Il est logique qu'il y ait une certaine régularité dans nos échanges, qui correspondent aux différentes étapes du semestre européen. Il est en effet tout à fait nécessaire que le commissaire européen en charge des questions financières puisse venir s'expliquer deux fois par an devant les commissions, au moment où nous devons traiter de ces questions et où les projets et avant-projets de budgets nous parviennent.
Le moment est propice non seulement à cause du semestre européen, mais aussi parce que nous sortons d'une séquence jalonnée par le discours sur l'état de l'Union tenu par le président Jean-Claude Juncker devant le Parlement européen, par le sommet des vingt-sept à Bratislava et par un panorama des finances publiques en France qui se précise, tandis que de nombreuses initiatives européennes sont en préparation, notamment dans le domaine de la fiscalité.
Le discours du président Juncker et la réunion de Bratislava interviennent dans un contexte très compliqué pour l'Union européenne. Premièrement, bien que la crise économique soit derrière nous, nous ne saurions nous satisfaire d'une croissance languissante, substantiellement inférieure à 2 %, tandis que le chômage se réduit à une vitesse beaucoup trop lente, à partir de niveaux beaucoup trop élevés. Deuxièmement, la crise des réfugiés a révélé la porosité de notre frontière externe ; cela alimente en retour la défiance à l'endroit de la mobilité à l'intérieur de l'Union européenne. Ainsi affleurent des problématiques demandant des réponses qui sont assez compliquées à définir. Troisièmement, la menace terroriste, qui pèse sur notre sécurité intérieure et extérieure, pose aussi des questions sur la manière dont nous travaillons ensemble.
Dans ce contexte politique, les forces populistes eurosceptiques montent, phénomène durable tant à l'est, en Hongrie et en Pologne par exemple, qu'à l'ouest de l'Europe. À cela s'ajoute la perte à venir de l'État important qu'est le Royaume-Uni. Or les opérateurs économiques n'aiment pas l'incertitude. Le ministre des finances britannique, M. Philip Hammond, a lui-même déclaré que l'on peut s'attendre à une évolution en yo-yo ou en montagnes russes, phénomène qui peut se prolonger pendant les négociations entre le Royaume-Uni et l'Union européenne.
Les conséquences de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne ne sont pas données. La Commission européenne fera part de ses prévisions économiques en novembre. Elle devrait annoncer une baisse de la croissance européenne comprise entre 0,1 % et 0,5 %, et une baisse comprise entre 1 % et 2,5 % pour le Royaume-Uni, en 2017. La fourchette est large, dépendant à la fois de la date et de la manière dont cette sortie a lieu. Du moins la date de déclenchement de l'article 50 – d'ici mars prochain – est-elle connue depuis le congrès du parti conservateur le week-end dernier.
Si le flottement perdure et que les négociations avec le Royaume-Uni sont conflictuelles – la Commission européenne veut plutôt, quant à elle, des négociations principielles, reposant sur la reconnaissance des quatre grandes libertés consacrées par les traités –, il y a un risque que les opérateurs économiques deviennent nerveux.
L'autre risque, de nature politique, est que des ressources énormes vont être investies dans la défaisance d'une telle relation, négociation d'une ampleur jamais connue. Le Conseil a désigné le Belge Didier Seeuws comme négociateur et le Parlement européen le Belge Guy Verhofstadt ; la Commission, possédant le savoir-faire et les équipes, jouera naturellement un rôle premier, et a nommé – je m'en réjouis – notre compatriote Michel Barnier, qui a pris ses fonctions lundi et que j'ai rencontré.
Il est très important que l'Europe ne se mette pas sur le mode « pause ». L'on ne peut être bloqué pendant deux ans, ou un peu plus, parce qu'il y a la perspective du Brexit. C'est pourquoi il fallait que le président Juncker s'exprime. Il était nécessaire aussi que la réunion de Bratislava ait lieu, pour envoyer le signal que l'Europe va continuer et qu'elle ira de l'avant, en faisant de propositions. Il fallait également donner une impulsion aux grands chantiers du marché intérieur, par exemple l'Union des marchés de capitaux ou le marché numérique unique, sujets communs à la zone euro et aux vingt-sept, et même aux vingt-huit, à l'Est et à l'Ouest, au Nord et au Sud.
