Intervention de Jean-Marc Touzard

Réunion du 16 novembre 2016 à 9h30
Commission des affaires économiques

Jean-Marc Touzard, directeur de recherche à l'Institut national de la recherche agronomique, INRA :

Économiste, je travaille sur l'innovation dans les systèmes agroalimentaires pour l'adaptation des filières et des territoires à des enjeux comme le changement climatique. Mes travaux de recherche portent spécifiquement sur la filière de la vigne et du vin.

En 2012, nous avons lancé un programme de recherche dénommé LACCAVE, qui réunit une vingtaine de laboratoires de l'INRA ainsi que des partenaires de l'Institut national de l'origine et de la qualité (INAO) et de FranceAgriMer. Ce sont donc une centaine de chercheurs et de doctorants qui ont travaillé sur les différents aspects que peut revêtir l'impact du changement climatique sur la vigne et le vin, et particulièrement sur les solutions d'adaptation du secteur.

La filière de la vigne et du vin est extrêmement sensible au climat et au changement climatique. Les viticulteurs sont confrontés aux évolutions du climat depuis des millénaires ; de ce fait, ils ont développé une aptitude à prendre en compte ces phénomènes, et proposent déjà des solutions. Le facteur nouveau réside dans l'accélération du changement climatique qui prend les acteurs au dépourvu. Et les règles, les pratiques et les connaissances qui avaient été stabilisées afin de s'adapter à cette variabilité climatique, y compris en en tirant profit à travers les millésimes et les terroirs, se trouvent bouleversées.

Le cycle des travaux du programme LACCAVE touche à sa fin et, cet après-midi, les conclusions vont être présentées au conseil d'administration spécialisé de FranceAgriMer, la semaine prochaine à l'INAO, ensuite dans les différentes régions viticoles.

S'agissant des conséquences du changement climatique sur la vigne et le vin, quatre aspects doivent être pris en considération.

Tout d'abord, l'augmentation de la température moyenne et ses effets sur le fonctionnement de la plante, qui font l'objet d'observations et de simulations, avec divers scénarios.

En second lieu, l'évolution de la pluviométrie, qui comporte quelques incertitudes, peu de changements étant aujourd'hui observés – mais les simulations mettent en évidence l'accentuation des sécheresses dans le bassin méditerranéen, caractérisées par de moindres précipitations estivales, et leur extension dans le reste de la France.

Ensuite, la variabilité du climat, à laquelle les agriculteurs sont les plus sensibles, et qui est associée à des événements extrêmes : vagues de chaleur, pluies importantes, dans les Cévennes par exemple.

Le dernier aspect, moins souvent évoqué, réside dans les perturbations induites par le changement climatique sur les écosystèmes, les sols – qui changent –, les bioagresseurs, les prédateurs de ces bioagresseurs, etc.

L'ensemble de ces aspects provoque des impacts en cascade sur la vigne et le vin.

Parmi ces impacts, le premier est la précocité des stades de développement de la vigne : le dernier d'entre eux, celui de la vendange, est avancé de quinze jours à trois semaines dans toutes les régions par rapport aux années 1980. À cet égard, la vigne a été un témoin précurseur du changement climatique, dont on constate un effet amplificateur pour cette plante. Ainsi, lorsque deux degrés centigrades supplémentaires de température moyenne sont annoncés pour 2050, on obtient, si l'on additionne à ce phénomène une précocité pouvant aller jusqu'à trois semaines, une hausse de plus quatre à cinq degrés de température au moment des vendanges.

Aujourd'hui, dans la zone méditerranéenne, du fait de la chaleur, la vigne transpire davantage, et a de ce fait besoin de plus d'eau, alors que celle-ci se raréfie en été. Ainsi les bilans hydriques sont-ils négatifs chaque année en plaine languedocienne depuis 2000, ce qui n'est pas le cas dans les autres vignobles de France. Ce phénomène a des conséquences sur les rendements ainsi que sur les processus d'élaboration du vin.

Par ailleurs, la variabilité climatique a des conséquences sur les caractéristiques du raisin, notamment sur sa composition, donc sur la qualité du vin. Le raisin étant plus sucré, le taux d'alcool dans le vin augmente et l'acidité diminue, particulièrement l'acide malique ; le vin est donc moins acide. Le profil aromatique ainsi que la couleur sont, eux aussi, affectés par ce changement de température.

Ces évolutions ne sont pas nécessairement négatives pour les vignobles, notamment septentrionaux, qui ne connaissaient pas toujours des conditions de maturité optimales à l'heure des vendanges. En revanche, le problème est sérieux pour le vignoble méditerranéen, car certains vins atteignent déjà des degrés d'alcool importants, des vins blancs peuvent devenir insuffisamment acides, et des profils aromatiques sont susceptibles d'être trop prononcés.

