Intervention de Roger Genet

Réunion du 28 septembre 2016 à 9h30
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Roger Genet, directeur général de l'ANSES :

La diversité des questions posées illustre également la richesse des missions confiées à notre agence, et l'importance de ses responsabilités. Mes collaborateurs et moi-même allons nous efforcer d'y répondre le plus complètement possible, étant précisé que nous nous tiendrons à la disposition de chacun d'entre vous afin de fournir, si besoin est, des explications complémentaires.

Je vais répartir mes réponses par thèmes, en commençant par le principe de précaution et l'approche du risque, la question de l'expertise, et la communication de l'agence. J'évoquerai ensuite la convergence des normes européennes, notre responsabilité en matière de délivrance d'AMM de produits phytopharmaceutiques, et les questions de l'alimentation et du travail.

En préalable, je veux évoquer la question de notre indépendance, et celle consistant à se demander si nous devrions être encore plus indépendants, qui relèvent avant tout des politiques publiques. Je ne suis pas certain que nos avis seraient plus suivis si nous étions une Haute autorité indépendante. Le fait que nous soyons placés sous la tutelle de plusieurs ministères me paraît constituer une protection suffisante. Même si nous étions une Haute autorité indépendante, je ne pourrais pas dicter la politique de la France. Or, il s'agit bien de la politique que le Gouvernement et la représentation nationale souhaitent mener en la matière – j'en veux pour preuve la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, dont Mme Geneviève Gaillard était rapporteure.

Nous avons progressé en matière d'organisation des agences sanitaires et, pour notre part, nous participons, tous les mercredis matin, au ministère de la santé, à une réunion de sécurité sanitaire aux côtés des autres agences sanitaires. Nous y rencontrons l'IRSN, Santé Publique France – qui regroupe désormais l'INVS, l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES) et l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) pour travailler sur la santé des populations –, l'Agence du médicament, ou encore l'Institut national du cancer (INC). Nous allons conclure une convention-cadre avec la Haute autorité de santé, dont les champs de compétence sont connexes et complémentaires des nôtres – elle s'occupe des médecins, tandis que Santé Publique France cible les populations, et l'ANSES les risques, qu'ils soient physiques, chimiques ou biologiques. L'IRSN étudie des risques, comme nous, mais ceux de nature radiologique, exclus de notre propre compétence. Ce paysage paraît complexe, mais il a tendance à se simplifier et le champ de l'agence, déjà large, occupe bien son périmètre : de ce point de vue, nous allons vers plus de cohérence au niveau national.

Nous appelons de nos voeux une harmonisation européenne. Il existe actuellement une répartition des rôles entre ce qui relève des compétences communautaires et ce qui relève des compétences des États membres. De ce point de vue, nous recommandons justement qu'il y ait, au niveau européen, une instance unique chargée de définir la classification des perturbateurs endocriniens. En février 2016, l'ECA a lancé une consultation sur le glyphosate, dont l'effet cancérigène et l'effet de perturbateur endocrinien ne sont pas avérés. De notre côté, nous avons réitéré notre avis dans le cadre de l'évaluation en cours, et attendons la réponse de l'ECA sur la classification de ce produit.

À mon arrivée, j'ai pris connaissance d'une liste de 47 agences situées au sein de l'Union européenne et avec lesquelles nous sommes en relation directe. J'ai envoyé un message à chacune de ces agences pour me présenter, et toutes m'ont répondu qu'elles souhaitaient voir se renforcer leurs relations avec l'ANSES, ce qui montre bien que notre agence est reconnue et très visible au niveau européen.

