Je suis très honoré de pouvoir échanger avec les très nombreux membres présents aujourd'hui.
Le rôle de France Stratégie a été redéfini il y a un peu plus de trois ans, à l'initiative du Premier ministre, autour de quatre missions. La première est une mission d'évaluation ; la semaine dernière, nous avons publié le rapport du comité de suivi du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) ; nous avons également travaillé sur le programme d'investissements d'avenir et sur les politiques d'innovation. L'évaluation des politiques publiques doit permettre d'en tirer des leçons pour les améliorer.
Notre deuxième mission a trait à l'anticipation ; vous avez mentionné l'exercice, baptisé projet 2017-2027, auquel nous nous sommes livrés ces derniers mois, qui vise à éclairer les enjeux de la décennie qui suivra l'élection présidentielle, de manière très analytique et ouverte ; il ne s'agit pas, à l'approche d'échéances majeures, de prendre des positions qui préempteraient des choix démocratiques mais de mettre sur la table un certain nombre d'analyses des enjeux et problèmes qui nous paraissent majeurs. De ce travail est extraite la note sur les dynamiques et inégalités territoriales, datée de juillet 2016, qui vient de vous être distribuée.
Troisième mission, la concertation, le débat, une mission traditionnelle de la rue de Martignac que nous conduisons avec les partenaires sociaux ; ces derniers faisaient partie du comité de suivi du CICE, dont l'avis a été adopté par consensus de l'ensemble des membres – partenaires sociaux, parlementaires de la majorité et de l'opposition, administration. Mais nous ne nous limitons pas aux partenaires sociaux traditionnels, nous nous attachons à nous ouvrir à d'autres partenaires, aux débats de la société civile à Paris et en région. Cette maison se veut traditionnellement très ouverte et se nourrit beaucoup de ces débats. Pour le projet 2017-2027, nous avons reçu 200 contributions, certaines que nous avons sollicitées, de nombreuses autres spontanées qui enrichissent notre propre réflexion et qui sont toutes accessibles sur notre site.
Enfin, notre dernière mission consiste en un travail de proposition, qui s'exerce assez en amont de la décision. France Stratégie n'a pas vocation à exprimer la position du Gouvernement sur un sujet mais à l'aider à le préparer, en étudiant les questions posées et en formulant des propositions. Nous l'avons fait pour le compte personnel d'activité. Le Gouvernement et le législateur ont fait des choix parmi les scénarios que nous avions proposés. Notre rôle est d'ouvrir les perspectives et de présenter des options.
France Stratégie fait actuellement l'objet d'une évaluation que Michel Barnier a accepté de conduire.
France Stratégie s'intéresse évidemment à la question territoriale qui vous préoccupe. Les politiques publiques ne sont pas seulement nationales et les politiques nationales ont des effets territoriaux forts. France Stratégie se doit de prendre en compte cette dimension territoriale et d'en faire une des clés de ses analyses. Ainsi, la note que nous avons publiée sur la géographie de l'ascension sociale analysait la mobilité sociale avec la clé territoriale. La territorialisation des analyses n'est pas spécifique à la France. Elle imprègne les réflexions qui sont menées dans un certain nombre de pays sur les questions économiques et sociales. Nous nous attachons à donner une résonance forte à la dimension territoriale dans nos analyses.
Je vous présente en quelques mots les points saillants de notre analyse sur les inégalités territoriales :
La première carte, à la page 2 du document qui vous a été distribué, retrace l'évolution de l'emploi entre 2008 et 2013. La lecture en est simple : les zones qui figurent en vert vont mieux ; celles en rouge vont plus mal. Il en ressort deux observations très frappantes : une coupure assez nette entre nord-est et sud-ouest, – un plus grand nombre de destructions d'emplois dans le nord-est et un plus grand nombre de créations d'emplois dans le sud-ouest – ; une coupure entre les territoires métropolitains et la France des villes moyennes et des départements. À ces macro-fractures s'ajoute une série de micro-fractures entre les territoires qui se portent bien et ceux qui se portent moins bien. Toutes les métropoles ne créent pas de l'emploi, mais une majorité en crée ; tous les territoires ruraux n'en détruisent pas.
