Intervention de Pierre-Antoine Molina

Réunion du 28 septembre 2016 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Pierre-Antoine Molina, directeur général des étrangers en France au ministère de l'intérieur, sur la situation migratoire à nos frontières et en Europe :

Je vais m'efforcer de répondre à l'ensemble des questions de manière aussi complète et synthétique que possible.

Tout d'abord au sujet des flux, il n'y a pas de différences entre les chiffres que j'ai présentés et ceux de M. Lellouche. Les 180 000 entrées dans l'UE concernent les entrées par la Grèce depuis le début de l'année. Si l'on fait le total de toutes les voies d'entrées, nous atteignons aujourd'hui 400 000, avec le même problème de double compte que l'an dernier, puisque l'on ajoute les entrées en Grèce et en Hongrie. D'ici la fin de l'année, nous atteindrons 500 000 entrées, en prenant en considération les doubles comptes. L'an dernier, nous étions à 1 800 000.

Concernant les flux à plus long terme, deux horizons temporels sont à prendre en compte. Pour les prochains mois, il faut être conscient des difficultés et des risques sur la route de la Méditerranée orientale, et sur la solidité de l'accord UE Turquie. Je fais le pronostic que cet accord est amené à tenir, car aucune des deux parties n'a intérêt à son échec, en raison de ce qu'il y aurait à perdre. La Turquie porte en effet un intérêt au contrôles des côtes, et elle a fait la démonstration qu'elle était capable de contrôler les départs tant qu'elle y mettait les moyens nécessaires. Maintenant que cette démonstration a été faite, il y aurait un coût non négligeable à revenir en arrière. Une démonstration de non volonté de contrôle serait explicite. Sur la route de la Méditerranée orientale, les flux devraient donc rester aux niveaux actuels et ne vont pas changer d'échelles.

De même sur la Méditerranée centrale, les flux ne vont pas évoluer. Mais sur cette route, nous n'avons pas les mêmes réponses immédiates à travers les relations UE-Libye qu'à travers celle entre l'UE et la Turquie. Nous prévoyons donc que l'ordre de grandeur de cette année sera le même l'an prochain.

Sur le plus long terme, l'exercice de prévision est très difficile. Nous sommes confrontés aux analyses démographiques, qui font état qu'une part importante de la croissance démographique mondiale s'exercera en Afrique, en particulier en Afrique subsaharienne mais aussi en Afrique Australe. Ces prévisions laissent augurer des départs importants.

Cependant, deux variables restent inconnues, ayant un effet sensible sur les migrations : la variable démographique d'abord, en particulier l'évolution du taux de fécondité. Il y a eu des erreurs majeures dans le passé sur la rapidité de l'adaptation du taux de fécondité. Par exemple, la baisse rapide du taux en Iran post-1979 a pris de court les démographes, qui avaient prévu une explosion de la population iranienne qui n'a finalement pas eu lieu. L'évolution du taux de fécondité au Niger n'inspire pas un optimisme démographique. Mais rien n'interdit de penser qu'à travers la disponibilité des soins de base et la scolarisation des jeunes filles, les deux déterminants principaux, il peut y avoir une évolution du taux de fécondité rapide dans ce pays. La deuxième inconnue est d'évaluer, à travers le niveau de développement, la capacité des Etats à absorber cette croissance démographique. Sur le long terme, il y a donc beaucoup d'inconnues.

Sur les sujets internationaux sur lesquels M. Lellouche m'a interrogé, et en particulier la Turquie, les Turcs attachent en effet une grande importance au processus de libéralisation des visas. Sur ce processus, la décision sera prise au niveau européen selon les procédures européennes, qui prévoient la majorité qualifiée dans ce domaine. C'est la raison pour laquelle nous avons accordé beaucoup d'importance à la négociation d'une clause de suspension robuste. Il existe aujourd'hui une telle clause mais elle est difficile à mettre en oeuvre. Nous avons donc élargi ses critères et facilité son déclenchement. Le but était d'obtenir un mécanisme crédible de suspension dans le cas où une fois la libéralisation effectuée, les critères cesseraient d'être remplis. Auparavant, on s'attachait beaucoup au respect des critères à un instant t, celui de la libéralisation des visas, pour ensuite interrompre l'examen de ces critères. Le fait de maintenir des mécanismes de vérification afin que les critères demeurent remplis après la libéralisation des visas est quelque chose de très important.