Pour ce qui est du principe de précaution, je reste sur la même ligne que mon prédécesseur : pour notre agence, le principe de précaution reste un principe d'action. Cela signifie qu'il faut procéder à une évaluation scientifique du risque, c'est pourquoi nos groupes d'experts ne sont constitués que de scientifiques. Que ce soit pour les produits réglementés ou les saisines, l'évaluation des risques ne prend pas en compte l'émotion : elle n'est fondée que sur l'analyse de l'existant et de ce que nous pouvons établir, en fonction de modèles relatifs à la graduation du risque, c'est-à-dire de faisceaux d'arguments nous conduisant à évaluer un niveau de risque.

C'est ce qui fait toute la difficulté de l'exercice : quand une molécule n'est présente qu'à l'état de trace, il est extrêmement compliqué de démontrer un effet physiologique entraînant un impact à long terme ou sur les générations suivantes – le problème se pose pour les très faibles doses d'exposition aux produits chimiques comme pour les très faibles doses de radioactivité. Nous progressons scientifiquement sur les modèles et, quand nous affirmons que le chlorpyriphos présente un effet sur le développement foetal pour les riverains dans les conditions qui nous sont soumises par le pétitionnaire, c'est parce que cet effet est avéré dans le cadre d'études scientifiques. Bien évidemment, les effets avérés d'une substance sur la santé peuvent nous conduire à retirer son autorisation de mise sur le marché.

À côté de l'évaluation du risque, il y a les décisions de gestionnaire, prises en fonction d'un ensemble de critères de développement économique et d'appréciation du public face à l'évaluation du risque. Je considère que le principe de précaution est un concept extrêmement difficile à percevoir par le public, pour ne pas dire totalement dévoyé, et que la véritable question à se poser est celle de l'acceptabilité du risque. Quelqu'un a dit tout à l'heure que l'on était plus progressiste il y a quelques années : peut-être, mais l'acceptabilité du risque par la population était aussi beaucoup plus élevée, et l'on mourait beaucoup plus tôt.

Il est une question dont on ne débat pas suffisamment au sein de notre société, celle de l'opposition entre l'acceptation du risque individuel et celle du risque collectif. Comment se fait-il que l'on accepte qu'il y ait plus de 5 000 morts par an sur les routes et plusieurs dizaines de milliers de décès dus au tabac et à l'alcool, et que l'on n'admette pas le moindre décès lorsqu'il s'agit d'autres risques ? Aujourd'hui, personne ne s'inquiète du fait qu'un barrage puisse rompre ; or, quand des événements de ce type surviennent, ils occasionnent des milliers de morts.

En matière d'expertise, notre agence a, bien avant le scandale du Mediator, adopté une position très novatrice sur les déclarations publiques d'intérêt et la meilleure façon de garantir l'indépendance de nos experts, notamment par rapport aux acteurs économiques. L'indépendance intellectuelle ne doit pas non plus être négligée, y compris en matière de production scientifique. Dans ce domaine, on ne doit pas réaliser une étude afin de démontrer une conviction : une étude doit être conduite sur la base d'une hypothèse que l'on cherche soit à confirmer, soit à infirmer, sans a priori : toute croyance, toute conviction profonde, voire militante, doit être écartée du processus d'étude. Cette distinction essentielle entre la croyance et la démarche scientifique doit constituer le fondement même de notre expertise, et nos experts doivent être prêts à tout remettre en question, y compris leurs convictions personnelles. Les déclarations publiques d'intérêt restent de la responsabilité individuelle de l'expert et, si nous avons une grande avance dans ce domaine, nous ne sommes évidemment pas à l'abri qu'un expert ne nous déclare pas tout.