Ces coupures résultent de deux phénomènes distincts : le premier d'entre eux est le choc industriel qui a particulièrement frappé les territoires les plus industrialisés. Le graphique de la page 3 retrace l'évolution du PIB par habitant entre 2000 et 2013 dans les régions du nord-est et du sud-ouest. Il en ressort, depuis 2000, une divergence assez nette entre les deux régions : celle-ci est accentuée par des phénomènes endogènes qui viennent s'ajouter au choc industriel et l'amplifient. La carte suivante, à la page 4, plus difficile à lire, présente la dynamique de l'emploi local, soustraction faite de la structure industrielle initiale. Il apparaît que, dans une percée diagonale allant de la Lorraine au Limousin, qui forme une ligne rouge, la dynamique est défavorable au-delà même de l'effet structurel.
S'agissant de la dimension métropolitaine, le tableau figurant à la page 5 renseigne sur le poids des aires urbaines au gré de plusieurs critères : part dans la population senior, dans la population des diplômés, dans la population vivant en dessous du seuil de pauvreté, et dans les salaires versés. Les deux premières catégories – Paris et les aires urbaines de plus de 500 000 habitants – représentent 55,2 % des salaires versés pour 39,5 % de la population totale. La concentration des emplois bien rémunérés est liée à la concentration des actifs diplômés dans les aires métropolitaines : plus de 50 % d'entre eux appartiennent aux deux premières catégories d'aires urbaines. Ce phénomène s'observe partout dans le monde. Il n'est pas particulièrement accentué en France. Aux États-Unis, la proportion de diplômés du supérieur dans les aires urbaines varie du simple au quadruple, avec des effets de concentration géographique très forts. C'est une caractéristique de la croissance moderne : elle repose beaucoup sur le capital humain et sur les interactions, qui, même à l'heure du numérique, sont pour beaucoup des interactions entre personnes. La ville de San Francisco, où le coût du logement est devenu prohibitif, est un exemple extrême de cette économie d'interaction dans laquelle tout le monde veut être dans un périmètre de quelques kilomètres carrés. L'extrême concentration d'innovation et de création de richesses s'accompagne de difficultés d'accès aux biens de base, même pour ceux qui ont des revenus convenables.
Les deux phénomènes – désindustrialisation et métropolisation – s'observent partout. Après avoir longtemps envisagé le commerce international sous l'angle macroéconomique, on a commencé récemment à s'intéresser de plus près à ses effets sur les territoires, en particulier à ceux du développement des exportations chinoises. Des travaux ont été menés aux États-Unis avant d'être répliqués dans les pays européens. La Banque de France a publié, il y a quinze jours, un travail reprenant cette méthodologie pour la France. On observe partout des effets territoriaux très forts et persistants : dans les territoires sur lesquels étaient implantées des industries qui ont été fortement affectées par le commerce international, ces effets ont marqué non seulement l'emploi industriel mais au-delà puisqu'il y a un effet multiplicateur, qu'on chiffre à 1,5 entre la perte d'emplois industriels et la perte d'emplois en dehors de l'industrie. En outre, ces effets sont plus persistants que ne le pensaient les économistes qui avaient un peu trop confiance dans la capacité de l'économie à réallouer, dans le cadre d'économies très flexibles comme celle des États-Unis, vers de nouveaux secteurs ou de nouveaux emplois. On constate que, dans un certain nombre de territoires, le taux d'activité s'est effondré. Pour les hommes peu qualifiés entre 25 et 60 ans, celui-ci est passé de 95 % dans les années soixante à 83 % aujourd'hui, soit une baisse de plus de dix points. Les électeurs de Donald Trump font partie de cette population.
Quant aux effets d'agglomération, on observe les mêmes résultats dans un certain nombre de pays. Nous avons suscité des recherches qui ne sont pas encore achevées pour examiner les effets des métropoles sur les territoires voisins. Il s'agit de savoir si la métropole crée des effets d'entraînement ou des effets de concentration et à quelles conditions les effets d'entraînement peuvent être maximisés. Si on pense que la métropolisation est, du point de vue économique, une force à laquelle il n'est pas souhaitable de résister car elle est porteuse de gains d'efficacité – donc de gains collectifs –, la question est de savoir de quelle manière ces gains se diffusent. Les cartes, qui figurent à la page 8, représentent pour Lyon, Nantes et Lille, les évolutions entre 2004 et 2010 de l'emploi dans la métropole et les territoires immédiatement voisins. Vous voyez en vert l'effet positif en termes de créations d'emplois ; en bleu, l'effet est neutre ; en rouge, il est négatif – il donne lieu à une perte d'emplois dans certaines communes périphériques. Les effets sont variés : on retrouve systématiquement l'effet de concentration au centre ; en revanche, la périphérie peut bénéficier de la concentration ou être victime des effets d'attraction. Le succès de Nantes est frappant : le centre se développe sans provoquer des pertes en périphérie ; à Lille, certaines zones demeurent dans une dynamique de destruction d'emplois.
