S'agissant de l'évolution du groupe SNCF lui-même, nous formulons trois propositions.
Premièrement, filialiser Fret SNCF, ce qui, par la force des choses, devrait être réalisé rapidement, faute de quoi cet EPIC fera subir au groupe tout entier des pénalités très importantes. Fret SNCF a les moyens d'être compétitif, un redressement est d'ailleurs amorcé. Cette filialisation passerait par la création d'une société anonyme (SA) publique à 100 %.
Deuxièmement, filialiser à terme SNCF Mobilités en en faisant une SA, elle aussi publique à 100 %. En effet, la SNCF doit être dotée d'un vrai conseil d'administration : ce n'est pas qu'elle en ait un faux, mais il s'agit d'un conseil d'administration d'EPIC, comprenant des hauts fonctionnaires astreints au devoir de réserve et qui, de fait, ne peuvent pas délibérer des affaires courantes, faute de consignes de leur ministre ou faute d'être autorisés à exprimer une opinion personnelle.
Par ailleurs, l'industrie n'y est pas présente ; en dernière analyse, il s'agit d'un face-à-face entre les syndicats, la direction et quelques personnalités extérieures, relativement sous-informées. Or, je considère que, pour ce qui regarde SNCF Mobilités, il faut une entreprise publique, chargée d'une mission de service public, sous contrôle de l'État et des régions. Elle doit toutefois avoir la flexibilité et la rapidité de réaction d'une entreprise confrontée à toutes les concurrences, y compris intermodales.
L'évocation d'une SA publique à 100 % a fait monter les syndicats au créneau, ceux-ci oublient un peu vite que c'est ainsi que le Front populaire a créé la SNCF, elle n'avait pas la structure d'un EPIC à l'époque ; nationalisée, elle était publique à 100 % ! Il est curieux de voir les syndicats renier ainsi leur passé, mais ils comprendront très vite l'intérêt de cette transformation.
Telles sont les modifications que nous proposons pour que le groupe soit plus mobile et efficace sur le plan interne.
S'agissant des gares, nous proposons de les filialiser de façon autonome auprès de SNCF Réseau. Elles constituent un élément de l'infrastructure, qui doit garantir une totale indépendance afin d'accueillir de nouveaux entrants. Aussi imagine-t-on mal qu'elles puissent demeurer dans le giron de SNCF Mobilités le jour où la Deutsche Bahn (DB) ou l'une de ses filiales, par exemple, arrivera : il ne sera pas concevable de dire : « tel quai n'est pas libre » ou « vous ne pouvez pas installer votre guichet ici »… Ce serait fort mal vu par l'Europe, et ne manquerait pas d'être source de contentieux.
La SNCF, certes, préférerait la création d'un quatrième EPIC, mais la filialisation que nous proposons permettrait une unification patrimoniale. Aujourd'hui, une partie de ce patrimoine appartient à SNCF Réseau, l'autre à SNCF Mobilités, ce qui est souvent très complexe pour les élus locaux et les opérateurs lorsque la gare et le quai relèvent d'entités différentes. Je rappelle que M. Frédéric Cuvillier partageait, à l'époque, l'idée de cette filialisation.
Les régions pourraient alors être intéressées par la dévolution de certains éléments du réseau : il existera peut-être un réseau régional et des gares régionales. En tout état de cause, il importe de conserver la péréquation existant aujourd'hui entre les gares qui rapportent de l'argent et celles qui en perdent.
Le rapport consacre également un chapitre à l'industrie ferroviaire, qui suscitera probablement des réactions. Aujourd'hui, une grande partie de notre industrie ferroviaire est déterminée, non par les usagers, mais par les trains produits. Or la gamme est pauvre, puisque deux modèles de train seulement sont fabriqués : les TER Régiolis, et les TGV — la « Rolls ». Cela nous conduit à acheter à l'étranger nos trains Intercités, qui coûtent 11 millions d'euros et roulent à 250 kilomètres à l'heure. Sinon, nous recourrons au TGV qui coûte 30 millions d'euros par rame, en le limitant à 200 kilomètres à l'heure.
C'est la démarche qui a été adoptée afin de faire fonctionner notre industrie, ce qui n'est pas illégitime, mais ne doit pas se constituer en rente de situation : nos rames de TER sont plus chères que celles qui ont été mises en concurrence. Au cours des vingt-cinq dernières années, que j'appellerai les « vingt-cinq glorieuses », notre industrie a profité de ce système : toutes les villes se sont équipées en tramways, ce qui a fait travailler Alstom. Toutes les régions se sont équipées en TER fabriqués par Alstom ou Bombardier, sur la base de contrats à échéance de dix ans. De son côté le « tout-TGV » a conduit à acheter beaucoup de rames de ce modèle.
Aujourd'hui, Alstom connaît une incontestable baisse de charge ; cette entreprise doit désormais trouver des contrats à l'étranger, où elle connaît de beaux succès, car il ne s'agit pas que d'industrie ferroviaire. Elle doit aussi être incitée à fabriquer des trains correspondant aux besoins de nos usagers. Or il n'a jamais été envisagé de renouveler notre réseau de circulation à 250 kilomètres à l'heure, ce qui coûterait infiniment moins cher que les lignes TGV. Ainsi, pour la liaison entre Bordeaux et la frontière espagnole, seulement huit minutes seraient-elles perdues par rapport à une ligne à grande vitesse (LGV), tandis que des milliards d'euros seraient économisés.
La situation actuelle est absurde : nous ne vendons nos TGV qu'à la France, car aucun autre pays n'en achète ! C'est comme si l'on avait intimé à Air France l'ordre de n'acheter que des Concorde.
Les relations avec notre industrie doivent être normalisées ; nous ne pouvons faire ce que tous ont fait en pipant éternellement les marchés publics. À cet égard, il me semble que lorsque les régions, confrontées à des usagers peu désireux d'acquitter le prix réel, seront propriétaires de leur matériel, elles y regarderont à deux fois.
L'industrie ferroviaire ne doit pas être celle qui fait l'offre : elle doit s'adapter aux besoins des usagers.
Enfin, il faut conserver à l'esprit que la SNCF, elle, conduit une stratégie, même si celle-ci est obscure, singulièrement dans le domaine des comptes – et je ne souhaite pas que nous en restions là.
La première des stratégies possibles consiste en la transformation en groupe multimodal, et la SNCF a raison de privilégier cette orientation, car elle souhaite, dans un contexte mouvant, conserver sa clientèle. La seconde stratégie – que j'appellerai celle du Titanic, puisque l'EPIC, en proie à des conservatismes sociaux radicaux, se veut immuable – consiste à doubler l'EPIC de filiales. Si l'EPIC venait à sombrer, le paquebot serait alors sauvé par ses canots de sauvetage, c'est-à-dire les filiales.
Si la SNCF ne craint pas la concurrence ferroviaire, c'est probablement parce que l'entreprise susceptible de lui prendre le plus de parts de marché sera sa propre filiale Keolis. Paralysée par son statut d'EPIC, la SNCF a en effet multiplié les filiales : Sferis, qui opère à moindre coût dans le secteur des travaux ; Voies ferrées locales et industrielles (VFLI) pour le fret, dont le chiffre d'affaires est en croissance constante.
Il ne faut donc pas laisser l'EPIC mourir, même si le propos n'est guère populaire, mais il doit se réformer, et l'ensemble des propositions que nous formulons aujourd'hui constitue des pistes de réforme de la SNCF. (Applaudissements sur de nombreux bancs)