Un vendredi saint de 1712, un navigateur français originaire du Havre, Michel Dubocage, croisait au large du Mexique. Sur sa route, il découvrit une île qu'il appela Île de La Passion. À l'époque, les navigateurs n'étaient pas obligés d'aller à terre pour que leur pays obtienne la souveraineté sur un territoire : une simple description dudit territoire découvert suffisait. C'est ainsi que cette île, qui prit beaucoup plus tard le nom de Clipperton, devint française.
En 1858, Napoléon III décida d'acter définitivement la souveraineté française en prenant officiellement possession de cette île. S'ensuivirent d'âpres discussions avec le Mexique qui revendiquait lui aussi ce territoire. Il occupa Clipperton légalement puis illégalement et cela se termina par le drame dit des « oubliés de Clipperton ». Les deux pays se mirent finalement d'accord en 1910 pour recourir à un arbitrage international. La justice prit son temps puisque ce n'est que vingt et un ans plus tard, en 1931, que l'arbitre, le roi Victor-Emmanuel d'Italie, a rendu sa décision, scellant définitivement la souveraineté française sur cette île. Cette dernière n'a jamais été occupée depuis, à deux exceptions près. En 1944, les Américains s'y sont installés pendant près d'un an et y ont aménagé un petit terrain d'aviation. Ensuite, de 1966 à 1969, l'île a été occupée par les Français dans le cadre des missions militaires Bougainville, liées au lancement des essais nucléaires à Mururoa.
Cette île est la seule possession française du Pacifique Nord, considéré parfois comme pouvant être le centre de gravité du monde au XXIème siècle. Je citerai deux chiffres pour illustrer l'importance de ce territoire : 349 000 kilomètres carrés de zone économique exclusive (ZEE) en France métropolitaine, Corse comprise ; 434 000 kilomètres carrés de ZEE autour de l'île de Clipperton. Sauvegarder notre souveraineté sur cette île représente donc un intérêt géostratégique évident pour notre pays.
Et pourtant, La Passion-Clipperton est totalement abandonnée. Ayant eu l'opportunité de m'y rendre en 2015 – j'ai donc été le premier élu de la République sur ce territoire –, j'ai pu observer un triste spectacle de désolation : celui d'un territoire jonché de déchets provenant de la mer puisqu'il n'y a pas d'occupation humaine, à l'exception peut-être de quelques passages clandestins de narcotrafiquants. En outre, le lagon fermé de l'île – c'est une de ses particularités – s'apparente à une fosse septique, l'eau ne pouvant être renouvelée et la fiente de dizaines de milliers d'oiseaux s'y déversant. Il y a eu l'ère du cochon puis celle du crabe : c'est maintenant celle du rat. Cette île est en effet un condensé de lutte entre les espèces.
Une fois rentré de ce déplacement, j'ai écrit au Président de la République, au Premier ministre et aux ministres des affaires étrangères, de la défense et des outre-mer pour leur faire part de ce que j'avais vu sur place. Quelques mois plus tard, le Premier ministre m'a chargé d'une mission portant sur le devenir de Clipperton et visant à la création d'une station scientifique à vocation internationale sur cette île. Dans un rapport rendu au printemps dernier, j'ai formulé une vingtaine de préconisations dont certaines ont d'ores et déjà été suivies d'effets, le Gouvernement ayant la volonté de s'occuper de ce dossier.
J'ai notamment proposé de faire évoluer le statut juridique de cette île qui n'est aujourd'hui mentionnée que dans la Constitution et relève du domaine public de l'État. C'est en théorie le droit métropolitain qui s'y applique mais il y est tout à fait inadapté, pour plusieurs raisons.
S'il y a bien un texte qu'il serait intéressant d'appliquer à Clipperton, c'est la loi littoral. Cela n'est cependant pas possible car ce texte prévoit une répartition de compétences entre les communes et l'État. Or, il n'y a pas de communes sur l'île de Clipperton.
Je vous citerai un autre exemple du flou juridique qui entoure le statut de cette île. L'une des préconisations de mon rapport prévoit que toute expédition – scientifique ou autre – diligentée sur cette île doit être accompagnée par un représentant français. Cela fut le cas en janvier pour une expédition scientifique organisée par des universités californiennes. Mais durant cette expédition, d'autres personnes sont arrivées clandestinement sur l'île pour y faire de la plongée, et l'une d'entre elles est décédée à la suite d'un accident. Notre représentant a constaté le décès. S'il ne s'était pas agi d'un accident mortel mais d'un homicide, qui aurait été compétent sur le plan judiciaire ? Aurait-ce été le commissariat du 7e arrondissement de Paris puisque l'île est juridiquement rattachée à Matignon ?
Dernier exemple des conséquences de l'application du droit métropolitain sans adaptation particulière : la présence d'étrangers sur l'île. Est-ce le droit métropolitain qui doit s'appliquer à une personne qui y arriverait de façon irrégulière ? Comment procédera-t-on à la reconduite à la frontière ? Faudra-t-il la ramener en métropole pour l'en expulser vers son pays d'origine ? Bref, nous sommes face à un vrai casse-tête.
