Intervention de Pierre Lellouche

Réunion du 5 octobre 2016 à 16h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre Lellouche, président de la mission d'information :

Vous me permettrez de commencer par un mot de congratulations du travail parlementaire. Ce n'est pas tous les jours qu'on a l'impression d'être utile au pays. Je crois que nous avons fait honneur, avec Karine Berger et les membres de la mission, aux fonctions de parlementaire puisque, tout d'abord, cette initiative émane du Parlement et d'autre part, puisqu'elle a été menée dans un esprit bipartisan. Je me félicite d'ailleurs du travail accompli avec Karine Berger.

Pour ceux qui siègent à la commission des affaires étrangères, vous avez peut-être noté qu'au fil des années, je m'étais opposé à des textes qui posaient la question de l'extraterritorialité des lois américaines. Je pense en particulier à la loi FATCA qui prévoit un échange d'informations pour lutter contre la fraude fiscale mais qui n'est rien d'autre que la traduction en droit français d'un texte de loi américain, à la virgule près. Cette loi m'avait choqué à l'époque. Elle ne prévoit pas, d'ailleurs, de vraie réciprocité et pose, nous allons y revenir, un certain nombre de problèmes dont notamment celui des « Américains accidentels ». De même, la question de l'extraterritorialité s'était posée devant cette commission lorsqu'est venue une convention franco-américaine qui visait à acheter une paix juridique durable avec les États-Unis dans le cas du harcèlement permanent devant les juridictions américaines des ayant-droits des victimes de la Shoah. Ces derniers poursuivaient, en effet, la SNCF aux États-Unis puisqu'elle avait transporté les victimes de la Shoah pendant la Seconde guerre mondiale alors que la France était sous domination de l'occupant allemand. Il n'en demeure pas moins, malgré l'immunité souveraine, que la France avait jugé bon de signer une convention et de donner 60 millions de dollars pour éteindre les poursuites aux États-Unis. Ceci commençait à ouvrir la voie à ce que nous avons aujourd'hui avec la loi « JASTA » sur laquelle nous allons revenir et sur la mise à bas définitive de l'immunité souveraine des États, un principe pourtant fondamental du droit international.

L'affaire qui nous concerne aujourd'hui est, malgré sa technicité, extrêmement actuelle et politique. Plusieurs exemples le démontrent. Dans l'affaire Alstom qui a mobilisé tout le monde hier avec la mise sur la table de 500 millions d'euros et l'achat de trains, nous vivons les conséquences de la prise de contrôle d'une grande entreprise française par General Electrics à l'issue, ou en même temps, que se déroulait une procédure judiciaire contre Alstom sur la base d'une enquête de corruption menée devant les juridictions américaines. Cette enquête avait entraîné non seulement l'incarcération de deux cadres d'Alstom mais également une amende de 772 millions de dollars. Cette dernière devait être payée par le repreneur américain General Electrics. Mais en réalité, elle a été laissée à Alstom ferroviaire ; si bien que cette amende de 772 millions de dollars est supérieure aux 500 millions d'euros mis sur la table, que le contribuable hier a empruntés pour essayer de sauver l'usine d'Alstom. Il y a donc une corrélation directe entre cette affaire qui s'est produite il y a deux ou trois ans, le choix du repreneur, américain plutôt qu'allemand ou japonais, et les conséquences industrielles. Nous n'avons pas la preuve d'un lien direct. Néanmoins, cette affaire a été évoquée à plusieurs reprises durant la mission mais également l'implication des services de renseignement américain qui travaillent très directement avec les poursuites engagées par les différents organismes américains dont l'OFAC et le ministère de la justice.

Deuxième affaire, tout à fait immédiate, la loi qui s'appelle Justice for Sponsors of Terrorism qui a été adoptée la semaine dernière aux États-Unis malgré le veto du président Obama. Cette loi va permettre à toutes les victimes de terrorisme aux États-Unis de poursuivre n'importe quel État lié directement ou indirectement à des actes terroristes aux États-Unis. Cette loi visait, en pleine campagne électorale, le 11 septembre et l'Arabie saoudite. Elle va s'appliquer partout et va poser d'énormes problèmes aux États-Unis également puisqu'ils vont être poursuivis dans le monde entier. Cette loi est en train de créer une situation de véritable état de jungle en droit international puisque, pour la première fois dans l'histoire des relations internationales, un grand État dit qu'il va attaquer tout le monde. Le résultat est que tout le monde va attaquer tout le monde y compris les alliés des États-Unis qui eux-mêmes sont victimes du terrorisme.

