Intervention de Luuk Van Middelaar

Réunion du 12 octobre 2016 à 8h30
Commission des affaires européennes

Luuk Van Middelaar, historien et philosophe, ancien membre du cabinet du président Herman Van Rompuy, auteur de le passage à l'Europe :

Je vous ferai d'abord part de mon analyse du référendum britannique et de sa signification pour les politiques européennes. Ce faisant, j'aborderai le thème de la protection. Je reviendrai de manière plus détaillée sur les aspects institutionnels après vos éventuelles questions, car il faut examiner, au préalable, le paysage politique du point de vue des électeurs.

Le Brexit est un événement sérieux, une rupture, que je comparerais volontiers à une amputation : l'Union européenne perd l'un de ses grands membres, ce qui est grave, mais ne devrait pas être mortel, à condition que l'on soigne correctement les plaies, c'est-à-dire que les vingt-sept parviennent à se ressouder en tant que corps unique.

Je ne considère pas le Brexit comme une chance, en tout cas à court terme. Certains disent : « Vivement que les Britanniques soient partis ; ils vont cesser de nous mettre des bâtons dans les roues ! » Je n'adhère pas à ce discours pour une raison très simple : les grandes crises qu'a traversées l'Union européenne depuis 2008, à savoir la crise de l'euro, la crise bancaire et la crise des réfugiés, n'ont strictement rien eu à voir avec le Royaume-Uni, qui ne faisait partie ni de l'union monétaire, ni de l'espace Schengen. L'absence des Britanniques ne va donc pas, tout d'un coup, comme par magie, aider à résoudre les problèmes qui existent entre les vingt-sept, par exemple entre Allemands et Français. Il faut se garder de nourrir des illusions de cette nature. Néanmoins, cela ne veut pas dire que l'on ne peut rien faire de cet événement important.

Je développerai mon analyse sur le Brexit en sept points.

Premier point : gardons bien à l'esprit que les électeurs britanniques ne sont pas devenus fous. La tendance est de dire que les Britanniques, isolés sur leur île, ont toujours été impertinents et obstinés, qu'ils ont été mystifiés par la presse, notamment celle de Rupert Murdoch, et que nous sommes entrés dans l'ère de la politique libérée des faits – fact-free politics –, phénomène que l'on observe aussi aux États-Unis avec Donald Trump. Peut-être tout cela a-t-il joué un peu dans le choix des électeurs britanniques, mais, selon moi, dans un pays libre tel que le Royaume-Uni, il n'est pas possible de convaincre 52 % de la population de voter contre son intérêt économique uniquement avec des mensonges et de la propagande. Cela veut dire que les électeurs britanniques ont exprimé autre chose à l'occasion de ce scrutin. Leur attitude peut apparaître parfaitement rationnelle si l'on élargit la perspective au-delà de l'économie au sens strict et du niveau du PIB.

Deuxième point : dès lors, le premier message de ce scrutin, c'est que la politique identitaire prime sur l'économie. C'est le slogan « take back control » – reprenez le contrôle – qui a fait gagner le non, car il a cristallisé à la fois les peurs et un désir de souveraineté et d'identité. On observe ce mouvement partout, aux États-Unis et en Europe, y compris en France et aux Pays-Bas. Pour une fois, les Britanniques ont été, en quelque sorte, à l'avant-garde, en marquant leur défiance envers la logique de la globalisation au sens large, envers le système de frontières et de marchés ouverts qui structure le monde américain et européen depuis 1945. En l'espèce, je ne dis rien d'original : je ne fais que replacer le scrutin britannique dans un cadre plus général.

Troisième point : la situation est grave pour l'Union européenne en tant que telle, car ce vote de défiance, ce cri du coeur lancé par les électeurs britanniques va directement à l'encontre de la doctrine bruxelloise – que je connais en effet de l'intérieur, madame la présidente – à deux égards. D'une part, depuis l'époque des pères fondateurs, l'Europe a toujours misé sur l'économie : le postulat était que, si l'on créait de l'interdépendance économique, les populations seraient reconnaissantes pour l'oeuvre accomplie. À cela, les Britanniques ont répondu non à 52 % contre 48 %, en disant, en substance : « Le commerce, c'est bien, mais nous avons d'autres préoccupations qui ne sont pas pleinement prises en compte. » Ce vote constitue donc un défi fondamental pour l'Union européenne en tant que système politique. D'autre part, l'intégration était censée être un mouvement à sens unique, toujours vers l'avant, jamais vers l'arrière, avec une augmentation continue du nombre d'États membres – il est passé de six à vingt-huit – et l'attribution progressive de compétences et de pouvoirs supplémentaires aux institutions centrales. De ce point de vue aussi, le Brexit marque un coup d'arrêt.

