Le rapport que nous présentons aujourd'hui est ambitieux ; de façon quelque peu hétérodoxe pour une évaluation, il ouvre des perspectives sur ce qu'il faudrait encore réformer pour aboutir à un système ferroviaire parfaitement assuré de son avenir dans notre époque.
Nous avons tendance à penser le système ferroviaire comme dans les années 1960, 1970 ou 1980. Ce mode de transport connaît des contraintes particulières, est très intense en capital et très coûteux. Il ne parvient à s'équilibrer qu'en remplissant ses trains, sans bénéficier de la souplesse des autres modes de transport : celle de l'avion, dont les coûts d'infrastructure, en comparaison, sont faibles, ou celle de la route, dont les frais d'infrastructure sont intégralement financés par le contribuable.
La question de l'avenir du transport ferroviaire est posée dans un environnement profondément bouleversé, très urbanisé par rapport à la fin du XIXème siècle, époque à laquelle le réseau a été conçu : à l'usage du fret tout d'abord, puis pour les passagers en congés payés. Aujourd'hui, tout le monde possède une automobile, et la question de la pertinence du train et de sa vocation est posée, quand bien même chacun voudrait qu'il desserve son village. Ce qui importe, c'est de savoir où et comment rendre le meilleur service au plus grand nombre d'usagers. C'est là la question du service public.
Le monde du transport a été fracassé en très peu de temps, et aujourd'hui seuls les cheminots croient détenir un monopole, alors qu'ils sont soumis à la concurrence des vols low cost. Lorsqu'il s'agit de parcourir 500 ou 600 kilomètres, un vol low cost est souvent moins cher et plus rapide. Ainsi, la construction d'une ligne TGV Bordeaux-Madrid serait-elle très coûteuse : il faudrait franchir la montagne, alors que le vol low cost coûte entre 30 et 100 euros.
Existe aussi BlaBlaCar, dont le trajet moyen représente 300 kilomètres, et qui participe de l'économie collaborative : cela revient à dire qu'aujourd'hui l'usager se défend des « offreurs ». Or, depuis toujours, l'offre de transport ferroviaire a été conçue soit par les ingénieurs, soit par les politiques. Mais l'usager, résilient, contourne cette espèce de déterminisme de l'offre en exprimant de nouveaux besoins.
Ces nouveaux besoins sont invasifs et constituent une nouvelle concurrence : encore une fois, seul le cheminot pense être en situation de monopole. Les concurrences sont redoutables, et l'économie de nos systèmes ferroviaires s'est d'ailleurs considérablement dégradée. Elle n'a fonctionné qu'au prix d'un endettement mis sous le tapis de façon permanente, en mettant en place des projets caractérisés par des contraintes nouvelles : augmentation faramineuse des coûts de construction des nouvelles lignes, intolérance des usagers aux tarifs.
Aujourd'hui les usagers du train express régional (TER) se plaignent des tarifs alors qu'ils acquittent 28 % du coût réel de la prestation : ils sont tous convaincus que c'est trop cher ! S'il fallait répercuter sur l'usager de la ligne Bordeaux-Paris le coût réel, le prix de l'aller simple atteindrait 200 euros. Aussi le système est-il subventionné, et cela coûte 14 milliards d'euros par an. Certes, dans cette somme figurent 4 milliards d'euros au titre du régime de retraite et du régime social. Les cheminots se plaignent beaucoup, mais aucune régulation budgétaire n'est intervenue, ni sous le Gouvernement actuel ni sous les Gouvernements précédents. On objectera qu'il s'agit du service public, mais les budgets publics n'en sont pas moins toujours contraints.
Le système est donc très subventionné et, à mes yeux, souffre aujourd'hui de deux très grands problèmes.
Le premier, j'y insiste, est l'inconséquence de l'État dans ses programmes d'investissement, qui sont dictés par des influences politiques et non par l'intérêt de l'usager – cela au plus haut niveau et depuis longtemps. (Applaudissements sur les bancs des députés Les Républicains et murmures)
Le programme « tout-TGV » a mis à plat le réseau classique : 4 000 kilomètres de lignes structurantes ont été ainsi été ralentis par le programme tout-TGV commandé par messieurs Bussereau et Borloo. L'abandon du réseau classique rend, à chaque jour qui passe, plus chère la régénération. Aujourd'hui, même si des orientations budgétaires non négligeables ont été prises en faveur de la régénération, de l'entretien et de la maintenance, nous demeurons dans une indécision qui fait que, bien que disposant d'un très grand réseau, nous n'avons pas de programme pluriannuel public débattu.
Aussi est-ce, un matin, tel ou tel politique qui décide que l'on fera telle ou telle ligne. Et la SNCF, dont le corps social est ultra-conservateur et conflictuel, éprouve les plus grandes difficultés à mobiliser celui-ci pour améliorer la productivité interne.
C'est là le second problème que je souhaite évoquer. Lorsque l'on enjoint à la SNCF de réaliser des gains de productivité interne en travaillant plus, et que l'on fait rouler sur des lignes classiques des TGV, qui coûtent 200 % plus cher que partout en Europe et dont les coûts d'exploitation sont de 30 % supérieurs à ceux des trains Intercités, comment voudrait-on mobiliser le corps social ?