Il fallait aussi renouer avec les préoccupations immédiates et quotidiennes de nos concitoyens. Le président Juncker a par exemple proposé d'équiper chaque village d'un accès internet sans fil gratuit autour des principaux centres de la vie publique. Il faut aussi aller à la rencontre des citoyens et de leurs représentants. C'est l'une des motivations de ma présence ici : tous les commissaires sont présents au cours de ces semaines devant le parlement de leur pays d'origine.
Je voudrais, à cet égard, mettre en avant cinq grandes bonnes nouvelles pour la France.
Premièrement, l'Europe de la défense commence enfin à prendre chair, grâce à un fonds européen de la défense, à la mise en commun des capacités de défense des États membres prêts à le faire et grâce à la création d'un quartier général unique. Tout cela dessine la possibilité d'une véritable politique de défense pour l'Union européenne et, pour la France, la perspective d'une charge mieux répartie en matière de défense. Car cette demande est légitime, même si elle ne doit pas se traduire par un quelconque assouplissement des règles budgétaires. Le partage de charges est quant à lui un problème qui existe.
Deuxièmement, le plan Juncker apporte un soutien ferme à l'investissement. Doublé dans sa durée pour aller jusqu'en 2022, il sera étendu quant à son montant, pour atteindre au moins 500 milliards d'ici 2020. Ce plan fonctionne, plus de 120 milliards d'euros ont déjà été engagés. La France en est le premier bénéficiaire à ce jour, pour un montant supérieur à quinze milliards d'euros, avec 16 des 64 grands projets retenus et soutenus, qui devraient créer plus de 32 000 emplois. Forts de 6,3 milliards d'euros, les accords de financement devraient bénéficier à plus de 38 000 petites et moyennes entreprises (PME). C'est une bonne nouvelle pour l'économie de l'Hexagone, ainsi dynamisée, et cela est dû au fait que les priorités du plan correspondent assez bien à notre appareil productif, que ce soit dans le domaine du numérique, des économies d'énergie ou des nouvelles formes de mobilité, tandis que BPI France et la Caisse des dépôts et consignations se révèlent de bons relais publics et parapublics.
Troisièmement, la Commission européenne n'entend pas oublier la dimension sociale. Aussi a-t-elle maintenu le projet de révision de la directive sur le détachement des travailleurs. Les abus qui en sont faits alimentent l'idée que l'Europe est responsable de l'alignement par le bas des normes et conditions de travail, ce que nous ne voulons pas.
Quatrièmement, dans le domaine de la sécurité intérieure, le corps européen de garde-côtes et gardes-frontières permettra de renforcement la surveillance des frontières. L'Union européenne devrait aussi instituer un registre d'identification comparable à celui de l'electronic system for travel authorization (ESTA) américain pour les entrées et sorties de l'Union européenne.
Cinquièmement, l'agenda de lutte contre l'évasion fiscale progresse de manière très substantielle.
Ainsi, ce discours et ce sommet ont dessiné une Europe plus modeste et plus concrète, qui répond mieux, aussi, au besoin de protection qu'expriment nos concitoyens.
À mon sens, il faut cependant faire plus dans le domaine économique. Même si la réunion de Bratislava a eu lieu à vingt-sept, et non à dix-neuf, entre membres de l'Union économique et monétaire, je regrette que les sujets économiques aient été le parent pauvre des questions en discussion. Car ce serait une faute politique de ne pas approfondir la zone euro ; l'on ne saurait en faire l'impasse.
S'agissant du semestre européen, l'avant-projet de budget français doit nous être adressé officiellement pour le 15 octobre, mais nous avons déjà commencé les discussions avec les autorités françaises. Elles se sont engagées à ramener le déficit public à 2,7 % en 2017, ce qui correspond au programme de stabilité et à la recommandation pour la France, qui est d'arriver à 2,8 % pour 2017. C'est donc un bon signal.
La Commission attend que le solde de 2017 se situe effectivement sous les 3 %, comme la France s'y est engagée, et que cela soit effectif. Comme ministre des finances, puis comme commissaire européen, j'ai vu comment la France a obtenu deux fois un report de deux ans de ses objectifs. Il n'y aura ni nouveau délai, ni exception.
Certes, j'ai pris connaissance de l'avis du Haut Conseil des finances publiques, qui m'avait d'ailleurs entendu en audition récemment. Mais la Commission européenne fera son propre travail, sur le fondement des éléments présentés et selon sa propre méthodologie. Dans les documents français, certaines décisions sont par exemple réputées prises, mais sont-elles effectivement tenues ?
