Je m'associe aux remerciements de Pierre Lellouche. Le travail a été fait en excellente collaboration, ce qui n'est pas simple dans notre contexte politique. Il a été fait avec l'ensemble des membres de la mission, notamment Jacques Myard.
Je veux répondre à quelques questions que vous devez vous poser.
Première question, beaucoup sont sans doute gênés par le terme « extraterritorialité ». Il y a dans le rapport une analyse juridique approfondie sur l'emploi de ce terme. Nous l'avons utilisé dans un contexte très large. Il ne s'agit pas stricto sensu de l'extraterritorialité du droit américain. Du point de vue américain, peu de lois sont extraterritoriales.
Cependant, Pierre Lellouche a donné de trop nombreux exemples d'entreprises, notamment européennes, qui sont soumises de fait à la loi américaine parce qu'elles ont des filiales ou sont cotées aux États-Unis ou du fait de liens beaucoup plus ténus, mais c'est bien en raison de ce lien que les affaires les concernant ont été déclenchées. Or, la plupart des entreprises auditionnées ne pouvaient pas quitter le sol américain pour des raisons économiques évidentes. Ces entreprises sont obligées d'être aux États-Unis, tout comme les banques qui doivent compenser en dollars certaines de leurs opérations. Par conséquent, se pose le problème d'un droit américain qui est réellement extraterritorial, mais aussi de l'impact extraterritorial de ce droit. Le rapport porte donc bien sur l'impact extraterritorial du droit américain.
Deuxième question, est-ce un problème ? Oui, d'après la mission. On parle d'un transfert de 20 milliards de dollars. La situation crée par ailleurs une incertitude juridique pour le monde économique et financier. Le cas le plus parfait est l'affaire iranienne puisque nous sommes revenus de Washington avec la conviction que nous ne pouvons pas à ce stade recommander aux entreprises françaises, et surtout aux banques, de renouer des liens avec l'Iran dans le contexte actuel d'incertitude juridique et diplomatique concernant la levée des sanctions contre l'Iran. Un membre de la commission des finances, qui est encore membre du conseil de surveillance d'une entreprise liée à l'entreprise américaine Xerox, m'a montré ce matin un courrier reçu le 30 septembre de Xerox et demandant à toute personne avec laquelle cette dernière entretient des liens économiques et financiers de ne pas faire d'affaires avec l'Iran. Ainsi, une entreprise américaine s'arroge le droit de demander à ses partenaires français de ne pas faire d'affaires en Iran, sans quoi les liens seront coupés. On nous a également fait état de lettres de menaces de lobbyistes américains demandant à des entreprises françaises de ne pas se rendre en Iran, mais l'aspect amusant de cette anecdote est que le courrier en question a été reçu par un membre de la commission des finances.
Troisième question, est-ce que les différents sujets sont de même niveau ? Non, nous n'avons évoqué que trois cas, mais qui sont très larges.
Le premier est la façon dont la lutte anticorruption a été utilisée comme un ordre juridique mondial qui exerce une influence sur les équilibres économiques mondiaux. Il y a une volonté de modification des règles de la concurrence dans le cadre de la mondialisation.
De même, les autorités américaines estiment dans l'attribution des marchés publics dans les pays émergents, qu'il n'est pas question que les entreprises non américaines n'obéissent pas aux mêmes règles que les entreprises américaines.
La question des sanctions et des embargos a été évoquée par le président.
La question de la fiscalité est un point important. Les États-Unis sont un des rares pays où la fiscalité des personnes physiques est extraterritoriale puisqu'elle dépend de leur citoyenneté, et cette dernière s'acquiert automatiquement lorsqu'une personne naît sur le sol américain. Une personne née par hasard dans un taxi à Washington est bel et bien américaine.
Ainsi, du fait de la convention fiscale bilatérale dont l'application a été facilitée par l'adoption de la loi FACTA, des personnes sans lien avec les États-Unis, certains ne parlant pas anglais, ne sachant pas faire une déclaration fiscale aux États-Unis et n'en ayant pas les moyens, sont sans recours, car on ne peut pas renoncer à la citoyenneté américaine sans être en règle avec les services fiscaux américains. Nous faisons face à une difficulté très pratique pour ces personnes et nous souhaitons aller vers une solution pratique avec l'aide de l'État français.
Quatrième question, est-ce que l'administration américaine est dans une logique d'utilisation du droit pour défendre les intérêts économiques américains ? Oui, nous le pensons. Les agences de renseignement américaines sont au service des trois piliers que j'ai évoqués pour transmettre systématiquement des informations au FBI, nos interlocuteurs nous l'ont confirmé.
Comment répondre à tout cela ? Il faut acter le fait que certaines pratiques, ces dernières années, sont devenues abusives, avec un recours de plus en plus important à des sanctions colossales qui sont parfois de nature systémiques, comme dans le cas de la Deutsche Bank. Certains recours américains peuvent être qualifiés de comportements abusifs. Nous devons faire valoir que la seule coopération judiciaire ne suffira pas à rééquilibrer le rapport de force tel qu'il s'est instauré au cours de ces dernières années.
Les pistes de la mission sont d'ordre national, européen et international.