Quatrième point : sur le champ de bataille électoral, la lutte oppose un centre au sens large et les extrêmes, c'est-à-dire des forces qui veulent maintenir, d'une façon ou d'une autre, le système ouvert de l'après-guerre, et des forces qui veulent, au contraire, l'attaquer, voire le détruire. À cet égard, le Brexit n'a été que le premier acte. D'autres rendez-vous électoraux sont devant nous, en particulier l'élection présidentielle française, qui sera observée de très près partout au sein de l'Union, en raison de ce qu'elle représente non seulement pour la France, mais aussi pour l'Europe dans son ensemble.

Si l'on adoptait une vision strictement bruxelloise, on pourrait considérer que seules comptent les élections européennes qui se tiennent tous les cinq ans, mais, de mon point de vue, l'Europe politique ne se limite pas à quelques kilomètres carrés à Bruxelles et à Strasbourg : elle comprend l'ensemble des systèmes politiques des États membres. En d'autres termes, les parlements nationaux participent à la gouvernance européenne. En réalité, de nombreuses élections « européennes » ont lieu chaque année : en 2017, il s'agira notamment des législatives aux Pays-Bas en mars, des scrutins nationaux en France au printemps et des élections fédérales en Allemagne en septembre.

Cinquième point : quelle réponse apporter à ce constat ? Je vous rejoins tout à fait, madame la présidente, sur la nécessité d'une « Europe qui protège » : c'est vraiment le coeur du débat. Il faut trouver un nouvel équilibre entre, d'une part, les libertés qu'offre ou crée l'Union européenne et, d'autre part, la protection ou l'ordre qu'elle devrait offrir ou créer. Or c'est loin d'être évident, car l'Union européenne ne sait faire, historiquement, qu'une seule chose : élargir le marché, créer de la liberté et de l'ouverture, abattre les frontières, instaurer un grand espace de mouvement pour tous les Européens. Cette politique agrée les entreprises, les étudiants – qui peuvent voyager grâce au programme Erasmus –, les personnes diplômées et aisées, bref, ceux que l'on peut appeler un peu crûment la « clientèle » de l'Union européenne. Jusqu'à récemment, cette clientèle avait toujours représenté plus de 50 % des votes, mais tel n'est plus le cas aujourd'hui. C'est le problème crucial.

À l'autre extrémité du spectre électoral, ainsi que nous l'avons constaté en France et aux Pays-Bas dès 2005, voire plus tôt encore, on trouve ceux qui n'apprécient guère les libertés que procure l'Union européenne, qui y voient non pas une chance, mais une menace, la raison d'une concurrence accrue sur le marché du travail, de l'arrivée de gens venus d'ailleurs, etc. On entend dire parfois que c'est « l'élite contre le peuple », mais c'est une ineptie : l'électorat se partageant en deux groupes à peu près égaux, il s'agit en réalité de deux peuples, avec deux visions du monde, deux systèmes de valeurs, deux choix politiques qui ne sont pas déterminées uniquement par la sociologie – on pourrait analyser en détail les résultats du scrutin britannique. Il y a, d'une part, ceux qui prônent l'ouverture et que le système institutionnel européen sert depuis toujours, par nature, et, d'autre part, ceux qui demandent à l'Europe une protection.

Ce besoin de protection a été ressenti par l'opinion et exprimé publiquement plus tôt en France qu'ailleurs. Il est désormais ressenti également dans d'autre pays. Il y a une dizaine d'années, aux Pays-Bas, le terme « protection », invoqué par M. Sarkozy dès 2007, voire plus tôt encore, était considéré comme une nouvelle blague des Français, impliquant des choses dont on ne voulait pas, en particulier le protectionnisme – les Pays-Bas sont, vous le savez, un pays commerçant. Aujourd'hui, la réaction n'est plus du tout la même, même dans les cercles libéraux : on prend en compte le fait que le curseur se déplace sur l'axe libertés-protection vers davantage de protection.