Quant à la réalisation de l'objectif de déficit, je ne dirais pas qu'elle est « improbable », mais qu'elle est « jouable », si l'on tient compte de certaines remarques et de certains paramètres : le niveau de la croissance, l'effort de réduction du déficit structurel et les reports de charges.
Avec l'appui de la direction générale ECFIN de la Commission européenne, je pense que nous pouvons dire que le déficit public français peut passer sous la barre des 3 % en 2017. Car il faut tenir ce cap. Certes, il y a des échéances électorales. Mais seule une réduction durable du déficit peut faire sortir la France de la procédure de déficit excessif où elle se trouve. Non seulement le projet de loi de finances pour 2017, mais son exécution, ainsi que le projet de loi de finances pour 2018 seront pris en compte.
Je voudrais élargir le débat. La France doit tenir ses objectifs non pour faire plaisir à la Commission européenne, mais pour elle-même, pour sa stature politique en Europe, pour sa performance économique. Les déficits n'ont pas de vertu magique. En Allemagne, il n'y a pas de déficit et le pays connaît quasiment le plein emploi. En Espagne, le déficit s'élève à 5 % et le chômage atteint 20 %. Il n'y a donc pas de lien direct entre l'augmentation du déficit et l'emploi. Pour ma part, je ne verrais pas d'intérêt à ce que la France soit, avec l'Espagne, l'un des deux seuls pays qui soient en procédure de déficit excessif en 2017 et ensuite.
Ma conviction profonde est que l'influence de la France au sein de l'Union européenne dépendra de sa capacité à respecter sa parole et à maîtriser ses dépenses publiques dans la durée. L'on parle beaucoup du compromis politique franco-allemand. Je crois aussi qu'il sera fondamental après les élections en France et en Allemagne en 2017. Il peut faire l'objet d'ajustements sur certaines politiques structurelles, mais cela ne sera possible que si la France respecte sa parole.
Madame la présidente Auroi, cela ne fait pas des règles européennes un totem, ni dans les textes, ni dans les pratiques. D'abord, le pacte de stabilité et de croissance a progressivement intégré de la flexibilité dans son appréciation des cycles économiques, de la croissance, de l'inflation et des investissements. Il m'a été parfois reproché d'avoir encouragé des décisions qui ont été jugées comme approximatives à l'endroit de l'Espagne et du Portugal. Mais je les revendique et je les assume ! La vertu du pacte n'est pas de sanctionner ou de punir. Elle est de convaincre, d'inciter, de pousser à faire des réformes. Le pacte n'est donc plus le carcan rigide et procyclique de ses débuts.
J'ajoute que la Commission est ouverte à une nouvelle évolution des règles du pacte, non certes pour remettre en cause l'objectif des 3 % – ce débat n'existe qu'en France, je vous l'assure –, mais pour simplifier les règles. Quand elles sont difficiles à expliquer, voire à comprendre, quelle légitimité peuvent-elles avoir ? Il en va aussi de la cohérence économique. Des subtilités telles que le calcul de la croissance potentielle, ou output gap, créent des difficultés conceptuelles, alors que les décisions doivent être assises sur des concepts intangibles et incontestables. Mais ne mettons pas en cause les traités ; il n'y a nulle part en Europe de candidat pour revenir sur la règle des 3 %. Laquelle n'est d'ailleurs pas dans le pacte de croissance, mais remonte au traité de Maastricht, ratifié en France par référendum il y a vingt-quatre ans.
S'agissant de la fiscalité, autre volet de mon portefeuille, des changements profonds sont à l'oeuvre depuis deux ans. Nous avons mis fin au secret bancaire, qui protégeait les évadés fiscaux. Le temps est révolu des échanges à la demande entre pays, pour savoir si untel avait un compte en Suisse et obtenir ensuite des réponses rapides ou lentes, complètes ou non, sur une banque mais non sur une autre, voire aucune réponse... Nous avons désormais des accords d'échange automatique d'informations sur les comptes des non-résidents avec la Suisse, le Liechtenstein, Saint Marin, Monaco et Andorre. Il n'y a donc plus de secret bancaire, non seulement dans l'Union européenne, où il n'y en avait pas, mais en Europe plus largement.