Troisième cas extrêmement actuel, la Deutsche Bank, qui fait l'objet de poursuites par les États-Unis pour avoir participé aux spéculations sur les subprimes aux États-Unis. Un certain nombre de banques américaines ont déjà fait l'objet de poursuites, dont Goldman Sachs et quelques autres. Ici les poursuites sont élargies sauf que la Deutsche Bank va être redressée pour un montant de 14 milliards de dollars alors qu'elle en vaut 5 et demi. Surtout, elle est exposée à hauteur de l'équivalent de treize fois le PIB de l'Allemagne. Autrement dit, si cette affaire va à son terme, on risque par un effet de dominos, une crise financière majeure en Europe. Une décision judiciaire aux États-Unis, fondée ou pas, en l'occurrence il s'agit de la défense des emprunteurs américains en visant les banques qui ont participé aux opérations de titrisation et aux bad loans, peut entraîner une crise financière majeure en Europe.

Dernier sujet, également dans l'actualité, ce sont les relations économiques avec l'Iran. Comme vous le savez, au terme d'un accord qui s'appelle JCPOA, le fameux dispositif 5 + 1, c'est-à-dire les membres du Conseil de sécurité plus l'Allemagne, et la communauté internationale ont décidé, il y a un an et demi, de lever les sanctions contre l'Iran en échange du gel du programme nucléaire iranien. Sauf que, dans la pratique, les sanctions américaines dites primaires sont maintenues, c'est-à-dire que les relations économiques avec l'Iran sont gelées sauf à aller demander l'autorisation des autorités américaines. De facto, nous sommes dans une situation où les entreprises françaises demandent à Washington l'autorisation de faire telle ou telle chose en fonction de la législation américaine.

Les faits sont très simples. Nous sommes devant un mur de législations américaines extrêmement touffues avec une intention précise qui est d'utiliser le droit à des fins d'imperium économique et politique dans l'idée d'obtenir des avantages économiques et stratégiques. Comme toujours aux États-Unis, cet imperium, ce rouleau compresseur normatif se déroule au nom des meilleures intentions du monde puisque les États-Unis se définissent comme un benevolent power, c'est-à-dire un pays qui ne peut faire que le bien. Et donc personne ne peut être contre la lutte contre la fraude fiscale, la corruption, les terroristes. On déroule comme ça une législation qui s'applique instantanément au reste du monde dès lors qu'il y a un rattachement quelconque avec les États-Unis. Cela peut être le fait d'avoir une filiale aux États-Unis, le fait d'utiliser une messagerie américaine, le fait d'être coté en bourse aux États-Unis. Tout lien de rattachement, tout ce qui fait de vous un US person, même quand vous êtes une société étrangère, même quand l'action se passe à l'autre bout du monde et ne concerne en aucun cas le territoire américain, vous placent sous le coup de la loi américaine. À partir de là, se déroule une machine redoutable dans laquelle vous avez en face de vous la totalité du système, les services de renseignement américain (il y a en dix-sept, dont la CIA, la NSA, etc.) qui participent à l'interception des données et à la constitution du dossier, et les différents services qui peuvent vous poursuivre. Il peut y avoir le Department of Justice, l'OFAC, la SEC, le FED. Puis, on va constituer un dossier autour de vous. On va vous convoquer. On va vous dire que vous avez fait quelque chose de mal. On va vous demander si vous admettez ou pas la responsabilité. Si vous n'admettez pas, vous allez au procès et dans ce cas, c'est le cataclysme. Si vous admettez quelque chose de mal, vous êtes obligé d'apporter les preuves. Donc vous allez vous confesser et aider à la constitution du dossier. Une fois le dossier constitué, on vous demande une repentance. On vous punit, on vous met une amende, généralement équivalente à tout ce que vous avez volé. Cela peut être très cher. Ensuite, on vous demande de vous amender avec la mise en place d'un système de conformité contrôlé par ce que l'on appelle un monitor, c'est-à-dire un contrôleur, rémunéré à vos frais, installé dans votre entreprise et vous allez devenir un bon citoyen. Voilà le fonctionnement, qui est d'une efficacité redoutable parce que toutes les sociétés qui s'y plient ont, en général, besoin d'avoir accès au marché américain et, d'ores et déjà, on s'est aperçu, au fil de nos travaux, depuis cinq mois, que bien des entreprises, poursuivies ou pas d'ailleurs, ont décidé de se mettre en conformité avec la loi américaine de peur d'être inquiétées. Elles reçoivent d'ailleurs des courriers d'intimidation et je pense que Karine Berger va y revenir tout à l'heure sur différentes affaires. On leur conseille de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose.