Selon moi, il est utile de mettre en avant l'opposition entre libertés et protection, car cela aide à parler franchement. À Bruxelles, comme chaque fois qu'il y a un échec, on a entendu des slogans vides de sens : il faut « faire mieux » – a better Europe – ; il faut être « grand sur les grands sujets et petit sur les petits sujets ». C'est du langage bureaucratique qui ne veut rien dire. A contrario, le dilemme entre libertés et protection implique de vrais choix, qui peuvent être douloureux, par exemple en matière commerciale. L'Union européenne a besoin, de manière vitale, de cette franchise et de cette sincérité dans le langage. Les gens ne supportent plus une certaine hypocrisie du langage officiel, qui ne correspond pas du tout à la réalité qu'ils vivent. En tant qu'ancienne plume du président du Conseil européen, je sais de quoi je parle.

Sixième point : que veut dire concrètement, pour les politiques européennes, déplacer le curseur sur l'axe libertés-protection vers davantage de protection ? Une Union européenne qui protège mieux, cela peut signifier deux choses : soit que l'Union produit un ordre ou offre une protection elle-même – elle peut le faire dans certains domaines, notamment en matière de sécurité intérieure ou extérieure, par exemple avec le corps de gardes-frontières européens ; soit que l'Union arrête de miner ou de détruire les systèmes de protection existants. Selon moi, c'est cette deuxième approche qu'il faut privilégier dans le domaine social, notamment pour tout ce qui touche à l'État-providence. Car le niveau de protection sociale varie considérablement d'un État membre à l'autre, et il va être difficile, voire impossible, de faire en sorte que tous les pays de l'Union atteignent le niveau existant en France ou au Danemark. Il faut faire attention aux voeux que l'on formule – be careful what you wish for – car, si la bonne fée les exauce, on peut se retrouver avec moins qu'au départ !

Le thème de la protection a été au coeur de la campagne référendaire au Royaume-Uni et, auparavant, au coeur de la négociation entre David Cameron et ses vingt-sept collègues. L'un des débats les plus âpres a porté sur les exceptions à la libre circulation des travailleurs que l'on pouvait ou non accorder. L'enjeu était de préserver le système de protection existant au Royaume-Uni. Le même débat existe concernant la directive sur les travailleurs détachés. Selon moi, il convient d'être très attentif à ces sujets, et il faut se garder de répondre immédiatement qu'il est impossible d'agir en la matière ou que cela va à l'encontre de la façon dont l'Union européenne a toujours agi.

Pour ma part, je trouve dommage que l'accord auxquels nous sommes parvenus avec les Britanniques lors du Conseil européen de février 2016 – que l'on avait intitulé « New Deal for UK »– ait été jeté à la poubelle avec le Brexit, certes conformément à ce qui était convenu. Nous aurions pu en retenir certains éléments pertinents pour d'autres systèmes d'État-providence, les garder dans notre boîte à outils commune, tout en modifiant, sans doute, leur forme juridique.

Septième point, pour finir : quelle politique – à distinguer des politiques – doit-on mener et quelle communication doit l'accompagner ?

Selon moi, la réponse sérieuse à l'amputation que constitue le Brexit, au défi presque existentiel qu'il représente pour l'Europe, c'est de regagner les électeurs du centre : il faut faire en sorte que 60 à 70 % des électeurs, et non pas seulement 48 %, se reconnaissent dans l'Union européenne. Cela implique de faire des choix politiques difficiles et, peut-être aussi, d'aller à l'encontre de certains intérêts bien établis. La principale réponse réside non pas dans un bricolage institutionnel, mais dans une action politique réelle, plus intense.

En complément, il est important d'améliorer la communication, même si cela doit être non pas le produit principal, mais le papier d'emballage. Il faut avant tout que ceux qui sont aux commandes, à savoir les vingt-sept dirigeants nationaux, assument mieux qu'aujourd'hui leurs choix en tant que choix européens, en considérant qu'ils font partie de cet ensemble.

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