Concernant la Libye, vous avez décrit les effets pervers des opérations de contrôle de frontières voire les opérations militaires en Méditerranée sur les flux. Je ne remets pas en cause la situation que vous avez décrite. Le cynisme des passeurs est sans limite. Ils font monter, parfois de force, des personnes sur des bateaux dont ils savent qu'ils ne tiennent pas la mer. Ils préviennent la marine européenne, parfois même avant le départ des bateaux, afin que les opérations de sauvetage soient effectuées. C'est une situation dramatique à laquelle nous avons été confrontés, et à laquelle l'opération italienne Mare Nostrum a été confrontée.

Les Européens ont tenté d'y échapper en mettant en place des opérations européennes. Ses opérations, Triton et EU Sofia, ont permis d'ajouter à la dimension sauvetage une dimension contrôle à l'entrée, débriefing et lutte contre les filières. Mais cela n'a pas conduit à réduire les opérations de sauvetages puisqu'il s'agit d'une obligation du droit de la mer, et une obligation humaine d'aller secourir ces personnes. Les opérations de sauvetage se sont donc poursuivies et intensifiées. Il n'existe pas d'alternative au sauvetage en mer, et les évènements d'avril 2015 l'ont démontré. Les nombreux naufrages ont conduit les Etats européens à renforcer les moyens disponibles pour le sauvetage.

La réadmission en Libye est très difficile à envisager, voire impossible pour plusieurs raisons. Nous sommes dans l'application de deux droits : le droit de secours en mer et éventuellement le droit d'entrée et de séjour et le droit d'asile. L'opérateur de secours en mer détermine, en lien avec le commandant du navire, le lieu où les personnes sauvées sont débarquées. Lors du sauvetage en mer, la priorité est de sauver les personnes et de les mettre en sécurité, et la question du droit d'asile se pose a posteriori. C'est la raison pour laquelle l'organisation des sauvetages en mer Egée a abouti aux débarquements en Grèce. L'organisation de sauvetage en Libye étant inexistante, l'organisateur de sauvetage en mer ne peut pas demander de débarquer dans ce pays. D'abord car il n'est pas libyen et qu'il n'a aucune garantie sur les possibilités de débarquement. C'est un obstacle opérationnel : pour débarquer les personnes, il faut des ports, du personnel et des infrastructures. Or ou l'on ne connaît pas les autorités portuaires en Libye, ou elles sont inexistantes.

La troisième raison est juridique. Pour l'application du droit d'asile et pour une éventuelle réadmission, ces opérations appellent à des qualifications juridiques, et à un contrôle juridictionnel. Or aujourd'hui, je ne vois pas une juridiction française valider une réadmission en Libye, sachant qu'il est interdit de réadmettre des personnes dans des pays où elles seraient exposées à des traitements inhumains ou dégradants, soit à être refoulées. Les conditions pour une réadmission en Libye ne sont donc aujourd'hui pas réunies à la fois pour des raisons juridiques et opérationnelles.

Troisièmement, la Valette dessine les paramètres des accords qui peuvent être trouvés. Ils peuvent se rejoindre à des niveaux différents d'ambition. La volonté des pactes migratoires est de rehausser ce niveau d'ambition, afin d'obtenir davantage en matière de coopération consulaire de réadmission. Cela ne passe pas forcément par des accords de réadmission, car ils ne sont pas forcément nécessaires ou efficaces. Nous voulons des réadmissions effectives à travers la coopération consulaire. Davantage peut être fait en matière de développement, que ce soit sur l'efficacité de l'appareil étatique ou sur les causes profondes. Aujourd'hui, nous avons identifié cinq pays prioritaires avec lesquels nous travaillons, mais les résultats ne seront pas immédiats.

Au sujet des flux, je suis d'accord sur l'importance des signaux. Dans la gestion des flux migratoires, les incitations ou les désincitations sont fondamentales. L'exercice des contrôles constitue l'un de ces signaux. Le gouvernement français a voulu envoyer des signaux équilibrés : les personnes qui relèvent du droit d'asile ont vocation à être accueillies et ce dans de bonnes conditions, mais les personnes qui n'en relèvent pas ont vocation à être renvoyées. C'est à ces signaux que les autorités françaises se sont tenues constamment.

S'agissant des contrôles, ce qu'il s'est passé en 2015 atteste de l'importance des contrôles aux frontières. Lorsque ces contrôles ne sont plus exercés, les flux s'amplifient immédiatement. Avoir des contrôles crédibles est donc fondamental. D'ailleurs, les contrôles des frontières extérieures de l'UE ont considérablement progressé au cours des deux dernières années. Nous avons renforcé les moyens, triplé le budget et multiplié les opérations de Frontex. Frontex qui était une agence de coordination devient désormais une agence opérationnelle, qui agit par elle-même, déploie des experts et effectue des contrôles.