Cet imperium juridique américain se décline dans trois domaines qui sont couverts en détail dans le rapport et deux autres qui ne le sont pas. Notre rapport n'est donc pas, en fait, totalement exhaustif. Il mériterait d'être approfondi.

Premièrement, la fiscalité. La lutte contre la fraude fiscale va permettre à l'administration américaine d'utiliser le Trésor français comme une sorte d'annexe et d'avoir instantanément toutes les informations sur les citoyens américains non-résidents et notamment en France sans réciprocité. Les banques françaises sont, en effet, obligées de donner tous les comptes de tous les résidents américains au Trésor qui les transmet ensuite à l'administration américaine. En revanche, si nous avons besoin d'une information sur un résident français, nous devons faire une demande au cas par cas. Cela pose un problème que détaillera tout à l'heure Karine Berger, celui des « Américains accidentels », c'est-à-dire ceux qui sont nés aux États-Unis mais qui n'ont plus de lien avec ce pays. Problème non résolu à ce jour.

Deuxième point d'entrée, la corruption internationale. C'est le cas d'Alstom. Un acte de corruption d'agents publics est commis quelque part dans le monde, en général par un concurrent d'une entreprise américaine. Les données sont réunies, les communications sont interceptées. On peut aller jusqu'à mettre en prison les cadres de cette entreprise, les faire avouer et cela peut avoir comme conséquence, comme dans le cas d'Alstom, de casser complétement la société et de la faire passer sous contrôle américain. Les actes de corruption sont notamment prévus dans une convention de l'OCDE. Les Américains ont réussi à internationaliser une loi américaine par cette convention. Je ne suis pas sûr qu'elle ait mis fin à la corruption. En tout cas, cela a permis aux États-Unis d'engranger beaucoup d'argent. J'y reviendrai dans un instant.

Le troisième domaine d'action de ce rouleau compresseur concerne les embargos et les sanctions. Il existe deux types de sanctions : d'une part, celles où il existe un accord, comme les sanctions contre la Russie. La France, l'Union européenne, les États-Unis ont, en effet, décidé ensemble de punir la Russie suite à l'annexion de la Crimée ; d'autre part, il y a des cas où nous ne partageons pas les mêmes sanctions, comme en ce qui concerne Cuba ou le Soudan. Ces sanctions ont donné lieu à une punition extrêmement lourde pour la BNP, près de 10 milliards de dollars. Cette punition portait sur des financements de contrats avec des pays sous embargo américain mais pas sous embargo français. Les États-Unis reprochaient à la BNP de violer la loi américaine de façon systématique et ce même après avoir été prévenue. La sanction a donc été d'autant plus lourde. Dans le cas de l'Iran, nous avons une situation complexe où la communauté internationale décide de lever les sanctions, donc théoriquement le commerce devrait reprendre avec ce pays. Néanmoins, ce pays reste soumis à de nombreuses sanctions bilatérales que les Américains appellent sanctions primaires. Ces dernières rendent, de facto, impossible à toutes personnes américaines d'opérer des activités économiques mais également toutes opérations économiques en dollars. Résultat concret, pour vendre quoi que ce soit, il faut une autorisation expresse. Dans le cas d'Airbus, il fallait que Boeing puisse vendre au préalable des avions. Dans les autres cas, c'est très compliqué et à chaque fois, il faudra un accord de l'autorité américaine.

Il y a deux autres cas qui posent problème : le terrorisme, j'ai mentionné la loi « JASTA » qui entraînera la fin de l'immunité souveraine. Enfin, il y a ce dernier cas qui concerne Volkswagen et la Deutsche Bank. Il y en aura d'autres cependant. Prenons la Fifa par exemple, où l'on voit que le consommateur américain est protégé par la justice américaine, quel que soit l'endroit dans le monde, dès lors qu'il achète une voiture qui n'est pas absolument sûre ou pure ou lorsqu'une banque a mis en péril un emprunteur américain. À ce moment-là, la loi s'applique quelle que soit la nationalité de la banque ou de l'entreprise avec à chaque fois des pénalités extrêmement fortes.

Tout cela commence à faire beaucoup d'argent puisqu'au regard des tableaux inclus dans le rapport, le montant total est d'environ 20 milliards d'euros payés au Trésor américain. Si l'on regarde les tableaux, qu'il s'agisse des pénalités concernant la corruption internationale ou le blanchiment, l'essentiel des cibles sont européennes (allemandes, françaises, britanniques, etc.). Il y a assez peu de sociétés américaines qui sont sanctionnées.