Ces dynamiques sont porteuses d'un certain nombre de risques, nous en sommes tous conscients. Les risques en matière de revenus sont en partie maîtrisés par l'importance des transferts. Le graphique de la page 9 le montre bien. Lorsque vous comparez le PIB et le revenu disponible brut par habitant selon les régions, les écarts de PIB sont bien supérieurs aux écarts de revenu disponible, ce qui confirme l'importance des transferts – les travaux de Laurent Dawezies l'ont bien souligné.
Le poids des transferts se retrouve dans le graphique de la page 10 qui montre l'évolution du revenu disponible brut par habitant dans les régions nord-est et sud-ouest. Si on le compare au graphique précité de la page 3, il s'avère que l'écart entre les deux régions est bien moindre si on raisonne sur le revenu disponible et non sur le PIB. Toutefois, on ne peut pas seulement faire confiance au système de transferts et croire que les écarts de revenu primaire vont être systématiquement compensés. Pour partie, les transferts tiennent à des choix de la part de personnes à la retraite qui décident de résider dans certains territoires et d'y recevoir les transferts, sans que ces derniers n'aient aucun caractère d'assistance. Le Haut conseil du financement de la protection sociale a publié d'intéressants travaux sur la territorialisation des transferts publics.
La soutenabilité et le caractère souhaitable d'évolutions de ce type peuvent être mis en doute. Il faut s'interroger – telle est la conclusion de nos travaux – sur les orientations des politiques publiques par rapport aux phénomènes de rupture territoriale et de métropolisation. À cet égard, nous avons adopté des positions qui sont assez nettes et qui ont pu susciter la discussion : nous considérons que la dynamique de l'agglomération autour des métropoles est une dynamique fondamentale de la croissance d'aujourd'hui sur laquelle nous devons miser parce qu'elle est porteuse de gains d'efficacité et de prospérité globale ; nous ne pouvons pas nous permettre de rater cette chance pour l'économie française. Des investissements sont donc nécessaires dans des territoires dans lesquels le rendement collectif est plus important – je pense aux centres de recherche, aux universités. Il faut réfléchir à chaque fois au rendement social de ces investissements et à la manière de les maximiser pour la collectivité.
Parallèlement, pour les territoires qui n'ont pas la chance de bénéficier de ces effets d'agglomération, cela suppose des politiques d'égalité des chances plus fortes que celles que nous conduisons aujourd'hui. Je vous renvoie à la note que j'évoquais et dont une carte est reproduite à la page 11 sur la mobilité sociale par département de naissance. Entre la Charente et le Finistère, l'écart – la chance qu'a un enfant des classes populaires d'accéder à des emplois de cadre supérieur et de professions intermédiaires – varie presque du simple au double. Lorsqu'on examine les raisons pour lesquelles ces écarts sont si marqués et si persistants, on s'aperçoit qu'une variable est particulièrement déterminante, l'accès à l'enseignement supérieur.
Ce n'est pas le développement économique du département qui va déterminer les chances d'ascension sociale et d'accès à l'enseignement supérieur pour des enfants de condition sociale identique. Pourquoi ? Nous avons interrogé les recteurs. Personne n'a vraiment d'explications. Pourquoi avec un système unifié d'éducation nationale, observons-nous de tels écarts dans les chances d'ascension sociale selon les territoires ? Ne rendons pas l'Éducation nationale responsable de tous les maux. Pour partie, ces écarts proviennent de traditions et de comportements familiaux, mais la mission de l'Éducation nationale devrait être d'aider à éviter la reproduction des pesanteurs sociales de génération en génération et de faire en sorte de rapprocher les chances d'ascension sociale entre les départements. Tel n'est pas le cas. Dans notre dialogue, à leur initiative, avec les recteurs, qui a été très positif au demeurant, nous avons été frappés de ce que leur analyse ne tenait pas compte de cette clé de lecture mais s'inscrivait dans une logique d'offre, d'uniformité, d'égalité de l'offre, plus que dans une logique de correction de différentiel.