Notre rapport n'est pas dans l'air du temps, mais j'ai tenu à ce qu'il soit objectif et honore l'Assemblée nationale dans sa capacité à éclairer l'avenir du système ferroviaire, y compris en ne tenant pas compte de la conjoncture précise, et des influences des uns et des autres pesant sur lui. (Applaudissements sur de nombreux bancs)
Quelles sont nos recommandations ?
La première est de préparer l'arrivée de la concurrence sur le réseau, car nous n'avons pas le choix : le 1er janvier 2020, les TGV y seront soumis ; le 1er janvier 2023 ce seront les autres trains intérieurs, TER et trains d'équilibre du territoire (TET).
La France n'a pas résisté à la tentation : je suis allé à Bruxelles, où j'ai constaté qu'elle s'y montrait favorable à la mise en concurrence devant le Conseil européen, pour y être défavorable dès que le ministre avait franchi le Quiévrain… Nous avons toujours été pour la concurrence, parce que nous sommes Européens et créons l'Europe du rail, et que nous représentons un très grand acteur de la concurrence à l'étranger.
La SNCF est partout : en Grande-Bretagne, en Allemagne, mais des compagnies ferroviaires françaises très brillantes, comme Transdev ou la RATP, opérateurs de transport à l'étranger, sont interdites de train chez nous ! Notre pays dispose dans le domaine du transport d'un très grand potentiel de développement, pour peu qu'il ne s'égare pas dans des replis nationaux désuets. Une grande partie du monde s'éveille au transport, nous sommes forts dans le domaine aérien, dans le domaine automobile, ainsi que dans le ferroviaire, secteur très compliqué qui comporte beaucoup d'ingénierie ; nous ne devons pas avoir peur car, sinon, les Chinois prendront la place.
La concurrence arrive, nous devons nous y adapter. Ne répétons pas les erreurs commises pour le fret, alors que nous avons commis des textes de loi furtifs sans négocier en amont les conditions sociales, et que nous atteignions en 2000 de 57 millions de tonnes-kilomètre. Aujourd'hui, après cinq plans de relance du fret qui ont coûté des milliards, nous n'avons plus que de 34 millions de tonnes-kilomètre, parce que nous n'avons pas construit les infrastructures nécessaires, que nous avons abandonné le wagon isolé et que nous avons négligé de passer une convention collective. Dans la crise du fret, la plus importante est celle qui concerne le fret SNCF, « biberonné » par l'entreprise et qui commence à rencontrer des difficultés avec ses concurrents, lesquels ont formé des recours à l'encontre de cette pratique devant l'Autorité de la concurrence ou à Bruxelles.
Ainsi le constat est-il le suivant : un trafic ralenti sur 4 000 kilomètres de voies, une régénération qui prendra quinze à vingt ans, un rapport sénatorial préconisant, tous bords politiques confondus, un moratoire sur les nouvelles lignes à grande vitesse pendant au moins quinze ans afin de pouvoir remettre en état le système ferroviaire.
Nous proposons donc, en premier lieu, d'autoriser les expérimentations en région, et, en second lieu, que, préalablement à toute expérimentation, le cadre social des transferts de personnel soit négocié. Chacun connaît les transports collectifs urbains : lorsque l'on change de délégataire de service public, les personnels sont repris par le nouveau prestataire ; or rien de tel n'est prévu actuellement pour les chemins de fer.
La négociation doit avoir lieu avant le transfert. C'est difficile, car il y a un gap social et un certain nombre de cheminots pourraient préférer rester à la SNCF, si bien que l'entreprise sombrerait. Il faut cependant souligner que la SNCF a beaucoup évolué au sujet de la concurrence, car elle se rend compte qu'elle a besoin d'un aiguillon pour se comparer et mettre en oeuvre une meilleure productivité.
Il n'y a pas de fatalité à ce que les coûts des chemins de fer français soient 30 % plus élevés, en exploitation comme en travaux, que ceux de l'ensemble des autres systèmes ferroviaires, et ce indépendamment de la sécurité de l'emploi, car nombre de ces systèmes sont également régis par des statuts. Ce surcoût pèse sur l'usager ou sur le contribuable, car il y a toujours une victime de ces situations. Mais il n'y a pas de fatalité : nous devons renouer avec la productivité, et je reconnais qu'un effort considérable a été fourni par les cheminots, dont les effectifs n'ont cessé de baisser sans que les trains cessent de rouler.
La plus grande carence a surtout porté sur les choix et les investissements de l'État, singulièrement sur l'état du réseau, qui est calamiteux, bien au-delà de ce que nous pensions, tandis que nous avons construit un deuxième réseau, dont je ne nie pas l'utilité, mais qui coûte très cher et dont le coût kilométrique est en constante augmentation. C'est l'un des plus chers du monde en termes de coûts.
La question posée à notre politique ferroviaire est de savoir si nous fonctionnons uniquement avec un réseau TGV, ce qui reviendrait à abandonner de nombreux territoires, ou si, au contraire, nous choisissons le rééquilibrage. Un virage extrêmement sensible a été pris par ce Gouvernement, mais les priorités n'apparaissent pas encore clairement, car elles sont insuffisamment ciblées. C'est pourquoi nous pensons qu'il faut établir une programmation prévisionnelle des investissements ferroviaires ; les Gouvernements doivent avoir le courage de dire ce qu'ils prévoient de faire à terme de dix ans, avec d'éventuelles révisions trisannuelles, en l'affichant très clairement.
Un député. On peut dire cela quand les TGV arrivent à Bordeaux mais qu'ils ne vont pas au-delà…