Intervention de Philippe Jahshan

Réunion du 19 octobre 2016 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Philippe Jahshan, président de Coordination solidarité urgence développement, Coordination SUD :

Pour compléter l'intervention précédente, je voudrais réinscrire ce débat dans le contexte mondial dans lequel nous évoluons depuis une trentaine d'années, et celui dans lequel nous vivons depuis 2015, année marquante en la matière. Je reviendrai ensuite au PLF et aux attentes des ONG françaises.

Depuis trente ans, le monde a connu une croissance massive des inégalités de tous ordres. Des tensions se développent au Sahel et ailleurs, y compris en Asie où la croissance économique s'est traduite par une réduction de la pauvreté dans certains pays mais aussi par une hausse massive des inégalités. Les ressources naturelles subissent une pression croissante, la gouvernance mondiale est brouillée – l'ancien ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius, parle d'une gouvernance « zéro-polaire ». Nous assistons aussi à une montée des extrémismes avec les conséquences que l'on connaît, à une relance des politiques de réarmement dans de nombreux endroits de la planète, etc. Le réchauffement climatique représente un autre enjeu majeur, et son accélération – 2014, 2015 et 2016 ont été successivement les trois années les plus chaudes jamais enregistrées sur notre planète – démultiplie les périls. Les conséquences du phénomène peuvent aggraver les fractures et déséquilibres mondiaux actuels.

Ce contexte appelle à une remobilisation forte autour de la politique de développement et de solidarité internationale, qui doit devenir une priorité, l'une des clefs de la stabilisation du monde. Les enjeux mondiaux de sécurité et de paix interrogent notamment les citoyens français. Étant l'un des moyens de réduire les déséquilibres et de stabiliser le monde, la politique de développement et de solidarité internationale devra mobiliser des moyens largement supérieurs à ceux dont elle dispose à présent.

À cet égard, nous vivons dans un certain paradoxe. Un consensus s'est réalisé en France autour des enjeux de sécurité, de défense et de stabilisation, notamment dans la région sahélienne, mais il ne s'accompagne pas d'un effort budgétaire en matière d'APD. Au contraire, depuis 2010 et de façon continue, la mission APD a été l'une des plus sacrifiée du budget : les baisses cumulées ont atteint 700 millions d'euros ; même en tenant compte des taxes solidaires complémentaires, la baisse reste de plus de 100 millions d'euros, ce qui représente deux fois l'aide publique de la France au Tchad, par exemple.

En 2015, la France n'a plus consacré que 0,37 % de sa richesse à l'APD, c'est la moitié de ce à quoi nous nous étions engagés en 2007. Entre-temps, les Britanniques ont atteint l'engagement d'y consacrer 0,7% de leur RNB et, au Royaume-Uni, un consensus s'est dégagé sur l'importance de la politique de développement, vue comme l'une des clefs de la politique étrangère du pays.

Nous saluons la décision du Gouvernement d'augmenter de 5 % la part du budget allouée à l'APD en 2017, après des années de baisse. Même en 2016, l'effort budgétaire s'était réduit de 10 %, la stabilisation n'étant acquise que grâce aux taxes solidaires, notamment la taxe sur les transactions financières (TTF). Cependant, la hausse est très insuffisante puisqu'elle ne compense qu'à moitié la baisse de 2016, sans parler des réductions successives enregistrées depuis 2010.

Or les crises s'intensifient. Les besoins, notamment en dons, sont très importants. La question de l'équilibre entre les prêts et les dons est fondamentale. Mis à part son volume, l'aide française souffre d'un manque de souplesse parce qu'elle est constituée essentiellement de prêts. Comme Serge Michailof l'a très bien dit, l'efficacité de l'AFD et les possibilités d'emprunt sur les marchés internationaux permettent d'augmenter le volume sans effort budgétaire, ce qui engendre un effet pernicieux. Nous considérons que l'effort budgétaire, notamment sous forme de subventions, est indispensable. Il l'est encore davantage dans le contexte de crise que nous connaissons : à long terme, on ne réduira pas l'instabilité, notamment dans la bande sahélienne, par des prêts. Il ne s'agit pas de condamner les prêts qui répondent à certains besoins, mais il est clair que nombre d'actions ne peuvent être entreprises que grâce aux dons : la lutte contre la pauvreté ; la réduction des inégalités ; la structuration et le renforcement de la gouvernance démocratique et de la capacité publique à lever l'impôt ; la consolidation des sociétés civiles. Or ce sont là de vrais enjeux dans les pays en développement et surtout dans les pays fragiles.