Deuxième exemple, les dépenses de formation professionnelle par chômeur varient aussi du simple au double. Où sont-elles les plus faibles ? Dans les Hauts de France, en Occitanie et en PACA. Pourquoi, dans des régions dans lesquelles le taux de chômage est particulièrement élevé, les dépenses de formation professionnelle par chômeur sont-elles plus faibles ? Pour obtenir un effet correcteur, il faudrait faire le contraire, dépenser plus là où le taux de chômage est le plus élevé, là où la difficulté d'accès à l'emploi est plus forte. Or, on ne le fait pas.
Notre premier message est le suivant : la contrepartie de l'acceptation de dynamiques territoriales différentes doit se trouver dans des politiques d'égalité des chances qui visent beaucoup plus une égalité effective entre les citoyens, où qu'ils se situent sur le territoire. On peut admettre que les territoires se développent de manière différente mais on ne peut pas admettre l'existence d'un déterminisme à l'égard des citoyens selon leur lieu de naissance. C'est profondément contraire, me semble-t-il, à toute conception de l'égalité. Les politiques d'égalité des chances constituent le premier levier.
Le deuxième levier réside dans l'organisation de la diffusion de la croissance. Comment faire en sorte qu'à partir de pôles dynamiques, la croissance ou la prospérité – ce terme est préférable car il n'y a pas que du quantitatif dans l'affaire – diffuse vers d'autres territoires ? Certaines activités se développent dans des zones métropolitaines denses mais ce n'est pas le cas de toutes. Les effets d'agglomération, d'échelle, ne concernent pas toutes les activités, loin de là. On observe même des effets inverses – des effets de congestion, de coût du foncier, de coût des services, de coût du travail, et de pollution. La diversité de ces effets devrait inviter à une répartition selon les activités.
Que faut-il faire pour cela ? D'abord, d'un point de vue d'économie politique, la dualité entre métropoles et régions – un acteur plus centré sur le développement des pôles d'entraînement et un autre plus centré sur l'équilibre territorial – est une bonne chose. La coexistence de régions et d'une métropole en leur sein crée des éléments d'équilibre, en même temps que de tension bien sûr, qui sont positifs. En revanche, il ne faut pas que les métropoles deviennent des isolats de prospérité qui se désintéressent de ce qui se passe dans leur pourtour, en ayant toute latitude pour le faire.
Ensuite, les transports, les infrastructures, la mobilité et le numérique peuvent concourir à l'équilibre.
Nous devrions aussi – c'est un sujet sur lequel nous allons travailler – réexaminer la structure de notre fiscalité locale, en ayant présent à l'esprit que les dynamiques d'agglomération sont aujourd'hui plus fortes qu'elles ne l'étaient dans le passé. Quelle est la structure adéquate qui favorise spontanément l'agglomération ? Notre fiscalité a été pensée dans un autre type d'économie. Il faut réfléchir à une structure qui crée les bonnes incitations, en accompagnant le phénomène d'agglomération dans ce qu'il a de positif mais en ne l'encourageant pas dans ce qu'il a d'excessif.
Enfin, dans les zones qui sont marquées par la mondialisation et de fortes difficultés industrielles, il faut revoir les politiques d'accompagnement. Cette réflexion est ouverte un peu partout aujourd'hui, à la faveur de la découverte – un peu tardive, de la part de gens un peu naïfs, je le concède – que ces effets persistants du commerce international et des migrations internationales sont plus forts et appellent des traitements plus vigoureux que ce qui a été fait jusqu'à présent. Je pense aux réflexions britanniques à la suite du Brexit. Si vous écoutez Theresa May, il est assez clair que cette question est devenue une priorité au Royaume-Uni beaucoup plus qu'elle ne l'était dans le passé. Attendons de voir les actes. Aux États-Unis, ce thème est aussi extrêmement présent dans la campagne électorale. Nous avons tous à réfléchir à des instruments plus forts que ceux que nous avions, ou pas, mis en place. Assez souvent, on s'est contenté de penser que les gains collectifs allaient naturellement pouvoir être redistribués de telle sorte que personne ne perde, sans trop se soucier de la réalité. Or, la réalité n'est pas celle que pouvait laisser croire une vision par trop naïve.