Intervention de Hervé Gaymard

Réunion du 28 septembre 2016 à 16h15
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaHervé Gaymard, rapporteur :

Deuxième question : quelles sont les méthodes d'évaluation et, surtout, leur fiabilité ? L'évaluation de l'impact d'un ALE repose sur une méthodologie bien définie, formalisée par la Commission européenne dans un « Handbook » et des Lignes directrices. Avec plus de dix ans de recul et de nombreuses études d'impact publiées, il est aisé d'analyser comment la Commission évalue ex-ante et ex-post les ALE.

Cette évaluation présente quatre caractéristiques.

Première caractéristique : le recours à des consultants extérieurs. Joaquim Pueyo l'a déjà évoqué, les études d'impact de la Commission s'appuient largement, voire en totalité, sur les constats et analyses des consultants qu'elle recrute. Le recours à ceux-ci est nécessaire en raison des compétences requises pour la modélisation (on va y revenir) mais également pour légitimer les études d'impact. En effet, maintenant que les décisions de la Commission en matière de politique commerciale sont débattues publiquement, voire contestées, celle-ci doit pouvoir opposer autre chose que le silence ou ses propres certitudes. Il est donc dans son intérêt de s'appuyer sur des études d'impact elles-mêmes basées sur des études de consultants indépendants dont l'impartialité est systématiquement mise en avant. Cette méthode d'évaluation légitime donc à la fois le processus d'élaboration des décisions et les décisions elles-mêmes.

Toutefois, sans forcément remettre en cause la déontologie des consultants recrutés, l'indépendance de leur analyse comporte nécessairement des limites. La première, c'est que le monde de l'évaluation des ALE est petit et qu'il entretient des liens étroits avec les institutions européennes. Malgré le recours à un appel d'offres public, seul un très petit nombre de consultants se partage le « marché » de l'évaluation des accords de libre-échange et la Commission, dans son ensemble, peut parfois représenter un client très important pour eux, créant ainsi le risque d'une dépendance.

La deuxième limite découle de l'encadrement des travaux des consultants par la Commission. Certes, ce fait n'est ni surprenant ni scandaleux mais on peut s'interroger sur certaines dispositions figurant, par exemple, dans les appels d'offres. L'un d'entre eux fait ainsi obligation au consultant de construire son analyse sur « un scénario ambitieux impliquant une libéralisation totale du commerce des biens, une progressive et réciproque libéralisation du commerce des services, la réduction du coûts des barrières non tarifaires et des hypothèses ambitieuses de libéralisation dans les autres domaines de négociation ». Or, un tel scénario ne peut que maximiser le gain que l'Union européenne retirerait de la conclusion de l'ALE concerné.

Deuxième caractéristique : l'évaluation est transparente et participative. Alors que les négociations commerciales ont toujours été, jusqu'à une période récente, marquées par le secret, les évaluations ont dès l'origine suivi une logique inverse. Les trois études d'impact ex-ante de la Commission comme les évaluations ex-post sont ainsi rendues publiques. De même, les études des consultants, sur lesquelles se basent en pratique les études d'impacts de la Commission, sont également rendues publiques.

En outre, les consultants ont l'obligation, en application du « Handbook » et des Lignes directrices, d'associer les parties prenantes (ONG, entreprises, partenaires sociaux, universitaires, administrations…) au processus d'évaluation, en particulier dans le cadre de l'étude d'impact sur le développement durable.

Cette étude d'impact sur le développement durable, pour le consultant, se divise en trois rapports successifs : rapport initial, rapport préliminaire et rapport final. Non seulement les parties prenantes sont sollicitées via des questionnaires et des entretiens mais elles ont la possibilité de réagir directement à chacun de ces rapports qui sont rendus publics et ouverts à commentaires sur un site internet dédié.

Ce processus de consultation, comme les études d'impact elles-mêmes, vise notamment à légitimer ces dernières. La Commission n'en fait d'ailleurs pas mystère. Dans le « Handbook », elle écrit ainsi que ce « processus de consultation ouvert, transparent et large est essentiel à l'analyse » assure « la transparence, la qualité, la crédibilité et la légitimité » de l'évaluation.