Ce vide juridique ne saurait durer. C'est pourquoi cette proposition de loi reprend les préconisations que j'ai formulées dans mon rapport. Pour ne rien vous cacher, avant de rédiger ce texte, nous avons étudié des options alternatives. Celle de créer une nouvelle collectivité territoriale n'avait aucun sens sur une terre inhabitée. Une autre option aurait consisté à faire de La Passion-Clipperton le sixième district des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Cela aurait eu du sens dans la mesure où la situation de cette île se rapproche de celle des Îles Éparses dans le canal du Mozambique mais aussi de celle de l'Île d'Amsterdam dans les Terres australes. Cependant, la préfète et l'administration des TAAF ont émis des réserves, considérant que lier une île du Pacifique aux TAAF, qui sont toutes situées dans l'océan Indien, aurait manqué de cohérence géographique. Une autre option encore aurait consisté à faire de La Passion-Clipperton la quarante-neuvième commune de la Polynésie. Mais lorsque j'en ai parlé au président de cette collectivité, M. Édouard Fritch, celui-ci m'a fait part de sa crainte que cela ne représente une charge supplémentaire importante que la Polynésie n'a pas les moyens d'assumer.
La solution qui vous est proposée dans le cadre de cette proposition de loi consiste à créer un statut ad hoc pour La Passion-Clipperton, en transposant sur cette île le modèle des TAAF. Nous proposons par ailleurs d'accoler le nom originel de « La Passion » au nom juridique usuel de Clipperton. Pour la petite histoire, Clipperton était un flibustier anglais aux moeurs un peu particulières. Nos amis britanniques auraient-ils donné le nom de Surcouf à l'une de leurs possessions ?
Outre ce statut juridique, nous prévoyons la désignation d'un administrateur supérieur de l'île, responsabilité qui serait confiée au haut-commissaire en Polynésie. En effet, c'est aujourd'hui lui qui, au nom du Premier ministre, délivre des autorisations d'accès à La Passion-Clipperton. Nous proposons aussi la création d'un conseil consultatif, identique à celui des TAAF. J'en profite pour rendre officiellement hommage à M. Christian Jost, professeur à l'université de la Polynésie française ; ce grand spécialiste français de Clipperton m'a aidé à rédiger mon rapport, avec le soutien de M. Thomas Pailloux, chargé de mission au secrétariat général de la mer. Il me paraît important que des personnalités connaissant bien cette île puissent être consultées avant que nous prenions des décisions : tel est l'objet de ce conseil consultatif qui serait composé de neuf personnes.
Point essentiel, la réforme serait à charges constantes. Aujourd'hui, le Haut-commissariat en Polynésie assure ces missions administratives et la surcharge liée à l'évolution du statut juridique de Clipperton serait tout à fait marginale pour lui. Il est par ailleurs prévu que les réunions du conseil consultatif puissent se tenir par téléconférence pour éviter des déplacements entre la Polynésie et la métropole. La représentation de cette collectivité en métropole serait conjointement assurée par le bureau des TAAF à Paris. Cela ne coûtera donc rien de plus à l'État.
Cette évolution juridique marquera l'attachement de la République à une partie de son territoire qui a été trop souvent oubliée – et même complètement délaissée à bien des égards. Ainsi, et même si plusieurs actions concrètes ont été menées, il aura fallu attendre 2016 pour que soit neutralisé et détruit le stock de munitions qu'y avaient laissé les Américains en 1944. L'une des préconisations de mon rapport est donc en train d'être appliquée. De même, nous avons préconisé un passage plus fréquent des navires de la marine nationale sur l'île. Le dernier contrat d'objectifs prévoyait un passage tous les trois ans : on ne peut pas considérer la souveraineté comme effective sur un territoire où l'on se rend à cette fréquence pour y remplacer le drapeau et y repeindre la stèle.
Par le biais de cette proposition de loi, la France affirme sa volonté de conserver cette île et son statut juridique.
J'en viens à mes deux derniers points.
En premier lieu, je voudrais insister sur notre souveraineté et sur le statut de l'île. Les Mexicains contestent moins notre souveraineté sur le plan juridique mais qu'en serait-il si un gouvernement populiste prenait un jour le pouvoir dans ce pays ? Nous devons nous poser la question du statut, en ayant en tête la différence qui existe entre un îlot et une île : contrairement à l'îlot, l'île peut générer une ZEE à condition d'être habitable ou habitée. Nous courrons le risque de voir déclasser cette île en îlot, au sens de la Convention de Montego Bay, ce qui nous ferait perdre les avantages liés à la ZEE.
Ce risque serait écarté si l'on y créait, comme je le propose, une station scientifique à vocation internationale, dont les coûts d'installation et de fonctionnement pourraient être financés par la vente des droits de pêche dans cette ZEE qui est l'une des plus riches du monde en thonidés. Il s'en pêche entre 30 000 et 50 000 tonnes par an, alors que les Mexicains ne déclarent que 1 500 à 4 000 tonnes de prises par an. Il est donc important d'avoir cette perspective de création d'une base scientifique sur une île dotée du statut juridique idoine, afin d'assurer notre présence.
En second lieu, je voudrais vous rappeler les événements qui se déroulent dans cette partie du monde. Voyez ce que font les Chinois dans l'archipel des Spratleys. Ils ont bétonné le récif de Fiery Cross pour en faire une véritable île avec une base de vie afin de se voir reconnaître la ZEE afférente. Ils conduisent une stratégie planifiée d'expansion alors que nous sommes dans une lâche situation d'abandon. L'adoption de cette proposition de loi marquerait une première étape sur le chemin nous conduisant à assurer notre pleine souveraineté sur cette île.
Monsieur le président, veuillez m'excuser d'avoir parlé avec passion de l'île du même nom. Dans l'histoire de la République, elle a eu assez peu l'occasion de faire autant parler d'elle au sein d'une commission comme aujourd'hui et en séance comme ce sera le cas la semaine prochaine. Nous devions le faire, par sens des responsabilités envers les générations futures.