Intervention de Pierre-Antoine Molina

Réunion du 28 septembre 2016 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Pierre-Antoine Molina, directeur général des étrangers en France au ministère de l'intérieur, sur la situation migratoire à nos frontières et en Europe :

Je partage votre appréciation relativement optimiste, Monsieur Germain, sur la volonté des autorités turques de ne pas aboutir à une dégradation de la situation migratoire sur cette route. La relation UE-Turquie est une relation complexe, reposant sur de nombreux déterminants, mais la puissance des intérêts qui unissent les deux parties va les conduire, me semble-t-il, à trouver des compromis sur les sujets importants, qu'ils soient sécuritaires ou migratoires.

Les pactes migratoires avec les pays d'Afrique sub-saharienne s'inscrivent dans l'esprit du sommet UE-Afrique de la Valette, où ont été dessinés les paramètres d'un compromis sur une bonne gestion des flux migratoires. Ils reposent d'une part sur des projets de développement concernant soit les causes profondes de la migration soit les instruments permettant de la réguler, comme la mise en place d'un état-civil ou d'un système de gestion des frontières plus efficace dans les pays d'origine, et sur une forte demande de facilitation de la migration légale de la part de ces pays, et d'autre part sur une demande de l'Union européenne qui porte en premier lieu sur l'amélioration de la coopération consulaire, de manière à favoriser les procédures d'éloignement pour les personnes qui seraient entrées dans l'Union de manière irrégulière.

Ces pactes migratoires se déploient de manière prioritaire en direction de cinq pays, présentant des enjeux importants en termes de numérisation et avec lesquels on peut dire que la coopération consulaire est très perfectible : le Niger, le Mali, le Sénégal, l'Ethiopie et le Nigéria. Le chef de file de cette stratégie est la Haute représentante, Mme Mogherini.

S'agissant du règlement de Dublin, les propositions de la Commission peuvent être résumées en deux objectifs.

D'une part, il s'agit de rendre plus effectif ce règlement, très difficile à mettre en oeuvre. Lorsqu'une personne fait l'objet d'une procédure Dublin, c'est-à-dire que le pays où elle présente sa demande d'asile parvient à la conclusion que cette demande relève de la responsabilité d'un autre pays, il est très difficile de faire en sorte que ce soit ce pays qui traite la demande d'asile. Il est en particulier très difficile d'effectuer des transferts contraints. Compte tenu de l'importance du critère de première entrée, ce serait normalement en Italie et en Grèce qu'il devrait y avoir le plus de demandes d'asile. Mais cela fait plusieurs années que le règlement Dublin n'est plus appliqué à l'égard de la Grèce, en raison de la déshérence de son système d'asile, et le règlement est également appliqué avec difficulté à l'égard de l'Italie. Un des objectifs de la Commission est de le rendre plus effectif, parce que plus contraignant, en facilitant les transferts contraints.

Un deuxième objectif, poursuivi concomitamment par la Commission, est de favoriser une meilleure répartition de la demande d'asile en Europe. La proposition de règlement de la Commission incorpore ce que l'on a appelé à une époque le mécanisme de relocalisation permanent. Il n'aurait pas vocation à s'appliquer tout le temps, mais à se déclencher dès lors qu'un afflux aurait été constaté. Ce mécanisme correcteur permanent, qui vise à recalculer la responsabilité des Etats membres à partir du moment où l'un d'entre eux est confronté à un afflux exceptionnel, sera au coeur de la discussion. Si la France accepte le principe d'un tel mécanisme, il faut qu'il soit adapté dans ses conditions de déclenchement et dans ses effets. Aujourd'hui, la proposition de la Commission ne nous satisfait pas à cet égard, car elle prévoit un déclenchement trop automatique. Il nous semble qu'un Etat ne doit pouvoir bénéficier d'un tel mécanisme correcteur que s'il remplit ses obligations au titre du contrôle aux frontières et de l'asile. Sinon, il s'agirait d'un mécanisme déresponsabilisant.

Concernant la route occidentale : cette route était importante au début des années 2000, mais son importance a depuis lors diminué, avec seulement 6 000 à 7 000 passages depuis le début 2007. Nous pouvons peut-être tirer des leçons de cette évolution. En premier lieu, l'Espagne a fait des efforts s'agiassant du contrôle aux frontières et de son système d'asile.

En deuxième lieu, elle s'est aussi beaucoup investie dans la coopération consulaire et policière avec les pays de départ, notamment avec le Sénégal, où elle peut faire réadmettre un grand nombre de personnes.

Concernant la relocalisation, le dispositif a sa logique. La relocalisation vise à obtenir des pays de première entrée dans l'Union un meilleur contrôle des frontières en échange d'une dérogation au règlement Dublin. Un État confronté à un afflux risque en effet de juger dans son intérêt de laisser se dérouler les transits afin d'éviter d'avoir à faire un effort de contrôle aux frontières et d'accueil sur son territoire. Pour contrer ce calcul, la relocalisation vise à garantir à ces États une répartition de l'afflux tout en exigeant d'eux un effort de contrôle aux frontières.