Troisième caractéristique : l'évaluation est très complète et approfondie, à la seule exception des droits humains. C'est un fait qui apparaît immédiatement à qui prend connaissance des études d'impact de la Commission et, en particulier, des études d'impact sur le développement durable réalisées par les consultants : elles représentent plusieurs centaines de pages et analysent de manière systématique l'ensemble des impacts potentiels de l'ALE envisagé, qu'il s'agisse des impacts économiques bien sûr, mais également sociaux et environnementaux sur le ou les pays concernés comme sur l'Union européenne. Les impacts potentiels négatifs, en particulier, ne sont jamais ignorés. Les différentes études d'impact de l'ALE avec la Colombie et le Pérou attirent ainsi l'attention sur les risques pour l'environnement d'un accroissement de l'investissement européen dans le secteur minier, lequel présente en outre des enjeux importants s'agissant des droits sociaux.

En revanche, l'impact des ALE sur les droits humains a pendant longtemps été le « parent pauvre » de l'évaluation, victime d'une certaine mauvaise volonté de la Commission. C'est ainsi que les anciennes lignes directrices pour les études d'impact, publiées en 2005, comme l'ancien « handbook » de 2006, n'intègrent pas les droits humains et la démocratie dans le champ des études d'impact.

Or, il est évident qu'un accord de libre-échange peut aussi avoir un impact, positif ou négatif, sur les droits humains et la démocratie dans le pays concerné, en particulier s'il s'agit d'un pays en voie de développement. Dans ces conditions, l'absence de prise en compte des droits humains et de la démocratie dans l'évaluation préalable des ALE était difficilement compréhensible, si ce n'est comme preuve de la volonté de la Commission de ne pas mélanger commerce et droits humains.

Les choses ont ensuite lentement évolué. Les nouvelles lignes directrices, publiée en 2009, imposent une analyse de l'impact sur les droits fondamentaux de toute initiative et un guide opérationnel pour la prise en compte des droits fondamentaux dans les études d'impact a été publié en 2011. À partir de 2012, les appels d'offres des consultants leur faisant obligation d'évaluer l'impact sur les droits humains. Cependant, si elles doivent être saluées, ces documents n'établissaient pas une véritable méthodologie pour l'évaluation de l'impact des ALE sur les droits humains.

C'est pourquoi, en 2012, le Conseil a exigé de la Commission qu'elle incorpore les droits humains dans toutes les études d'impact et développe une méthodologie pour prendre en compte la situation des droits humains. En d'autres termes, elle ne pouvait pas se contenter de règles générales mais devait élaborer une méthodologie précise et spécifique pour l'évaluation de l'impact sur les droits humains des ALE. Cette méthodologie a pris la forme de lignes directrices publiées par la DG Trade le 2 juillet 2015. Par conséquent, alors que la Commission a établi ses premières lignes directrices en 2005, c'est seulement dix ans plus tard qu'est applicable une méthodologie pour la prise en compte des droits humains dans l'analyse de l'impact des ALE.

Fin de l'histoire ? Non. En effet, la Commission considère que l'obligation d'évaluer l'impact des ALE sur les droits humains est entrée en vigueur en 2012 et qu'elle ne s'applique pas rétroactivement aux négociations commerciales engagées avant cette date.

Par conséquent, malgré les demandes répétées des ONG, elle a refusé d'évaluer l'impact sur les droits humains de l'ALE avec le Vietnam, dont les négociations ont été ouvertes en 2006 dans le cadre de l'ASEAN et ce, alors même qu'elles ont été relancées (en tant que telles) en 2012. Saisi de ce refus, l'Ombudsman européen a recommandé à la Commission, le 26 mars 2015, réaliser une telle étude d'impact. Cette recommandation n'a pas été suivie d'effet, pas plus que la résolution du Parlement européen du 17 avril 2014 relative à la situation de l'accord de libre-échange UE-Vietnam, qui appelait elle aussi la Commission à réaliser une telle étude. Les négociations de l'ALE UE-Vietnam ont finalement été conclues le 2 décembre 2015, sans que l'impact sur les droits humains ait été évalué.