L'instrument en cours de création à l'AFD, cette facilité destinée à lutter contre les vulnérabilités et à répondre aux crises, permettra de gagner en souplesse. Dans certains territoires, on ne peut plus engager des stratégies, des politiques ou des prêts sur trente ans. Les instabilités s'accroissent et il faut pouvoir gérer à la fois des situations d'urgence et de développement, de court terme et de long terme. Cela suppose une agilité instrumentale mais aussi un renforcement des dons.

Qu'en est-il de la TTF ? Lors du vote du PLF pour 2016, les députés, toutes tendances confondues, s'étaient massivement mobilisés en faveur de cette taxe. J'aimerais y revenir car nous attendons de votre part une nouvelle mobilisation. En 2016, vous aviez notamment soutenu un amendement visant à élargir la taxe aux opérations financières intrajournalières, celles qui sont les plus spéculatives, ce qui permettait de dégager entre 2 milliards et 4 milliards d'euros supplémentaires. À titre d'exemple, les besoins humanitaires non couverts par l'aide internationale sont évalués à plus de 15 milliards d'euros. L'an dernier, l'élargissement de cette taxe avait fait l'objet d'un large consensus, y compris avec le ministre des finances, mais le Conseil constitutionnel avait censuré l'article pour des motifs strictement formels, notamment en raison d'une mise en application trop tardive pour influencer le budget de 2016. Rien ne vous empêche d'y revenir, en prenant les précautions formelles nécessaires. L'élargissement de cette taxe permettrait de lever des financements qui doivent être additionnels.

À notre avis, la priorité reste cependant l'effort budgétaire, qui doit être soutenu et renforcé afin de permettre un rééquilibrage de l'aide en faveur des dons. C'est sur ce point que nous nous battons. Il est temps que la France rééquilibre son aide en faveur des dons, accroisse les moyens qui lui permettent de conduire des actions bilatérales, en reconnaissant aussi les apports de la société civile française. L'aide britannique et allemande est constituée majoritairement de dons. Il n'y a pas de raisons qu'en France ce déséquilibre persiste et entraîne mécaniquement notre aide vers des pays à revenu intermédiaire, qui sont capables d'absorber les prêts. Ce mécanisme nous détourne de certaines problématiques fondamentales et des pays dont les besoins sont urgents. C'est pourquoi nous militons en priorité pour l'effort budgétaire. Pour autant, une taxe additionnelle constituerait un complément intéressant pour répondre à des enjeux globaux tels que le réchauffement climatique. Dans ce domaine, nous plaidons pour une plus grande transparence du Fonds social de développement (FSD) afin de nous assurer que le produit de la taxe ne serve pas à compenser une réduction de l'effort budgétaire.

Qu'attendent les ONG françaises ? En premier lieu, nous attendons déjà que se concrétise l'engagement du Président de la République sur le doublement de la part de l'APD qui transite par les ONG. Au sein de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la France arrive en dernière position en matière d'appui à ses ONG. En 2012, seulement 1 % de l'APD française transitait par les ONG, alors que la moyenne des pays de l'OCDE se situe à 13 %. En doublant le taux, c'est-à-dire en le portant à 2 %, la France resterait encore très loin des pays comparables en matière d'aide internationale.

Pourquoi plaidons-nous pour une augmentation de la part de l'APD transitant par les ONG ? Nous pensons que la société civile française mobilise une très large et riche expertise dans tous les domaines. Dans le champ humanitaire, les ONG françaises sont reconnues pour être celles « du dernier kilomètre », celles qui vont là où plus personne ne va. La société civile joue aussi un rôle clef dans la mobilisation des citoyens en faveur de la solidarité internationale, à un moment où celle-ci est plus que jamais fondamentale. En outre, les ONG promeuvent une certaine image de la France. Les French doctors contribuent fortement au rayonnement de la France, davantage en tout cas que d'autres exportations – les ventes d'armes, par exemple. Or, probablement en raison de sa culture jacobine et de son goût pour la centralisation, notre pays fait peu de place à la société civile. Dans le domaine de la coopération, la société civile peut pourtant contribuer à démultiplier l'aide française sur le terrain.

Dans le PLF pour 2017, nous voulons donc voir le doublement de la part de l'APD transitant par les ONG et même le signe d'une volonté d'aller au-delà. Le quinquennat suivant devra en effet être celui durant lequel deux objectifs seront enfin atteints : 0,7 % du RNB consacré à l'APD ; la reconnaissance pleine et entière de la place des ONG françaises. Il n'y a pas de raison que la France ne se situe pas dans la moyenne des pays de l'OCDE en la matière, et qu'elle persiste à mettre sa société civile en situation de faiblesse.

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