L'impact de l'exposition des travailleurs agricoles aux produits phytopharmaceutiques est une question qui fait débat au sein de notre société et donne lieu à de vives controverses. C'est pourquoi, au sein de notre agence, nous devons veiller à ce que les groupes de travail chargés de réaliser des études sur ce sujet soient à même de prendre en compte toutes les visions du problème. Cet été, après que le groupe de travail a rendu ses conclusions, deux experts de ce groupe nous ont fait parvenir un avis divergent, mais ne remettant pas fondamentalement en cause le travail du groupe. Nous nous sommes alors interrogés sur la meilleure façon de gérer cette situation, souhaitant avant tout éviter que l'expertise soit remise en cause, ce qui aurait causé la perte de quatre années de travail. Venant d'arriver à la direction de l'agence, j'ai saisi notre comité de déontologie et de gestion des conflits d'intérêts afin de savoir comment nous pouvions gérer cette situation. Le comité réunissant des experts extérieurs à l'agence – venant notamment du CNRS et du monde universitaire – et présidé par un philosophe s'est réuni très rapidement, et a émis, le 21 juillet, une recommandation sur la façon de traiter l'avis minoritaire, que nous avons aussitôt décidé de suivre en publiant le rapport d'une part, l'avis des deux experts minoritaires d'autre part. J'insiste sur le fait que nous n'avons jamais eu la volonté de dissimuler le rapport rendu par le groupe de travail, d'autant que celui-ci avait demandé cinq ans de travail à nos directions d'évaluation des risques, qui s'étaient impliquées en même temps que le groupe de travail extérieur.

Certains ont évoqué la communication de l'agence. Il est exact que nous avons un rôle social à jouer, consistant à éclairer à la fois les décideurs publics que sont le Parlement et le Gouvernement, et nos concitoyens. Cela dit, nous entrons dans le débat public sur la base de notre expertise. Nous ne prenons évidemment pas position lors de la phase d'instruction des dossiers, et attendons systématiquement que nos experts aient rendu leurs conclusions. Ainsi, même quand j'ai un avis personnel sur telle ou telle question, je ne dois pas l'exprimer afin de ne pas engager l'agence. C'est ce qui explique que nous ne nous soyons pas exprimés dans le cadre de l'émission Cash Investigation, notamment quand il a été question d'alimentation. Ayant été saisis, nous devons rendre un avis au mois d'octobre sur l'intérêt des repères nutritionnels, et ce n'est qu'en février, après l'expérimentation qui doit avoir lieu, que nous indiquerons lequel des systèmes testés nous recommandons au Gouvernement. Nous n'avons pas été contactés pour nous exprimer dans cette émission, mais de toute façon nous ne serions pas intervenus pour commenter un travail en cours.

Il a été question du caractère anxiogène que pouvaient revêtir certains de nos avis, notamment celui sur l'impact des radiofréquences sur les enfants. Il est vrai que certains traitements journalistiques un peu rapides ont pour effet de transformer des avis complexes, nuancés et équilibrés, en affirmations tranchées que certains peuvent trouver inquiétantes. Il est de notre responsabilité que nos communications écrites ou avec les journalistes s'attachent à expliciter et rendre aussi compréhensibles que possible des avis souvent complexes, qui ne peuvent être résumés en une phrase. De ce point de vue, nous devons encore travailler à l'amélioration de notre communication avec l'ensemble des parties prenantes, notamment les journalistes.

Comme je l'ai dit tout à l'heure, il peut nous arriver de rendre un avis qui, fondé sur notre propre appréciation du risque, diffère de celui rendu par une agence européenne sur le même sujet. Je n'y vois pas un problème, mais plutôt l'opportunité pour notre agence, mais aussi pour la France, de faire progresser la politique européenne en faisant valoir leur point de vue. Cela dit, il ne faut pas perdre de vue qu'il existe une répartition des compétences, certaines relevant du niveau communautaire et d'autres du niveau national.

En matière de produits phytosanitaires – produits de biocontrôle, phytopharmaceutiques, supports de culture et produits biocides –, nous nous sommes vu attribuer cette nouvelle responsabilité consistant à délivrer dans les meilleurs délais les autorisations de mise sur le marché – ce qui constitue une responsabilité à la fois sociale et commerciale, puisqu'il s'agit de permettre ou non l'accès au marché. Nous venons d'avoir un audit de la Commission européenne portant sur les délais, qui apportera sans doute des conclusions montrant que nous ne sommes pas toujours en situation de faciliter l'accès au marché. Cela peut être dû à un surcroît de travail au sein de l'agence, résultant notamment du fait que nous avons dû résorber un passif assez important sur les produits phytopharmaceutiques quand on nous a transféré l'ensemble des dossiers en juillet 2015.