Nous sommes donc dans une situation où la souveraineté de la France, et accessoirement des autres pays européens, les intérêts politiques, économiques et stratégiques de ces pays, sont directement mis en cause par ces législations.

Voilà pour le constat. La question est de savoir comment on peut répondre à ce rouleau compresseur. Quels sont les moyens sachant qu'il y a un très grand déséquilibre – c'est un peu le pot de terre contre le pot de fer – et que le droit n'est rien d'autre que l'expression de cette différence de rapport de force économique ?

L'Histoire montre que lorsque les Européens, ensemble, ont décidé de dire stop aux États-Unis, cela fonctionne. Ils l'ont fait une fois entre 1996 et 1998, contre la loi Helms-Burton qui portait sur Cuba, et les Américains se sont arrêtés. Plus récemment, il y a l'affaire Apple avec l'Irlande, 13 milliards de dollars qui n'étaient pas dus à l'extraterritorialité mais en raison de la faute de l'Irlande qui autorisait Apple à ne pas payer d'impôt en Europe. Mais quand l'Union européenne a décidé de taper sur Apple, le président Obama et le patronat américain se sont tout de suite mobilisés. Quand l'Europe réagit, il se passe quelque chose. Quand il ne se passe rien et que les Américains ont le sentiment que les dispositifs législatifs européens sont inopérants, alors ils vont faire la police à votre place. Puisque vous ne réprimandez pas la corruption et la fraude, on va le faire à votre place et vos entreprises vont payer.

La mission a eu un vrai impact sur la rédaction de la loi « Sapin II », non sans mal car, avec Karine Berger, nous avons dû effectuer un travail de pédagogie auprès du Gouvernement et des parlementaires de droite et de gauche pour introduire des dispositions qui ne sont pas dans la culture juridique française. La première d'entre elles est cette procédure de « plaider coupable » qui permet à l'entreprise de venir devant le juge français plutôt que d'aller se confesser à Washington et, en cas de pénalités, de les payer au Trésor français. Cela n'a pas été simple puisque le Gouvernement et le Conseil d'État n'en voulaient pas forcément. Nous avons introduit également une disposition extraterritoriale. Dans la mesure où une société américaine, ayant des activités en France, se livre à des actions de corruption à l'autre bout de monde, alors le juge français pourra se saisir de cette affaire. Nous avons introduit cela dans la loi « Sapin II ».

Nous avons développé également un certain nombre de moyens de dissuasion. Nous avons beaucoup insisté pour que le principe non bis in idem, qui interdit de poursuivre deux fois pour la même cause dans deux pays différents, devienne une condition majeure dans les relations entre la France et les États-Unis.

Nous avons proposé de renforcer fortement la coopération entre la future agence anticorruption, le pôle financier et nos services de renseignement. Aux États-Unis, le numéro 2 du Trésor est devenu le numéro 2 de la CIA. Au FBI, presque autant d'agents s'occupent de renseignement économique que de lutte antiterroriste. Nous avons besoin de renforcer nos moyens de renseignement et de les mettre au service de notre économie et de la justice.

Il y a aussi des éléments de réponse à imaginer au niveau européen, que Karine Berger va détailler, ainsi qu'au niveau international via la négociation du traité transatlantique.

L'analyse que nous avons produite n'est pas simple. Nous avions, en face de nous, un maquis de législation américaine à débroussailler, après quoi nous avons essayé de mettre en place une analyse technique juridiquement précise. Enfin, nous avons produit une série de recommandations sur ce qu'il convient de faire aux niveaux national, européen et international.

Le message le plus important est cependant politique : il faut, de façon nette, signaler à nos amis américains que cette situation ne peut plus durer, car elle peut entraîner des conséquences non gérables. L'affaire de la Deutsche Bank risque de mettre par terre le système financier européen ; l'affaire « JASTA » est en train de créer une jungle dans les relations internationales ; l'affaire Alstom montre que des punitions lourdes peuvent avoir des conséquences directes sur la vie de milliers de travailleurs en Europe. Il est inconcevable de continuer à se battre aux côtés des Américains dans le Sahel, en Irak ou contre le terrorisme tout en subissant ce type d'actions contre nos intérêts fondamentaux.

Il faut lancer ce signal et le décliner de façon technique et précise, aussi bien au niveau de nos législations internes qu'il faut renforcer, ce que nous avons fait en matière de corruption et que nous devrons faire en matière d'embargo et de lois de blocage, qu'aux niveaux européen et international.

Ce travail a été utile et sérieux. J'ai été heureux de travailler aux côtés de Karine Berger et des autres collègues pour un travail qui sert les intérêts de notre pays.

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