Intervention de Dominique Seux

Réunion du 24 janvier 2013 à 9h00
Mission d'information sur les coûts de production en france

Dominique Seux, rédacteur en chef « France et international » des échos, éditorialiste économique à France Inter :

Je ne veux pas assommer La mission avec des chiffres. Je voudrais plutôt vous présenter quelques idées que je tire de mon expérience : Les Échos publient chaque jour une centaine d'articles, dont 60 % portent sur des entreprises, et nous essayons en permanence de croiser micro et macroéconomie.

Nous sommes frappés de la vitesse à laquelle le monde change, de la rapidité avec laquelle l'Occident perd le monopole de la puissance économique. Les mouvements qui affectent les entreprises sont bien plus vifs que le débat politique, ou même la macroéconomie, ne le laissent penser. Mais la capacité de rebond des grands pays occidentaux est tout aussi impressionnante, notamment aux États-Unis, où les industries se réimplantent - The Economist en a longuement parlé cette semaine – ou en Allemagne.

En France, nous nous sommes collectivement trop focalisés sur la politique macroéconomique, sans regarder suffisamment ce qui se passait vraiment dans les entreprises. Dans les années 70 et 80, l'ajustement de l'économie française s'est fait par la dévaluation monétaire ; ensuite, il s'est fait par la dette et la dévaluation fiscale. Aujourd'hui, nous sommes au bout de ce chemin : le mouvement fiscal est en train de s'inverser ; devrons-nous en arriver à une politique de dévaluation salariale – ce qu'évidemment personne ne souhaite – ou bien arriverons-nous à sortir de nos problèmes par le haut, par la qualité ?

La question des coûts de production est presque une obsession pour les entreprises françaises – pour la plupart en tout cas. Certaines, dont les produits sont compétitifs, ne s'en préoccupent guère : parmi les entreprises que je connais, je pense notamment à un sous-traitant important du secteur automobile, qui compte parmi ses clients tous les grands constructeurs mondiaux, à l'exception de Honda, et dont les coûts salariaux ne représentent que 12 % des coûts, ou à une entreprise dont le chiffre d'affaires s'élève à une centaine de millions d'euros, et qui – grâce à ses ingénieurs ultra-qualifiés – vend à ses clients des économies d'énergie. Mais, pour la grande majorité des entreprises, les coûts salariaux posent bien problème – problème qui a longtemps été nié, à droite comme à gauche, ce qui a contribué à le rendre plus pressant.

Nous avons donc besoin d'un choc de compétitivité, et surtout d'un choc psychologique sur les coûts de production. Lorsqu'un patron paye un salaire de 100, le salaire direct en France se situe entre 40 et 50 : aucun autre pays ne connaît de tels écarts. C'est très loin d'être anodin. Il est ainsi devenu très difficile de fabriquer certains produits, quand le coût de la main-d'oeuvre est très important dans le coût total – batteries de voiture ou poulets. Vous avez donc raison de vous interroger sur les coûts de production. Le Gouvernement a opéré un virage à 180 degrés sur cette question et il a eu raison.

L'état d'esprit a heureusement commencé à changer. Dès juin 2011, un rapport qui reconnaissait la perte de compétitivité de l'économie française et le niveau élevé des coûts de production avait été cosigné par la CFDT, la CFE-CGC, la CFTC et le patronat. Le rapport de Louis Gallois – chef d'entreprise internationalement reconnu et classé à gauche – a contribué également à ce changement des mentalités, de même que l'accord national interprofessionnel signé le 11 janvier dernier et l'accord en cours de négociation chez Renault.

On considère généralement que le coût du travail est à peu près le même en France et en Allemagne, mais que nous n'avons pas les produits de nos coûts. Toutefois, comme l'a montré Henri Lagarde, les comparaisons internationales ne tiennent pas compte de certains coûts – une dizaine de taxes, dont la taxe éco-emballages, par exemple. Quant à la durée du travail, elle serait également similaire, et l'on entend souvent que la France n'a pas grand-chose à envier aux autres pays sur ce plan-là : c'est faux ! En effet, si l'on considère les seuls salariés à temps plein, la France a bien la durée du travail la plus basse en Europe, avec 1 679 heures seulement, soit 225 heures de moins que les Allemands, comme l'a montré une étude de COE-Rexecode. Les macro-économistes rétorquent qu'il y a en Allemagne beaucoup plus de salariés à temps partiel, et que ce n'est là au total que le reflet d'un choix collectif de répartition de l'effort. Cela ne me semble pas pertinent : les emplois à temps partiel sont concentrés dans certains secteurs, notamment le commerce et les services à la personne ; les grands secteurs industriels – qui sont ceux qui nous importent quand on s'intéresse à la compétitivité externe – privilégient largement les emplois à temps complet. Or les salariés à temps complet, et notamment les cadres, travaillent bien moins que d'autres dans un certain nombre de pays.

Ensuite, on vante souvent une productivité française qui serait la plus élevée du monde ; mais cette statistique n'est là encore pas pertinente, puisqu'en France les plus jeunes et les plus âgés, qui ne sont pas les plus productifs, sont éliminés du marché du travail ; la base de comparaison est donc faussée. La productivité française est bonne, certes, mais elle n'est pas exceptionnelle.

Il faut également évoquer les coûts financiers indirects tenant, en particulier, aux délais et aux normes. Le Président François Hollande, devant l'Association des Maires de France, donnait lui-même récemment l'exemple suivant : en France, il faut en moyenne 184 jours pour construire un entrepôt, contre 97 en Allemagne et 27 aux États-Unis. Autre exemple, en 2009, une commune proche de Roissy a lancé une procédure d'aménagement de 70 000 mètres carrés de bureaux : à cause des nécessaires vérifications archéologiques, environnementales, juridiques, le premier coup de pioche est attendu en 2015 ! On pourrait encore citer les tours Hermitage à La Défense. Il faut en France plus de temps qu'ailleurs pour mener des projets économiques.

Ces contraintes pèsent lourdement sur la vie économique. Le droit, en France, c'est 26 millions de mots – 58 codes, 2 000 lois, 26 000 décrets, 400 000 normes. Ces chiffres, Les Échos les ont trouvés dans un projet de relevés de conclusions du récent conseil interministériel pour la modernisation de l'action publique ; ils avaient disparu de la version finale…

Une grande banque voulait récemment filialiser ses services informatiques : ceux-ci demeuraient dans le même bâtiment, les salariés conservaient le même contrat de travail ; il s'agissait seulement de créer une nouvelle structure juridique. Mais, pour mener à bien le projet, il aurait presque fallu un plan de sauvegarde de l'emploi, qui aurait permis aux salariés voulant partir d'être licenciés, ce qui à cinquante-huit ou cinquante-neuf ans peut être intéressant. Ce sont là des coûts indirects colossaux.

C'est peut-être pour toutes ces raisons que les relations entre donneurs d'ordre et sous-traitants sont si difficiles dans notre pays, contrairement à ce qui se passe en Suisse, en Allemagne ou en Belgique : les prix finissent par constituer la variable d'ajustement quasi unique. On peut le reprocher aux donneurs d'ordre, mais il faut tout de même s'interroger sur cette spécificité française.

L'échec de notre système éducatif à répondre aux besoins de l'économie constitue un vrai problème. On voit au contraire l'importance portée à l'apprentissage en Allemagne et dans les pays nordiques.

Cela dit, il ne faut pas se montrer trop pessimiste : beaucoup d'entreprises s'en tirent bien, et l'économie française peut rebondir. Mais nous avons un problème fiscal et social, et nous ne prêtons pas assez d'attention à la micro-économie – la presse économique est moins lue qu'ailleurs, ce qui dit quelque chose de la façon dont l'économie est perçue.

Pour conclure, j'insisterai sur un point : une vraie différence de mentalités sépare la France de l'Allemagne. Cette dernière rencontre, certes, des difficultés, symbolisées notamment par les minijobs, et elle devrait vraiment montrer l'exemple en adoptant un salaire minimal obligatoire ; mais son succès économique depuis dix ans est remarquable. Or, en Allemagne, le centre de gravité du débat politique, économique, médiatique, c'est l'ouvrier de l'industrie automobile ; en France, ce serait plutôt un salarié du secteur public, probablement un cadre territorial. Je n'émets là absolument aucun jugement de valeur ; mais c'est une profonde différence.

Notre modèle présente des atouts – son haut niveau de services publics notamment –, mais il faut le réformer profondément.

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