Par ailleurs, il est fréquent que les dossiers constitués par les pétitionnaires soient incomplets et que nous disposions d'éléments d'appréciation insuffisants pour nous permettre de procéder à une véritable évaluation du risque. C'est surtout le cas des produits de biocontrôle et ceux à faible risque qui, parce qu'ils sont extraits de plantes, sont parfois considérés comme inoffensifs pour l'environnement – ce qui n'est pas le cas : de ce point de vue, la pyréthrine d'extraction végétale n'est pas meilleure que la pyréthrine de synthèse.

Enfin, certains dossiers posent un problème particulier de traitement. Les demandes concernant les deux produits que vous avez cités, monsieur le président, à savoir le Gaucho 350 et le Gaucho Néo, pour lesquels nous avons lancé une consultation publique – une procédure que nous ne sommes pas obligés d'engager, et à laquelle nous n'avons recouru cet été, après la promulgation de la loi, que dans un souci de parfaite transparence – avaient été déposées par Bayer en 2012. Il s'agissait pour le Gaucho 350 d'un simple renouvellement d'AMM pour un produit déjà commercialisé ; quant au Gaucho Néo, qui combine un néonicotinoïde avec un antifongique pour le traitement des semences, il a déjà un équivalent sur le marché. La loi sur la biodiversité fixe une interdiction d'usage des néonicotinoïdes en 2018, sans moratoire. Or, l'autorisation de mise sur le marché constitue une compétence que le Parlement nous a transférée en 2014, et qui s'appuie sur la réglementation européenne. Autrement dit, dans le cadre de cette réglementation européenne, nous ne pouvons pas ne pas donner ces AMM sur la base des éléments dont nous avons connaissance – d'autant que l'un des deux produits est déjà sur le marché.

Nos recommandations, qui établissaient des restrictions de gestion pour les agriculteurs par rapport aux usages actuels, allaient dans le sens d'une meilleure protection. Certaines associations nous accusent de bafouer la loi, mais je rappelle que la loi ne prévoit pas de moratoire qui nous fournirait un cadre juridique pour refuser une AMM. Aujourd'hui, la consultation publique nous a permis de recueillir tout un ensemble de données supplémentaires que nous sommes en train d'analyser, et sur la base desquelles nous prendrons une décision en fonction du cadre réglementaire à notre disposition. C'est le ministre de l'agriculture qui est compétent à ce stade et, s'il souhaite s'opposer à la mise sur le marché, ou s'il veut nous demander une autorisation sous un délai de 120 jours, il en a la possibilité sur le plan réglementaire.

Lorsque nous procédons à une évaluation comparative, nous trouvons des méthodes alternatives. Dans certains cas, on dira que des méthodes substitutives sont plus intéressantes que les néonicotinoïdes ; dans d'autres, les néonicotinoïdes resteront la méthode présentant le plus d'intérêt. J'insiste sur le fait que, dans les cas où il existe une meilleure alternative, la réglementation européenne – sauf dans le cas du thiaclopride, inscrit sur une liste de candidats à la substitution – ne nous permet pas de ne pas délivrer d'AMM pour ces produits si nous ne démontrons pas qu'il existe un risque inhérent à ces produits. Ceux-ci doivent donc être inscrits sur la liste de substitution prévue à l'article 50 du règlement européen pour que les meilleures alternatives nous permettent de ne pas délivrer les AMM. En d'autres termes, nous avons jusqu'à 2020 pour obtenir de la Commission que les cinq substances actives soient inscrites sur la liste de substitution ; à défaut, nous serons exposés à un important risque de contentieux.

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