Intervention de Luuk Van Middelaar

Réunion du 12 octobre 2016 à 8h30
Commission des affaires européennes

Luuk Van Middelaar, historien et philosophe, ancien membre du cabinet du président Herman Van Rompuy, auteur de le passage à l'Europe :

Je vous remercie pour vos nombreuses questions et suggestions. Elles se rattachent, selon moi, à deux grands thèmes : d'une part, au volet institutionnel ; d'autre part, à la question du « public européen », du rapport aux citoyens, notamment aux jeunes.

Comment le système intentionnel européen peut-il évoluer ? Au vu de mon expérience et de mon analyse, le « saut fédéral » n'est pas une solution aux problèmes que traverse actuellement l'Europe. Il n'est, selon moi, ni possible ni souhaitable. Il faut partir des bases existantes, à savoir des institutions européennes à Bruxelles et des gouvernements des États membres, qui doivent agir ensemble en tant qu'Union. On ne peut pas se passer des États : dans tous les domaines autres que le marché, lorsqu'il faut agir, par exemple sauver une monnaie ou des banques, garder les frontières ou envoyer des hommes en Somalie, ce sont les État qui disposent des ressources nécessaires, notamment humaines et financières – ainsi, pour sauver les banques, il faut l'argent du contribuable. Il s'agit donc d'organiser l'action collective entre Bruxelles et les capitales. C'est cela, l'Europe.

Qu'est-ce que cela signifie plus concrètement ? Ainsi que vous l'avez relevé, monsieur Pueyo, il y a une tension naturelle entre la Commission et le Conseil européen. Chacune des deux institutions a son rôle : la Commission a le monopole de l'initiative ; le Conseil européen doit donner les grandes orientations stratégiques. Tout le monde comprend bien qu'il y a une zone grise entre les deux.

La Commission a toujours tiré sa force du fait qu'elle est, d'une part, un organe technocratique, doté des compétences que lui confèrent les traités, et qu'elle a, d'autre part, une vocation politique. Cette tension entre les deux faces de la Commission a toujours été utile et fructueuse. Cependant, depuis la crise de l'euro, elle s'est exacerbée au point de devenir presque intenable : la Commission a reçu de nouveaux pouvoirs de contrôle dans le domaine économique – on peut notamment penser à son rôle au sein de la troïka – et elle doit, dans le même temps, se montrer plus active politiquement. Dans la mesure où la Commission devient très politique, des voix s'élèvent, notamment en Allemagne, pour demander à ce qu'on lui retire ses compétences technocratiques. À mon avis, ce serait une erreur assez grave, car on affaiblirait le « bloc-moteur » de l'intégration sans savoir ce qui pourrait le remplacer. Cette tension entre les deux dimensions de la commission, politique et technocratique, doit être mieux gérée, y compris par les responsables politiques, pour éviter un éclatement.

On emploie parfois l'expression « exécutif européen » pour désigner la Commission européenne. Or cela prête à confusion, car la Commission n'est pas le « Gouvernement européen » : elle participe au pouvoir exécutif européen aux côtés du Conseil européen et de certaines formations du Conseil des ministres qui ont des fonctions exécutives – par exemple, le Conseil des affaires étrangères ou l'Eurogroupe, qui réunit les ministres des finances des États de la zone euro. En d'autres termes, l'exécutif européen est dispersé, et le Conseil européen en est le noeud principal. Il réunit, autour de son président – actuellement, M. Donald Tusk –, les vingt-huit chefs de l'exécutif des États membres et le président de la Commission, qui est, en quelque sorte, le chef de l'exécutif de la « sphère interne ». Il est très important que le président de la Commission soit membre du Conseil européen, car c'est en son sein que se prennent les grandes décisions. Selon moi, il faut organiser une meilleure coopération entre le Conseil européen et la Commission.

D'un point de vue plus prospectif, la Commission ne pourra pas devenir le Gouvernement européen, face à un Parlement unique qui s'exprimerait au nom de toute l'Europe. En effet, cela ne correspond pas du tout à ce qu'est l'Europe, à savoir une civilisation profondément plurielle, où les clivages politiques fondamentaux sont non pas ceux qui existent entre les partis – tel est le cas seulement à l'intérieur des États membres –, mais ceux qui existent entre les pays eux-mêmes, par exemple entre pays du Nord et du Sud, ou entre pays de l'Ouest et de l'Est. Dans un ordre politique donné, la politique doit servir à gérer les tensions. Au sein de l'Union européenne, on peut surmonter certaines tensions en améliorant l'organisation, mais il en existe qui sont insurmontables, qu'il faut tout de même gérer. Ainsi, un Français ne deviendra jamais un Allemand, et réciproquement. À titre personnel, j'en suis ravi pour les peuples allemand et français, mais aussi pour les petits peuples qui les entourent. La tension entre l'Allemagne et la France est beaucoup plus fondamentale que celle qui peut exister entre la gauche et la droite. Un système gouvernemental qui entend gérer ces tensions doit prendre en compte cette réalité, sans quoi il sera hors sol. Un parlement unique organisé selon des lignes partisanes ne peut pas le faire.

