre de procédures judiciaires.

Au niveau français, les différentes réponses apportées poursuivent les deux orientations déjà mentionnées : lutter contre l'immigration irrégulière et accroître l'effort d'accueil.

La France a ainsi largement participé au mouvement d'augmentation des contrôles aux frontières extérieures de l'Union européenne et reste le premier État contributeur de l'agence Frontex : plus de 60 experts français y sont actuellement déployés en permanence. L'effort accompli au niveau des frontières a changé de cadre depuis la décision du 13 novembre 2015 rétablissant les contrôles aux frontières intérieures de l'espace Schengen. En effet, cette décision a eu pour conséquence un accroissement du nombre de contrôles, d'interpellations et de non admissions. Ces dernières s'élèvent à environ 40 000 depuis un an, soit un quadruplement des chiffres.

Cette situation s'illustre de manière emblématique à Vintimille, où le nombre de non admissions est très important. Toutefois le nombre d'interpellations demeure stable, autour de 60 à 70 personnes par jour dans les Alpes-Maritimes, soit un ordre de grandeur semblable aux années précédentes. Le taux de réadmission vers l'Italie s'est en revanche amélioré cette année, atteignant les deux tiers des personnes interpellées. De manière globale, la coopération avec l'Italie progresse.

Le nombre de filières démantelées par les forces de l'ordre croît également régulièrement, tandis que l'effort d'éloignement se poursuit.

S'agissant des personnes en besoin de protection, l'effort d'accueil de la France a concerné l'ensemble de la chaîne du droit d'asile. L'OFII bénéficie ainsi d'une augmentation de 25 % de ses effectifs et l'OFPRA de 70 % entre 2014 et 2017, pour renforcer les capacités de traitement des demandes d'asile. Il s'agit d'éviter que l'augmentation de leur nombre n'entraîne un allongement des délais d'examen, ce qui aurait pu rendre critique le problème de l'hébergement des demandeurs, augmenter le montant des allocations versées et retarder l'accès à la protection des personnes qui y ont droit. Grâce à ces mesures, le mouvement de réduction des délais d'examen, observé depuis 2014 et ralenti par l'augmentation des flux de migrants, ne s'est pas significativement inversé.

Le parc d'hébergement a enfin connu une extension remarquable : il a doublé en cinq ans, en passant de 20 000 à 40 000 places dans les centres d'accueil de demandeurs d'asile (CADA). Les dispositifs d'hébergement d'urgence ont également augmenté de manière importante.

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