Le changement climatique influe encore sur les aspects géographiques : l'évolution de la température va modifier les zones potentiellement favorables à la plantation de vigne. Il sera ainsi possible de planter en altitude, mais surtout dans le nord de la France et de l'Europe. Des cartes fondées sur des indices strictement climatiques montrent de la vigne plantée en Angleterre, déjà présente dans le sud de ce pays, au Danemark, en Allemagne et en Pologne.

Toutefois, des conditions climatiques favorables ne sont pas suffisantes pour obtenir de grands vignobles, qui supposent d'importants investissements dans plusieurs domaines.

D'autre part, des impacts sont constatés sur le revenu des viticulteurs, singulièrement du fait d'une baisse des rendements, mais à cause des risques accrus, ainsi que sur la valeur à terme du patrimoine constitué par le vignoble. Par ailleurs, la compétitivité et la hiérarchie entre les différentes régions viticoles peuvent se voir modifiées.

Enfin, le système des appellations est mis à mal et remis en cause ; la question de la capacité des autorités concernées à anticiper et à faire face à ces enjeux futurs est posée.

Les travaux du programme LACCAVE ont aussi porté sur les solutions à envisager. Certaines d'entre elles ont déjà été mises en pratique, parfois dans d'autres pays, mais un important travail de recherche demeure nécessaire pour en proposer de nouvelles, notamment parce que les évolutions se précipitent.

Des innovations techniques sont susceptibles d'intervenir dans certains domaines, mais aucune d'entre elles ne se suffit à elle-même : elles doivent être combinées afin de faciliter l'adaptation.

Le premier domaine dans lequel il est possible d'intervenir est le choix des cépages. Il est ainsi possible d'en introduire de nouveaux, plus tardifs, afin de contrer la précocité, ils résistent à la sécheresse et éventuellement aux maladies – sujet très actuel –, produisant plus d'acidité et moins de sucre.

À cette fin, nous sommes en quelque sorte à la recherche du cépage idéal ; il peut s'agir d'une plante existante ou de clones présents au sein d'un cépage, susceptibles de présenter ses caractéristiques. Il peut s'agir de plants provenant d'autres régions, qui seront importés, c'est pour cela que, dans le Bordelais par exemple, de tels cépages sont testés. Des cépages peuvent être le fruit de la création variétale, singulièrement des hybrides auxquels nous travaillons à l'INRA.

Le deuxième volet technologique est agronomique, et concerne la gestion du sol, question qui a été trop délaissée et à laquelle l'INRA va activement se consacrer – pas uniquement dans la perspective du programme « quatre pour mille » inscrit dans les travaux de la COP 22, mais aussi parce qu'elle constitue un levier d'intervention important. Il s'agit de baisser la température de surface, de renforcer la capacité de rétention d'eau du sol, d'augmenter la matière organique, de favoriser l'enracinement de la vigne, donc sa capacité à résister aux chocs climatiques.

Un autre champ d'intervention réside dans le mode de conduite du plant, la façon de la tailler, sa hauteur, etc.

L'irrigation est associée à ce volet agronomique, cette question est posée depuis un certain temps en Languedoc. L'irrigation ne doit pas être utilisée comme arme première, mais elle sera indispensable pour répondre à des déficits hydriques. Au demeurant, elle doit être considérée dans le cadre d'une réflexion globale portant sur la gestion de l'eau dans la vigne.

D'autres innovations plus technologiques portent sur l'information climatique. D'autres sont « correctives », qui tempèrent les effets du changement climatique, comme l'excès de sucre et d'alcool ainsi que le manque d'acidité, par des interventions oenologiques. Ce travail revient à l'INRA, et des moyens d'intervention concrets existent d'ores et déjà.

Trois autres volets devront être combinés à ces évolutions techniques.

Le premier d'entre eux porte sur la réorganisation des plantations au sein d'un terroir. Plusieurs doctorants se sont penchés sur le sujet et leurs travaux ont montré que les terroirs sont hétérogènes et qu'il est possible de jouer sur la diversité d'un terroir donné, sur l'exposition des parcelles et des sols ou l'orientation de tel cépage afin de s'adapter. On constate grâce à cette adaptation une variation d'un ou deux degrés de la température moyenne sur la période végétative, ce qui représente l'équivalent de l'augmentation moyenne attendue pour 2050.

Nous conduisons des réflexions avec les syndicats, avec les organismes de défense et de gestion (ODG) et avec des groupes de viticulteurs. Le changement climatique peut être ainsi considéré comme l'occasion de rebâtir un projet de terroir et d'appellation, de le revisiter en tenant compte des nouvelles données climatiques. Ces évolutions devront bien entendu s'inscrire dans le cadre déterminé par la COP 21 d'une évolution vertueuse, car si un minimum de stabilité climatique n'est pas garanti, il ne sera pas possible de construire un nouveau modèle viable.

Cela suppose l'accompagnement de ces projets locaux, sous forme de nouveaux outils de simulation afin de prévoir quelle pourrait être dans cinquante ans l'évolution du paysage viticole ou la ressource en eau, etc.