S'agissant d'une éventuelle intégration économique plus poussée, messieurs Caresche et Richard, tout le monde est conscient, en France comme dans le reste de l'Europe, qu'il y a aussi une question de calendrier : on n'avancera pas d'un pouce d'ici aux rendez-vous électoraux en France et Allemagne ; il ne faut s'attendre à rien de concret avant que soient en place, à Paris et à Berlin, de nouveaux gouvernements qui disposent du capital politique nécessaire pour faire des pas l'un vers l'autre, dans les deux sens. Pour avoir vu les choses de près entre 2010 et 2014, je peux vous dire que toutes les avancées réalisées pendant la crise de l'euro – l'union bancaire, l'action de la Banque centrale européenne – ont été des deals presque donnant-donnant, combinant deux principes : la responsabilité ou la discipline, chère aux pays du Nord, et la solidarité, chère aux pays du Sud. Pour ce qui est du rapport des cinq présidents, sans doute faudra-t-il faire des pas dans cette direction, mais il faut, au préalable, que le climat politique soit propice, que la confiance soit de retour entre Paris et Berlin.

J'en viens à la question du rapport aux citoyens. De mon point de vue, ainsi que je l'ai formulé en 2009 dans Le passage à l'Europe, l'enjeu, c'est de pouvoir dire « nous, les Européens », et non plus « eux à Bruxelles », « eux, les Allemands qui décident pour nous » ou encore « eux, les continentaux », comme on a pu l'entendre au Royaume-Uni.

Cela demande plusieurs éléments, que vous avez, pour beaucoup, mentionnés.

Cela demande d'abord un sens commun de l'histoire européenne, par distinction avec l'histoire du reste du monde. Ainsi, il apparaît légitime de construire entre nous, en tant qu'Européens, un espace économique et politique, qui n'aura pas nécessairement de prétention universelle ou mondiale. Même si les experts ont du mal à définir très précisément qui fait partie de l'Europe ou non, les Européens ressentent intuitivement qu'ils partagent non seulement un territoire, mais aussi une histoire très longue et une civilisation. On devrait le rappeler plus souvent, tant au sein de la société civile que dans les instances de responsabilité gouvernementale.

Cela demande ensuite de définir le territoire européen. Le caractère incertain de notre identité collective vient en partie de l'incertitude sur les frontières de l'Union européenne. Qui fait partie du club à nos côtés ? La Turquie ou l'Ukraine feront-elles un jour partie de notre Union ? Qu'est-ce que cela signifierait ? L'incertitude sur les frontières empêche une identité collective de cristalliser petit à petit, d'être nourrie par un récit sur ce que nous sommes. Tant que la porte restera ouverte, il sera très difficile de construire ce « nous ». Depuis le début de la construction européenne, il y a des habitudes acquises non seulement dans le domaine économique – je les ai évoquées –, mais aussi dans le domaine politique ou symbolique : nous avons du mal à dire non, à fermer la porte à quelqu'un, à dire « voilà qui nous sommes, et vous n'en faites pas partie ». Cela demande une vraie force politique et symbolique. Ce sont des questions que les populations se posent, notamment par rapport à la Turquie. Ces points d'interrogations ne devraient peut-être pas planer éternellement.

Enfin, il faut que ce « nous » puisse s'exprimer dans les institutions. À cet égard, je vous rejoins tout à fait, madame la présidente : il faut renforcer le rôle des parlements nationaux. Des pas sont faits dans cette direction, mais d'autres idées sont envisageables en la matière, notamment celles qui figuraient dans l'accord de février 2016 avec le Royaume-Uni. En tout cas, il faut continuer à frapper sur ce clou.

La multiplication des référendums, que vous avez évoquée en introduction, est un signe que, malheureusement, la représentation par les parlements nationaux ne fonctionne pas. Il y a un phénomène de cocotte-minute : c'est parce que les gens ne se sentent pas représentés par la voie parlementaire que l'on joue la carte du référendum. Certes, l'outil du référendum est détourné et exploité, mais il y a aussi un problème de fond.

Pour conclure, il faut renforcer le sentiment que nous avons une histoire commune. C'est uniquement sur cette base que nous pourrons affronter l'avenir en commun. Il faut continuer à faire de la pédagogie, mais l'histoire en marche fait, elle aussi, de la pédagogie, certes de façon parfois plus douloureuse : le sentiment qu'ont les 500 millions d'Européens de partager un espace commun qui est plus qu'un espace ira croissant avec la globalisation et la montée en puissance d'autres pays dans le monde. De même, le Brexit montrera aux Européens du continent ce que sont les coûts d'une sortie de l'Union et leur permettra de mesurer l'intensité de nos liens, qui ne sont pas uniquement d'ordre économique, mais aussi d'ordre politique.

Un mot personnel sur la France : votre pays, qui a toujours donné des impulsions au vivre-ensemble européen, pris des initiatives, apporté une énergie ou contribué à la définition des orientations, manque cruellement en ce moment en Europe. De ce fait, on parle beaucoup de la place de l'Allemagne. Mais, si celle-ci pèse, notamment du point de vue démographique et économique, elle ne donne pas toujours de direction. Dans le contexte actuel « post-Brexit », il est important que la France et les responsables politiques Français se saisissent à nouveau de leur rôle historique : animer l'Europe, identifier les grands intérêts stratégiques, convaincre l'Allemagne et les autres partenaires d'avancer ensemble. C'est crucial pour notre avenir commun.

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