Enfin, quatrième et dernière caractéristique : le recours inévitable à la modélisation économique et les problèmes qu'il pose.

Les études d'impact de la Commission obéissent à une procédure et une méthodologie précises. Celles-ci sont censées garantir leur fiabilité dans l'évaluation des effets économiques, sociaux et environnementaux des accords de libre-échange. Cependant, il faut être conscient que ces études d'impact ne portent pas sur un projet bien délimité de directive ou de règlement. Elles portent sur un accord de libre-échange de « nouvelle génération » dont le contenu, au moment de l'évaluation, est encore incertain et qui, par son ampleur, affectera l'ensemble des secteurs économiques des pays concernés mais aussi leur population, à travers ses effets sur les salaires et l'emploi, ainsi que l'environnement.

L'évaluation d'un ALE repose donc sur un outil spécifique : la modélisation, qui constitue l'outil de prédilection des consultants recrutés par la Commission. L'objet de cette modélisation est de reproduire, dans un modèle mathématique, l'ensemble des agents et secteurs économiques des pays concernés ainsi que leurs interactions et simuler l'impact qu'aurait l'ALE sur des variables internes comme le PIB, le revenu net ou les exportations.

Il permet également de simuler l'impact social d'un l'ALE, notamment la pression sur les salaires qui résulterait d'un accroissement des exportations et, donc, de la production ; de même, pour l'évolution des émissions de CO2, qui se déduit des changements de niveau de la production des différends secteurs économiques.

Les modèles utilisés – modèles d'équilibre général calculable – sont d'essence néoclassique. Leur construction s'opère en trois étapes :

– la première est la construction d'une base de données représentative de l'économie concernée pour une période donnée. Outre l'ensemble des données publiques disponibles, les consultants peuvent s'appuyer sur la base de données internationale du commerce international GTAP ;

– une fois les données rassemblées, il faut construire le modèle proprement dit qui doit être capable de représenter et de comptabiliser l'ensemble des transactions entre tous les secteurs et marchés de cette économie. Ce modèle repose sur des variables endogènes ou libres, dont le niveau est susceptible de changer après l'ALE (par exemple la consommation des ménages, l'investissement, l'épargne…) et des variables exogènes ou fixes (par exemple le taux d'impôt sur le revenu, les droits de douanes et autres barrières non-tarifaires…). Ils modélisent également le comportement des agents (État, ménages, entreprises) tel que résultant des théories microéconomiques, incluant des comportements d'optimisation. Enfin, les modèles intègrent de nombreux paramètres et hypothèses générales, à la fois pour l'économie concernée et pour les économies tierces ou l'économie mondiale (par exemple, signature d'autres ALE, prix du pétrole, inflation, taux d'intérêt, coût du transport…) ;

– enfin, une fois les variables et paramètres définis, les concepteurs du modèle leur donnent une valeur.

Ces éléments – très schématiques – rappelés, notre rapport a pointé quatre problèmes de cette modélisation, telle qu'elle est mise en oeuvre pour l'évaluation des ALE.

Premier problème, les données utilisées dans le modèle ne sont pas forcément complètes ni adéquates.

Ainsi qu'on l'a dit, les consultants s'appuient sur l'ensemble des données disponibles pour construire le modèle et, en particulier, sur la base de données GTAP, qui est une base de données mondiale sur le commerce international. Or, cette base de donnée n'est pas actualisée tous les ans, si bien que les études d'impact peuvent reposer sur des données anciennes. Par exemple, la version actuelle de GTAP s'arrête en 2011. En outre, les données s'appuient sur la production des offices statistiques nationaux qui peut être imparfaites, à la fois en qualité et en raison de conventions différentes. Enfin, et c'est le plus important, certaines données sont tout simplement absentes. C'est le cas, par exemple, de l'économie informelle mais c'est surtout le cas de l'ensemble des barrières non-tarifaires et, plus généralement, des barrières au commerce des services. Ainsi, s'agissant de l'ALE avec la Corée du sud, le consultant note : « la base de données GTAP sur les services montrent que toutes les protections tarifaires sont égales à zéro ».