Sur le plan national, à l'occasion de l'examen du projet de loi « Sapin II », l'Assemblée nationale a adopté un mécanisme de « plaider coupable » pour les entreprises afin d'améliorer l'efficacité de la lutte contre la corruption. Aux États-Unis, où il est largement recouru à un tel dispositif, ce sont les entreprises qui apportent elles-mêmes les preuves, et qui, ainsi, d'une certaine façon, financent leurs procès. En France, c'est le parquet qui doit effectuer la recherche des preuves, et c'est principalement pour cette raison que la plupart des enquêtes qui ont conduit à infliger des amendes aux États-Unis, et qui avaient également été ouvertes en France, n'ont jamais donné lieu à condamnation dans notre pays : les preuves n'avaient jamais été trouvées. La mise en place du mécanisme de « plaider coupable » dans la loi « Sapin II » rendra donc la lutte contre la corruption plus efficace et rapide tout en renforçant le parquet.
De plus, cette mesure sera extraterritoriale dans le sens où des entreprises non françaises, mais qui réalisent des opérations sur le sol français, et qui commettent des faits de corruption à l'étranger, seront passibles d'amendes. Cette extension a été proposée par Pierre Lellouche, avant d'être reprise par le groupe socialiste et par moi-même, puis a été acceptée par le ministre de l'économie et des finances. En matière de lutte contre la corruption, la France pourra ainsi se battre à armes égales contre les États-Unis. C'est à nos yeux la seule manière d'obliger la justice américaine à coopérer.
Sur le plan national, notre recommandation est de renforcer l'application de la « loi de blocage » de 1968, qui dispose que certaines informations relevant de la souveraineté nationale, notamment en matière de secret industriel et de secret économique, puissent ne pas être transmises à l'étranger. Nous avons constaté que, souvent, du fait de la puissance américaine, les entreprises transmettaient des informations aux autorités américaines sans passer par la procédure instituée par la loi de blocage. Cette attitude peut se comprendre, mais si nous ne faisons rien, cela risque de poser problème. Nous ne sommes pas encore parvenus à définir une solution législative.
L'intelligence économique fait en effet partie des priorités des agences de renseignement américaines, et constitue un objectif aussi important que la lutte contre le terrorisme. Cela apparaît de manière particulièrement claire lorsqu'on s'intéresse à la façon dont les agences de renseignement sont structurées. Les interlocuteurs que nous avons rencontrés dans le cadre de la mission maîtrisaient parfaitement leur sujet. En France, les choses évoluent, certes, mais nous sommes bien loin de penser que l'intelligence économique est aussi importante que la lutte contre le terrorisme. Les agences de renseignement américaines ont la capacité de traiter les informations économiques, et de les poser dans une logique de souveraineté économique. Elles les transmettent au FBI, ou à la justice, dès que cela peut être utile. Notre recommandation est que l'intelligence économique devienne, a minima, une priorité des autorités françaises, et que ces dernières puissent collaborer avec le parquet national financier dans le cadre de ses enquêtes.
La mise en place d'un organisme de lutte contre la corruption à l'échelon européen s'avère nécessaire. En effet, il sera difficile de parvenir à un équilibre des puissances et de faire face aux États-Unis si ce que nous mettons en place en France s'arrête à la France, et ne concerne pas l'Allemagne ou le Royaume-Uni. Il faut également instaurer un mécanisme de blocage à l'échelle européenne : un tel mécanisme a déjà été adopté en Europe en 1996, mais il n'est pas suffisamment performant. Enfin, la question de l'usage international de l'euro se pose. Nous avons été frappés de voir que l'euro est une monnaie de moins en moins utilisée dans les échanges internationaux, à l'opposé de ce que l'on pouvait espérer il y a encore quelques années.
Sur le plan bilatéral, nous recommandons une révision de la convention fiscale bilatérale relative aux citoyens américains « accidentels ». Ceux-ci doivent pouvoir se libérer de leur citoyenneté sans passer par des considérations financières et diplomatiques extrêmement difficiles. Nous demandons également à ce qu'il y a ait une réflexion bilatérale sur la problématique de la lecture de l'accord iranien. On nous a expliqué que l'extraterritorialité de la loi américaine ne pouvait être invoquée lorsqu'aucune personne de nationalité américaine n'était impliquée, et qu'aucun dollar américain n'était en jeu. Cependant, il est difficile pour une entreprise, et notamment pour une banque, de prétendre qu'elle ne détient aucun dollar américain dans son bilan comptable, et de s'assurer qu'aucune personne concernée par les interdictions américaines n'est impliquée dans telle ou telle opération. Notre recommandation est claire : il faut une clarification rapide avec les États-Unis sur ce point. La position du président Obama n'est d'ailleurs pas la même que celle du Congrès, et si la France ne demande pas une clarification il n'y aura pas moyen de rendre crédible la levée des sanctions iraniennes.
Dans l'hypothèse où les négociations sur le traité transatlantique se poursuivraient – ce qui n'est pourtant pas le souhait du Président de la République – il paraît indispensable d'aborder la question de l'extraterritorialité de certains droits économiques. Si ces problématiques ne sont pas abordées dans le traité, on comprend mal où elles pourraient l'être ailleurs.
Enfin, si l'ensemble de ces mesures de rééquilibrage des forces ne suffisaient pas, il y aurait toujours la possibilité de recourir aux instances internationales et notamment à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), c'est-à-dire de demander des arbitrages internationaux sur un certain nombre de lois américaines. Cela serait cependant pour nous un constat d'échec, car cela voudrait dire que les recommandations de la mission, qui visent à permettre à la France de se battre à armes égales avec les États-Unis, n'auraient pas abouti.