Le deuxième volet de l'adaptation porte sur la localisation, car beaucoup de parcelles ne sont pas exploitées : ainsi, dans le Minervois, seule une portion minime de l'aire d'appellation est utilisée ; il existe donc des réserves foncières mobilisables. Un ressort réside dans la possibilité de modifier les limites des aires d'appellation, notamment dans les zones d'altitude, qui offrent une plus grande fraîcheur, propice à l'adaptation. De façon plus radicale, il est aussi possible de créer, ex nihilo, de nouveaux vignobles, en Bretagne ou dans le Bassin parisien, par exemple.

En complément de ces diverses solutions, le changement institutionnel constitue un autre registre de l'adaptation au changement climatique. Cela concerne notamment la gestion du risque ; il faut repenser la façon de combiner le système d'assurance avec les options de stockage de réserves afin de compenser une année par une autre, imaginer des solidarités entre vignobles et terroirs – qui fonctionnent déjà, comme le montre le cas du pic Saint-Loup – ainsi que la diversification des activités.

Les politiques de recherche et d'innovation doivent aussi être mobilisées, mais aussi la gestion du foncier ; par ailleurs, il est également possible d'agir sur le cahier des appellations.

En outre, nous avons considéré que les consommateurs pouvaient constituer l'un des acteurs de l'adaptation. Car, s'ils acceptent les effets du changement climatique sur les vins sur le plan de la qualité gustative, l'adaptation sera facilitée. Dans le cas contraire, les viticulteurs seront contraints à maintenir les caractéristiques actuelles des vins, et éviter les chocs trop importants, faute de quoi, un marché sera perdu.

Des tests ont été effectués avec des vins de Bordeaux et du Languedoc. Une comparaison a été pratiquée entre des vins de Bordeaux « actuels » et des vins prenant d'ores et déjà en compte le facteur du changement climatique – car certains viticulteurs en fabriquent –, qui sont plus alcoolisés et moins acides, dont les raisins ont fait l'objet d'une plus longue maturation, etc. En première dégustation, les consommateurs sont séduits par les vins « du changement climatique », qui présentent l'attrait de la nouveauté, sont plus expressifs, et développent des arômes différents. En revanche, la répétition des dégustations, sur une semaine par exemple, met en évidence une certaine lassitude, les consommateurs marquant une préférence pour les vins actuels.

Le changement climatique peut être mis à profit pour faire émerger de nouveaux profils aromatiques, mais l'essentiel du marché demeure associé aux caractéristiques actuelles des vins ; il faut donc éviter des modifications trop radicales de leurs profils afin de ne pas bouleverser le secteur.

Pendant deux ans, avec le concours de nos collègues de FranceAgriMer et de l'INAO, et en consultant des professionnels, nous avons engagé des travaux de prospective ayant abouti à quatre scénarios visant l'horizon 2050, qui vont être présentés cet après-midi, puis diffusés dans les régions viticoles.

Ces scénarios ont été construits en croisant l'intensité de l'innovation avec celle de la relocalisation.

Le premier d'entre eux propose une stratégie « conservatrice », dans lequel les viticulteurs joueraient un rôle incrémental et partiel en réorganisant leurs propres espaces de production. Dans ce cas de figure, l'innovation demeure ce qu'elle est aujourd'hui, sans rupture majeure d'intensité, et les mêmes cépages sont conservés tout en connaissant quelques évolutions. L'irrigation est introduite avec modération, et les aires d'appellation actuelles ne sont pas modifiées.

Ce scénario est a priori viable jusqu'en 2050, à condition que le réchauffement climatique demeure modéré.

Le deuxième scénario s'intitule « Innover pour rester » ; il a la faveur d'un nombre non négligeable de producteurs qui constatent d'ores et déjà les effets du changement climatique sur la qualité du vin ou les rendements, notamment. L'un des principaux paramètres réside dans une accélération de la dynamique, ce qui implique en particulier des modifications de la réglementation applicable aux appellations.

L'enjeu consiste à conserver le capital ainsi que les investissements humains, matériels et immatériels ayant été réalisés par des générations, qui font la valeur de la filière. Il s'agit d'être prêts à bouleverser, en particulier, l'encépagement et les pratiques, ce qui suppose une bonne gestion de la trajectoire.

Plus improbable, le troisième scénario, dit « nomade », nous a en revanche permis de tirer toutes les conséquences de la mobilité poussées à ses extrémités. Que se passera-t-il si les droits de plantation sont totalement libérés, s'il est permis de planter partout ?

Le quatrième scénario est dit « libéral ». Il postule l'abolition de toute réglementation relative aux droits de plantation et la permission de faire du vin partout ; dans ce cas de figure, les producteurs perdent du pouvoir. Ce pouvoir ira alors aux assembleurs, qui mettront le changement climatique à profit pour mieux organiser leurs approvisionnements en fonction des régions.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion