Mon point de vue ne sera pas si différent de celui de Dominique Seux que l'on pourrait se l'imaginer. À Alternatives économiques, nous essayons, nous aussi, de mêler micro et macroéconomie. Pour ma part, je suis ingénieur de formation, et j'ai travaillé quinze années dans l'industrie, notamment en Allemagne, avant d'en venir au journalisme.
Nous ne faisons pas partie de ceux qui sous-estiment ou relativisent le problème : celui-ci est vraiment très grave. La désindustrialisation a été accélérée par la crise et nous approchons, pour certaines branches et pour certains territoires, du point de non-retour, quand il n'est pas déjà atteint. Pour les produits manufacturés, notre déficit extérieur s'élève à 40 milliards d'euros, et pour l'énergie à 60 milliards. Certes, notre tourisme est excédentaire, mais de 7 à 8 milliards seulement : il va falloir accueillir vraiment beaucoup plus de touristes si l'on veut arriver à l'équilibre !
Les problèmes de coûts de production jouent manifestement un rôle majeur.
Je voudrais insister sur la question du taux de change de l'euro, qui est absolument centrale : l'euro valait 0,9 dollar en 2000, et 1,6 en 2008. Cette hausse représente un choc de compétitivité gigantesque ! Elle est pourtant rarement évoquée dans le débat public, peut-être parce que l'on considère que l'on n'y peut pas grand-chose.
Pourtant, cela veut dire qu'une heure de travail aux États-Unis, qui valait en 2000 14 % de plus qu'une heure de travail en France, en valait 14 % de moins en 2010. Il en va de même avec le Japon : une heure de travail japonais dans l'industrie manufacturière valait 18 % de plus qu'une heure de travail française en 2000, mais 21 % de moins en 2010. C'est phénoménal. Et c'est tout aussi vrai vis-à-vis des pays émergents : une heure de travail en Corée valait 46 % d'une heure de travail en France en 2000, et 41 % en 2010 ; une heure de travail à Taïwan valait 34 % d'une heure de travail en France en 2000, et 21 % en 2010. Les salaires dans les pays émergents ont pourtant augmenté, mais l'effet de cette hausse a été plus que compensé pour l'industrie européenne par la hausse de l'euro. Une des seules bonnes nouvelles de la crise, c'est donc la – légère – chute du cours de l'euro, qui est aujourd'hui à 1,30 dollar. Mais on peut craindre que ce cours ne remonte.
On pourrait pourtant agir. Les traités prévoient la possibilité d'une politique de change ; pour les Allemands, je le sais bien, ce n'est pas un sujet, et cela ne doit pas le devenir. Mais je suis surpris de la timidité des pouvoirs publics français sur ce point, dont Louis Gallois a pourtant souligné l'importance.
Certes, une baisse du cours de l'euro ne serait pas indolore : les consommateurs y perdraient du pouvoir d'achat – ils trouvent leur compte au cours élevé de l'euro, et c'est peut-être d'ailleurs pour cela que l'on ne s'en plaint pas trop – et notre facture énergétique augmenterait. Malgré les problèmes qu'elle pose, notamment pour nos finances publiques, il est donc plus urgent que jamais d'accélérer la transition énergétique : nous ne pouvons espérer une réindustrialisation que si le cours de l'euro baisse, et cette baisse ne se fera sans trop de perte de pouvoir d'achat et sans trop de difficultés de tous ordres que si nous importons moins de pétrole et moins de gaz.
On nous répond d'habitude que l'Allemagne a elle aussi adopté l'euro, et qu'elle fait pourtant exception. C'est vrai : le cours trop élevé de notre monnaie a profondément déstabilisé toute l'industrie européenne, sauf l'industrie allemande. Pourquoi ?
La réelle modération salariale des années 2000 n'est pas, je crois, le facteur déterminant. C'est certes une question controversée, mais les chiffres donnés par le Bureau of Labor Statistics américain continuent de montrer une différence de 10 % du coût du travail dans l'industrie – une heure de travail coûte 40 dollars en France, contre 44 dollars en Allemagne. Dans l'automobile, le coût annuel d'un employé était en 2008 de 62 700 euros en Allemagne, et de 52 100 euros en France. Une forte différence demeure donc, et ce n'est pas parce que le coût du travail serait devenu inférieur en Allemagne que celle-ci s'en sort si bien.
Il faut ajouter que cette modération salariale est due non pas principalement aux politiques menées par le gouvernement de Gerhard Schröder, mais plutôt à la faiblesse de la démographie allemande. L'économie allemande a en réalité tiré bénéfice de ce qui constituera pour elle un grave problème à l'avenir. En effet, avant que les enfants ne deviennent des citoyens productifs, il faut les nourrir, les éduquer, les loger, et cela coûte très cher. Il y a déjà, en Allemagne, plus de personnes âgées qu'en France, mais il y a tellement moins de jeunes qu'il y a au total moins d'inactifs par actif. Et cela joue tant sur les dépenses publiques que sur les dépenses privées.