Ce premier problème est connexe au deuxième problème. La structure du modèle et les hypothèses utilisées reposent sur des choix subjectifs des consultants. En effet, il n'y a pas qu'un seul modèle d'équilibre général calculable. Même si le modèle GTAP (élaboré par les auteurs de la base de données du même nom) est largement utilisé, d'autres ont pu l'être. Or, comme le dit le consultant recruté pour l'étude d'impact de l'ALE avec la Colombie et le Pérou : « la qualité de ces modèles dépend avant tout de celle des équations et des paramètres. Ainsi, toute erreur ou modification de paramètre peut avoir un impact important sur les résultats ».

Même s'il n'y en avait qu'un seul, un consultant doit ainsi faire de nombreux choix lorsqu'il construit son modèle et donne des valeurs aux différents paramètres : au-delà de ceux qui tiennent de la divination comme l'évolution des prix du pétrole, deux sont particulièrement importants :

Le premier, ce sont les élasticités de substitution des produits importés aux produits nationaux. Plus elles sont élevées, et plus l'ALE entraînera une augmentation des exportations bilatérales. Or, selon l'OMC, l'estimation de ces élasticités est « controversée » et repose parfois sur des sources remontant à une quinzaine d'années. Dans tous les cas, c'est le consultant qui estime cette élasticité, sans d'ailleurs toujours renseigner ses sources.

Le deuxième, déjà évoqué, c'est la détermination du niveau des barrières non-tarifaires. Celles-ci ne sont en effet jamais renseignées dans les bases de données. Or, elles sont fondamentales car maintenant que les droits de douane ont été largement éliminés, l'essentiel du gain des ALE de « nouvelle génération » découle de la réduction des barrières non-tarifaires.

Comme font les consultants ? Notre rapport présente le cas du PTCI. Le consultant recruté par la Commission a interrogé directement 5500 entreprises des deux côtés de l'Atlantique et dans les pays tiers, en leur demandant de noter de 0 à 10 le niveau global de protection dans leur secteur. Cependant, ces réponses ne sont pas utilisables en tant que telles. Il faut leur donner un équivalent ad valorem dans le modèle, ce que le consultant a fait en utilisant un autre modèle économique. Par conséquent, dans l'évaluation des barrières non-tarifaires dans le PTCI, la subjectivité du modèle utilisé par le consultant s'ajoute à la subjectivité des réponses des entreprises, aboutissant à un niveau de barrières tarifaires unique dans des secteurs aussi vastes que, par exemple, la chimie ou les transports.

Troisième problème : le contenu des ALE n'étant pas connu au moment de l'évaluation, celle-ci repose sur différents scénarios de libéralisation dont il n'est pas certain qu'ils se retrouvent dans l'accord final. Un exemple : si l'Union a signé un ALE avec la Colombie et le Pérou, à l'origine, elle négociait la Communauté andine, incluant l'Équateur et la Bolivie, si bien que les études d'impact prenaient en compte ces quatre pays.

Enfin, dernier problème, les postulats idéologiques des modèles d'équilibre général calculable. Deux sont particulièrement problématiques :

- étant des modèles néoclassiques, ils postulent le plein emploi et la pleine utilisation des facteurs de production. Dans ces conditions, ils ne sont pas capables de mesurer l'impact d'un ALE sur le niveau de chômage ;

- étant des modèles d'équilibre, ils postulent que le passage d'un état d'équilibre à un autre se fait sans frictions ni coûts d'adaptation, les secteurs les plus compétitifs absorbant toutes les ressources, y compris celles libérées par les secteurs les moins compétitifs. Or, dans les faits, ces derniers se contractent plus vite que les premiers, laissant de nombreux employés sur le carreau.

En conclusion, même si elle est menée de manière sérieuse et approfondie, l'évaluation des ALE se heurte à des limites insurmontables qui font douter de sa fiabilité.

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