Nous avons aussi introduit de la transparence entre les administrations fiscales nationales afin qu'elles cessent de se cacher des informations sensibles, grâce à des échanges d'information sur les rescrits fiscaux. C'est la conséquence des fameux LuxLeaks : la directive a été adoptée en seulement sept mois. En janvier, j'avais proposé un bouclier anti-fraude fiscale qui comprend des règles contraignantes pour mettre fin, un par un, aux mécanismes les plus couramment utilisés par les entreprises pour contourner l'impôt. Les entreprises multinationales doivent payer des impôts là où elles génèrent des profits : tel est notre slogan.
Dans ce cadre, la décision relative à Apple marque un moment fondateur, même s'il ne faut y voir rien d'autre qu'une application des règles européennes, non une décision anti-américaine. L'approche vaut pour toutes les entreprises, quelle que soit leur nationalité, à partir du moment où elles agissent dans l'Union européenne.
La directive contre l'évasion fiscale a été adoptée encore plus vite, en cinq mois. De nouvelles règles de coopération se sont mises en place entre les fiscs nationaux, qui vont échanger des informations sur les activités des multinationales, pays par pays : montant du chiffre d'affaires, bénéfice avant impôt, impôt acquitté et dû, nombre d'employés. C'est ce qu'on appelle le country-by-country reporting. La Commission européenne souhaite qu'il soit public. Je ne vois pas de contradiction entre la transparence et la compétitivité. Quand l'Assemblée nationale avait adopté le texte que je lui présentais sur les banques, cela ne les a pas pénalisées. L'Allemagne est réticente, mais le Royaume-Uni était jusqu'à présent très proactif sur la question, alors que son économie est très ouverte. Sans se désarmer, il faut avancer dans ce domaine.
J'en viens à l'agenda fiscal des prochains mois, tout aussi ambitieux. S'agissant de l'impôt sur les sociétés, nous allons relancer le projet ACCIS, relatif à l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés. En fournissant un seul ensemble de règles obligatoires pour les entreprises, il réduira leurs charges administratives et comptables et limitera les possibilités d'arbitrage fiscal. C'est bon pour la lutte contre l'évasion fiscale, bon pour les entreprises, bon pour les citoyens.
Une réforme ambitieuse de la TVA est prévue. Je proposerai en 2017 un régime qui permettra enfin d'endiguer la fraude transfrontalière à la TVA, qui s'élève à 160 milliards d'euros. Fin novembre, je proposerai aussi une réforme des règles de TVA sur le commerce électronique, où les fraudes sont massives. Par ailleurs, nous allons offrir aux États membres la possibilité d'appliquer aux publications électroniques, livres numériques et presse en ligne, le même taux de TVA qu'aux imprimés. Cela mettra d'ailleurs fin à un contentieux entre l'Union européenne et la France sur cette question. Même si l'on peut, comme moi, préférer l'imprimé, le choix du support doit être neutre sur le plan fiscal.
S'agissant de la taxe sur les transactions financières, nous avons quelques mois pour parvenir à une solution. Les États qui se déclarent prêts à participer à cette coopération renforcée semblent sur le point de s'entendre sur le cadre de définition essentiel de cet impôt. Je me réjouis du soutien de la France. Les prochaines semaines seront à cet égard décisives.
Enfin, nous allons intensifier la promotion de la bonne gouvernance fiscale à l'échelon international. Dans le cadre du G20 et de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l'Union européenne est à la pointe sur ce sujet. La Commission européenne va mettre en place un instrument puissant, à savoir une liste commune de pays et territoires non coopératifs, assortie de sanctions communes. Il y a quinze jours, nous avons publié une batterie de critères, sur laquelle un dialogue s'est amorcé – la liste n'ayant d'autre fin que d'inciter les États à en sortir.
La liste unifiée devrait voir le jour dans le courant de l'année 2017, avec des sanctions possibles. Il y a dans ce domaine une anomalie européenne. Pour l'heure, seules des listes nationales existent. Alors que le Portugal recense 85 paradis fiscaux, d'autres pays de l'Union européenne, comme l'Allemagne, n'en connaissent aucun. Ainsi, le Panama n'est un paradis fiscal que pour huit États membres, et maintenant neuf puisque la France le reconnaît aussi comme tel désormais. Comme mener une action cohérente sur une base aussi éparse et disparate ?
Nous tenons là une preuve de l'utilité et de l'efficacité de l'Europe. Car ce sont des sujets fiscaux où il n'est pas possible d'agir de manière efficace au niveau national, mais seulement au niveau européen, voire au niveau mondial. À travers sa législation et son action, l'Europe montre toute son efficacité sur ces sujets.