Il existe surtout aujourd'hui un écart fantastique des prix immobiliers, ce qui a des conséquences pour les entreprises comme pour les particuliers. L'Allemagne a perdu 400 000 habitants depuis 2000 alors que la France en a gagné 5 millions dans le même temps. Ces évolutions se traduisent notamment par une différence en termes de pression sur les prix de l'immobilier : ces derniers n'ont pas bougé depuis quinze ans en Allemagne, et ils ont été multipliés par 2,5 en France, c'est-à-dire presque autant qu'en Espagne et dans les pays qui ont connu les bulles immobilières les plus importantes. En 2011, le prix moyen d'un logement était en Allemagne de 1 300 euros le mètre carré, contre 3 800 euros le mètre carré en France, soit un écart de un à trois !
L'écart des loyers est moindre, mais il demeure important. Ainsi, selon Eurostat, le poste « logement » dans la consommation des ménages était, en 1999, en Allemagne de 18 % supérieur à la moyenne européenne, et en 2011, il était devenu inférieur de 1 %. En France, il est resté stable, à environ 10 % au-dessus de la moyenne européenne. De tels chiffres expliquent pourquoi la modération salariale a été bien acceptée !
La France gagnerait donc à dégonfler sa bulle immobilière. Certes, cela ne serait pas indolore non plus, puisque cela reviendrait à appauvrir les ménages : le Crédit suisse a ainsi calculé que la France possède le quatrième patrimoine mondial, et que ce patrimoine est immobilier aux trois quarts. C'est un vieux problème français : on privilégie, historiquement, la rente foncière par rapport au capital productif ; et psychologiquement, c'est une question très sensible. Mais ce serait sans doute le levier interne le plus efficace pour rediriger l'épargne vers la production et relancer l'industrie.
L'Allemagne a aussi beaucoup bénéficié de la chute du Mur de Berlin : l'intégration dans l'Union européenne des pays d'Europe centrale et orientale (PECO), dont les niveaux de salaire sont cinq fois inférieurs aux nôtres, lui a permis de gagner énormément en compétitivité, sans effriter sa base productive propre – cette transition a été très intelligemment gérée grâce au management des entreprises allemandes et à la place qu'y occupent les syndicats de salariés. Ce mouvement a permis à l'Allemagne de gagner énormément en compétitivité-coût : aujourd'hui, les Allemands désinvestissent en France – leur ancien pays à bas coût – et investissent dans les PECO.
L'Allemagne profite enfin énormément du positionnement de son industrie : elle maîtrise en effet l'industrie des biens d'équipement. Vous avez sans doute beaucoup entendu parler des entreprises de taille intermédiaire allemandes, le fameux Mittelstand : si elles sont si florissantes, c'est surtout parce qu'elles appartiennent à ce secteur des biens d'équipements où, avec 300 salariés, vous pouvez exporter partout parce que vous êtes le meilleur pour un type particulier de machine. L'Allemagne – 18 % des emplois européens – est présente à hauteur de 32 % dans le secteur des machines, contre 8 % pour la France qui représente -12 % des emplois européens. Dans ce secteur, elle pèse donc quatre fois moins que l'Allemagne. Or on ne peut garder une industrie que si on garde les machines qui vont avec ! En France, on achète aujourd'hui des machines allemandes, même dans des secteurs comme l'agroalimentaire. Or, cette spécialité a correspondu depuis dix ans aux besoins en forte expansion des pays émergents ; même quand Renault s'implante à Tanger, elle installe des machines allemandes. Il en va de même des voitures haut de gamme, domaine où cela fait bien longtemps que l'industrie automobile française a perdu pied.
Ce sont là les causes fondamentales de la réussite allemande ; si l'Allemagne s'en sort aujourd'hui, ce n'est pas parce qu'en sept années de gouvernement de gauche « rose-vert », elle est devenue un pays plus inégalitaire que la France, avec plus de pauvres !
Sur le temps de travail, Dominique Seux a raison de dire qu'il faut distinguer temps complet et temps partiel ; mais il faut comprendre que c'est bien un choix de société. L'industrie allemande profite en effet pleinement d'un retard énorme de la société allemande, où les femmes ont toujours une place très subordonnée sur le marché du travail. Nous avons fait un tout autre choix, plus égalitaire entre hommes et femmes : cela représente sans doute des inconvénients, mais je souhaite bien du courage à ceux qui voudraient essayer d'inverser la tendance.
Dominique Seux a également eu raison d'aborder la question de l'éducation, centrale dans nos difficultés.
Enfin, le management à la française, autoritaire et hiérarchique, avec un PDG tout-puissant, est une spécificité qui coûte sans doute très cher à l'industrie. Le passage de M. Messier à la tête de Vivendi en est un exemple. Si l'on veut réindustrialiser, si l'on veut que les entreprises aient une logique de long terme, il faut revenir sur ce système. L'accord interprofessionnel du 11 janvier aborde un peu le problème, mais il faut changer beaucoup plus profondément qu'il ne le prévoit : il faut systématiser la structure à conseils de surveillance et directoires, il faut donner comme en Allemagne la moitié des postes aux salariés dans les conseils d'administration et des pouvoirs très étendus aux comités d'entreprise. En Allemagne, l'accord du comité d'entreprise est indispensable pour toute restructuration ! Les syndicats français ne sont pas plus idiots que les syndicats allemands : s'ils étaient dans la même situation, s'ils jouissaient des mêmes prérogatives, ils adopteraient également une attitude constructive et responsable.