Les contrôles sont aussi renforcés dans leur contenu. Nous enregistrons une part beaucoup plus importante des entrées en Grèce. Le contrôle y est beaucoup plus poussé, et notamment le contrôle sécuritaire. Par exemple, les dispositifs informatiques, le contrôle des fichiers ont été développés, et les équipements ont été renforcés.

A Vintimille, il y a un effort considérable de contrôle. Quatre unités de forces mobiles sont dédiées à ces contrôles et sont présentes aux points de passage routiers et dans les gares. Loin de moi l'idée de démentir votre constat sur le niveau de sophistication des réseaux de passeurs, leur adaptabilité ou le niveau d'informations des filières. En revanche, les contrôles effectués à la frontière italienne ont une certaine efficacité. Nous avons effectué 23 000 interpellations depuis le début de l'année. La concentration de la population migrante à Vintimille témoigne de cette efficacité, même si les filières cherchent à s'adapter en permanence à nos opérations de contrôle.

Au sujet des questions d'asile, nous n'avons pas non plus de divergence sur les chiffres : il y a eu 80 000 demandes d'asile l'an dernier, et nous en prévoyons entre 80 000 et 100 000 cette année. Contrairement à ce qui a été indiqué, il n'y a pas de politique de libéralisation d'octroi du droit d'asile en France. L'octroi du droit d'asile relève, en toute indépendance, de l'OFPRA. Le gouvernement ne décide pas d'accorder l'asile en France. Le taux d'octroi a augmenté en France de manière sensible les deux dernières années en passant de 15 à 30%.

Cette augmentation traduit l'évolution de la composition du taux d'octroi. Il y a deux ans, les demandeurs d'asile venaient du Kosovo, d'Albanie, du Bangladesh ou de République Démocratique du Congo. Ces quatre pays sont des pays dont les demandeurs d'asile sont souvent déboutés. L'année dernière, les demandeurs venaient essentiellement de Syrie et du Soudan. Or les taux de protection des Syriens et des Soudanais sont bien plus élevés que ceux des Albanais ou des Kosovars. C'est l'évolution de la composition de droit d'asile qui explique donc l'évolution du taux de protection.

Pour répondre à M. Germain au sujet de la durée d'inspection, les objectifs de l'OFPRA portent sur une durée d'examen de trois mois, objectif que nous espérons atteindre en 2017. L'accélération des flux nous a empêchés d'atteindre cet objectif initialement prévu en 2016. Nous sommes aujourd'hui à une durée moyenne d'examen de sept mois.

Pour la répartition, nous nous sommes inspirés d'exemples étrangers, notamment allemand. C'est ce qui a été à l'origine de la répartition directive et de la mise en place des schémas d'accueil des demandeurs d'asile. Ces schémas assignent à chaque région une cible en matière d'accueil, cible qui dépend de la richesse des populations et, de manière inverse, de la part des populations situées en zone urbaine sensible. Cela nous a conduits à faire un grand effort de rééquilibrage. Si spontanément, les demandes d'asile se portent d'abord sur la région Ile de France et la façade est du pays, nous avons assigné des objectifs ambitieux de création de places d'hébergements sur la façade ouest. La Bretagne, les Pays-de-la-Loire, l'Occitanie, la Nouvelle Aquitaine ont un important effort de création de places à effectuer.

Au sujet de Calais, la grande majorité du public est composée de jeunes hommes isolés, soudanais et afghans. Le public vulnérable est minoritaire. Les jeunes hommes se divisent en deux sous catégories. Il y a d'abord une proportion non négligeable de mineurs étrangers isolés. D'après France Terre d'Asile, on en compte 900, pour majorité de nationalité afghane. Ils appellent à une prise en charge spécifique et une protection.

Il y a ensuite une population de jeunes hommes majeurs, âgés de 18 à 25 ans, pour qui l'accès aux droits est plus complexe. Ils ne sont notamment pas éligibles au RSA. Nous devons donc trouver des solutions à travers la formation professionnelle par exemple, pour leur assurer, une fois le statut de réfugié accordé, l'accès à un logement. Nous y travaillons avec la Direction Générale de l'Emploi et de la Formation Professionnelle et la Direction Générale de la Cohésion Sociale.