La relocalisation n'a pas fonctionné comme prévu faute d'un outillage administratif et opérationnel qu'il a fallu mettre en place. Les objectifs fixés à l'automne 2015 étaient trop ambitieux : ils supposaient en effet que les passages soient enregistrés dans des centres d'accueil qu'il a fallu mettre en place. Ces centres fonctionnent désormais en Grèce - différemment depuis le 18 mars puisqu'ils n'ont plus la même fonction. Les entrées sont désormais enregistrées, les demandeurs faisant l'objet d'une prise de leurs empreintes et d'un enregistrement.

En Italie, la situation est différente. Il y a quatre centres d'enregistrement, mais à capacité limitée. En outre, la majorité des migrants ne passe pas par des centres, même s'ils ont été sauvés en mer par des bateaux européens ; par conséquent ils ne sont pas enregistrés et ne peuvent être l'objet d'une relocalisation, à laquelle ils ne sont d'ailleurs pas éligibles puisqu'il s'agit surtout de migrants économiques.

Concernant la libéralisation des visas, l'accord du 18 mars prévoyait que l'ensemble des 72 critères de la feuille de route devaient être remplis pour qu'elle puisse avoir lieu. L'interprétation française, qui s'est imposée par la force des choses, était que l'échéance du 8 juin ne déliait pas la Turquie de ses obligations. La Commission a constaté en juin dernier que sept critères n'étaient pas remplis, dont la délivrance de passeports biométriques et certaines adaptations de la législation turque sur des points très sensibles, comme les lois sur le terrorisme. Or, pour la France, l'intégralité de ces critères doit être remplie.

Par ailleurs, la France et l'Allemagne ont obtenu une clause de suspension plus efficace, prévoyant que si un pays ayant bénéficié de la libéralisation cesse de satisfaire aux critères, il soit possible de mettre fin plus facilement à la libéralisation.

Concernant le regroupement familial, il doit être distingué de l'immigration familiale, qui concerne la moitié environ des titres délivrés chaque année, soit environ 100 000 sur 200 000. Le regroupement familial n'en est qu'une petite part, puisque sur les 100 000 titres délivrés chaque année, environ 55 000 ne concernent pas le regroupement familial mais les familles de Français, les conjoints de Français représentant à eux seuls environ 40 % de l'immigration familiale. Avec les ascendants et les descendants, cela représente environ 60 % de l'immigration familiale.

Les 40 % restant relèvent de deux catégories : les membres de famille et les liens personnels et familiaux, ce qui inclut la régularisation pour motif familial. Le regroupement familial n'est qu'une sous-catégorie du regroupement des membres de famille. En outre, les membres de famille n'entrent pas seulement au titre du regroupement familial. Le titre de séjour de l'étranger peut en effet permettre l'entrée des personnes concernées. Il en va ainsi, par exemple, des titres délivrés aux chercheurs.

En tenant compte de tout cela, le regroupement familial représente environ 12 000 personnes par an, avec un régime de droit commun défini par le Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, qui pose des conditions de durée de résidence, de niveau de ressources et de caractéristiques du logement, et des accords dérogatoires, le plus important étant l'accord franco-algérien de 1968 révisé.

Concernant l'uniformisation du régime européen d'asile, les propositions présentées par la Commission sont très ambitieuses puisqu'elles consistent à substituer à des directives des règlements visant les procédures et la qualification des réfugiés. C'est donc un effort d'harmonisation important.

La France est favorable à une plus grande convergence, mais soucieuse de ce que cette convergence soit progressive et tienne compte des disparités qui existent aujourd'hui dans les régimes nationaux d'asile. La France est notamment attachée aux traditions nationales, et notamment à la sienne, en matière d'asile.

Concernant les accords du Touquet, ces derniers se traduisent essentiellement par la mise en place à Calais et à Douvres du système des contrôles nationaux juxtaposés, qui prévoit que les contrôles d'entrée comme de sortie ont lieu dans le pays de départ. Le système a été adopté pour le tunnel sous la Manche, par le traité de Cantorbéry et le protocole de Sangatte. Les accords du Touquet de 2003 répliquent ce dispositif pour les ports de Calais et Douvres et tirent les conséquences de cette extension du dispositif en prévoyant que la responsabilité de l'examen de la demande relève du pays sur lequel le contrôle est effectué.

L'analyse qui est la nôtre est que la remise en cause de ces accords aboutirait à une situation aggravée, du point de vue humanitaire dans le Calaisis. L'expérience montre, en effet, que les pays qui ont choisi d'effacer leurs contrôles pour encourager le transit ont fini par être débordés, comme l'ont été les pays des Balkans ou l'Autriche, par l'afflux qu'ils avaient contribué à provoquer, et ont fini par rétablir des contrôles aux frontières. On pourrait dire la même chose de la Turquie et de la Grèce. Les accords du Touquet ne sont pas la cause de la concentration migratoire dans le Calaisis. S'ils étaient efficaces, les migrants passeraient ailleurs. Il n'y a pas en effet de contrôles juxtaposés à Dunkerque ou à Cherbourg, mais les migrants passent tout de même par Calais, même si les passages ont beaucoup diminué, parce que c'est là que les capacités de trafic sont concentrées. C'est le seul endroit où des milliers de camions se dirigent tous les jours vers le Royaume-Uni. Dès lors, si l'on signale que le passage est désormais plus facile, l'effet attractif sera plus important, puisque le Royaume-Uni présente une attractivité importante, que ce soit en raison de ses services publics, de son marché du travail ou des effets de diaspora. Si on affaiblit les contrôles aux frontières, les candidats au passage seront plus nombreux.

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