Pour répondre à Madame Lebranchu, nous assistons à une augmentation nette des tentatives de passages irréguliers à travers des ports comme Roscoff même s'ils sont loin des ordres de grandeur constatés à Calais. Face à cette augmentation, le ministre a transmis aux préfets de la façade ouest des instructions très claires sur le contrôle de ces passages. Nous avons envisagé un programme d'investissements afin de sécuriser les ports, et d'éviter les reports importants sur les autres ports de la façade ouest. Par ailleurs, le travail sur les filières des passeurs ne se dément pas : en 2015, nous avons assisté à une augmentation de 30% des filières démantelées sur le territoire. Cet effort se poursuit en 2016, et je pense que cette augmentation se maintiendra.

Sur les chiffres de la reconduite, la politique de reconduite de ce gouvernement est une politique de gestion des flux migratoires, et non une politique du chiffre. Elle vise à donner des signaux, notamment aux personnes qui ne relèvent pas d'un accueil en Europe et qui n'ont pas vocation à s'y trouver. Une politique d'éloignement est avant tout une politique dissuasive. Elle doit faire peser sur l'étranger en situation irrégulière une menace crédible qui peut se traduire par un renvoi contraint. Cette politique s'est traduite par une augmentation du nombre d'éloignements contraints, qui étaient de l'ordre de 15 000 l'an dernier.

L'indicateur le plus symptomatique de l'efficacité de cette politique est le nombre d'éloignements contraints de ressortissants de pays tiers vers les pays tiers. Il s'agit là des éloignements les plus difficiles mais aussi les plus efficaces. En effet, dans le cas d'un éloignement d'un ressortissant de l'UE ou d'un ressortissant d'un pays tiers vers un Etat de l'UE, il lui est plus aisé de retourner vers le territoire. Ces éloignements vers les pays tiers ont doublé sur les cinq dernières années, pour atteindre l'an dernier le chiffre de 8000.

Nous attendons cette année, pour les chiffres publiés en janvier prochain un tassement des éloignements contraints et des éloignements des ressortissants des pays tiers vers les pays tiers. L'action de lutte contre la migration irrégulière s'exerce en effet davantage aux frontières. Il y a donc une explosion des non admissions aux frontières, qui ont quadruplé, et une diminution des interpellations depuis la profondeur du territoire.

Le constat des tactiques employées par les étrangers pour échapper aux procédures d'éloignement est exact. La plupart des personnes qui font l'objet d'une procédure d'éloignement ne coopèrent pas à cette procédure, alors que les textes nous demandent de mettre en avant la méthode volontaire. Lorsque les personnes ne coopèrent pas, il y a une gradation des instruments de contraintes que l'on peut employer, jusqu'au placement en rétention ou le renvoi sous escorte. Il y a aussi des refus d'embarquer, qui constituent un délit et appellent une réponse pénale. Dans ce cas, nous demandons à nos services de rechercher cette réponse pénale.

Pour répondre à Mme Guittet, la répartition internationale de la prise en charge des réfugiés était le sujet du sommet du HCR organisé en marge de l'Assemblée Générale des Nations Unies la semaine dernière. Lorsque l'on fait face à des flux importants de réfugiés, on constate que les personnes chassées de chez elles par les conflits cherchent en général à se fixer près de leur domicile dans un premier temps. C'est la raison pour laquelle la plupart des déplacés sont aujourd'hui en Syrie. Ensuite, parmi les personnes qui ont franchi les frontières syriennes, la plupart d'entre elles se sont établies en Turquie, au Liban ou en Jordanie. 90% des personnes qui ont quitté leur foyer ont l'espoir de revenir chez elles. Elles cherchent par ailleurs des milieux dans lesquels elles peuvent évoluer en autonomie et donc souhaitent s'installer le plus près possible des endroits qu'elles fuient. Donc les pays proches absorbent une part disproportionnée des réfugiés.

L'Europe prend sa part, elle a accueilli l'an dernier plus d'un million de demandes d'asiles. Il y en a eu cette année plus de 750 000. L'Europe effectue donc un effort considérable. Mais l'effort porte d'abord sur les pays de la région. Le sens des discussions qui ont eu lieu aux Nations Unies consistait à dire que la responsabilité de protéger pèse sur chaque pays. Je souhaiterais d'ailleurs mettre en garde contre la tentation de certains pays, de ne pas protéger les personnes qui viennent chercher refuge sur leur sol, puisqu'il s'agit de partager le fardeau. Ce n'est pas comme ça qu'il faut entendre le partage des responsabilités.

En revanche, l'UE et la France adhèrent à un système dans lequel on peut renforcer les voies légales qui permettent de mieux répartir la charge. La France s'est donc engagée pour la réinstallation et la délivrance de visa pour l'asile. Cette substitution par les voies légales ne vaut cependant que s'il y a une protection crédible des frontières.

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