président-directeur général du groupe ATOS. Merci de cette invitation. Vous avez bien résumé les principales caractéristiques de ce travail.
Il peut paraître iconoclaste que quelqu'un qui n'est plus ministre vienne s'adresser à vous sur un projet européen qui vise à trouver une voie pour faire face aux défis gigantesques auxquels l'Europe fait face.
J'ai eu l'honneur de servir la république comme ministre des Finances sous la présidence de Jacques Chirac. J'estime qu'une telle fonction vous engage à continuer à la servir par la suite.
J'ai été l'un des acteurs du bon fonctionnement de la zone euro. Sous la présidence de Jacques Chirac, nous avons réduit significativement l'endettement de la France, de 66 % à 62%.. Nous sommes revenus à un excédent primaire en 2006 et 2007, pour la première fois depuis dix ans, et réduit le chômage de 9,2 % à 7,4 %, tout ceci avec un axe cardinal : maintenir la parité macroéconomique entre la France et l'Allemagne. La responsabilité d'un ministre des finances est en effet double. Elle consiste bien sûr à tenir les comptes publics, mais aussi à défendre à Bruxelles la position de la France face aux traités qui l'engagent, à savoir le traité de Maastricht avec ses fameux 60 % d'endettement et 3 % maximum de déficit qui sont consubstantiels à la création et à la survie de l'euro.
J'ai enseigné ces questions à Harvard par la suite et j'ai continué à m'y intéresser. Il y a en effet un déficit de communication et de pédagogie ; et nos concitoyens vivent trop souvent cela comme une contrainte alors que c'est la clef de voûte de la construction européenne, sur laquelle repose désormais la solidité de la zone euro.
La dérive a commencé à s'instituer sous le précédent quinquennat et s'est poursuivie sous l'actuel. La France a commencé à diverger massivement par rapport à l'Allemagne, puisque nous sommes passés, alors que nous traversions la même crise, d'un endettement de la France de 62 % en juillet 2007 à près de 90 % à la fin du quinquennat, l'Allemagne passant de 67% à 75%. Le différentiel ne cesse depuis lors de se creuser. Nous avons aujourd'hui plus de 95 % d'endettement en France, l'Allemagne est à moins de 75 %. Les discussions que j'ai eues avec M. Schaüble me laissent penser que l'Allemagne sera à 60% d'endettement dès 2019, et que nous serons pour notre part à plus de 100 %.
Les 100 % côté Français et les 60 % du côté allemand créent d'après moi un risque gigantesque.Pour en avoir parlé à M. Draghi qui partage ce sentiment, je pense que nous avons pu surmonter la crise de 2008 et celle de la dette souveraine de 2011, mais que nous ne surmonterons pas la crise de la divergence franco-allemande qui se matérialisera dès que les taux d'intérêt augmenteront si nous n'agissons pas maintenant.
En effet, la dette est passée de 1100 milliards d'euros lorsque j'étais au gouvernement à 2100 milliards d'euros, en moins de neuf ans, mais la charge des intérêts demeure – hélas ! – au même niveau, c'est-à-dire 45 milliards d'euros d'intérêts, car nous avons eu une chute massive des taux d'intérêt pour faire face à la crise des dettes souveraines, puis le « quantitative easing ». Ceci explique que nos compatriotes ne se rendent pas compte du problème. On a encore le sentiment que c'est de l'argent gratuit, mais rien n'est gratuit en économie. Or, en France, nous espérons que ces taux vont rester nuls, voire négatifs, ce qui est une aberration économique, tandis qu'en Allemagne, on espère le contraire.
Si l'on revenait aux taux que j'ai connus il y a neuf ans, la charge de la dette passerait en France de 45 à 90 milliards d'euros, ce qui signifie qu'il faudrait quasiment doubler l'impôt sur le revenu des Français.
En Allemagne en revanche, on vit très mal ces taux d'intérêts quasiment négatifs car l'épargne des Allemands est en grande partie faite de placements réalisés par les épargnants et les retraités allemands dont la situation est de plus en plus difficile car ces taux négatifs ou nuls les ruinent, alors que la population allemande vieillit. Connaissant bien l'Allemagne – ATOS est une société franco-allemande –, j'ai le sentiment que ce phénomène contribue peut-être autant que la crise migratoire à la montée du populisme en Allemagne. Il y a donc une urgence absolue à régler ce différentiel. Dans le cas contraire, dès que les taux remonteront, ce qui arrivera car on ne peut pas rester en permanence avec des taux aussi bas, nous aurons alors une divergence structurelle, totalement orthogonale, entre la France et l'Allemagne. La France fera tout pour maintenir les taux au plus bas car leur augmentation sera intenable du point de vue budgétaire, tandis que l'Allemagne fera tout pour les remonter, car la situation actuelle est pour elle intenable d'un point de vue politique.
Si nous ne bougeons pas, ce sera à terme l'éclatement du couple franco-allemand, donc de la zone euro, donc de l'Europe.
Deuxième élément, quand on interroge nos compatriotes sur leurs principaux sujets de préoccupation, ils mentionnent encore l'emploi mais beaucoup moins qu'il y a dix ans, alors que la sécurité est souvent mentionnée en premier. Depuis dix ans, l'Europe s'est désarmée, les dépenses militaires ont baissé de 9 % en dix ans pendant que celles des autres continents ont très significativement augmenté, de 167% en Chine, 97 % en Russie, 112 % en Arabie saoudite, 39% en Inde, tandis que les États-Unis ont maintenu leurs dépenses de défense au même niveau qu'il y a dix ans, mais n'ont plus à financer aujourd'hui la guerre d'Irak, soit quasiment cent milliards de dollars qui ont pu être réaffectés.
Nous sommes membres de l'Otan et à ce titre contraints d'augmenter nos dépenses de dépenses vers 2 % du PIB. La France est aujourd'hui le seul pays dont les dépenses de défense s'élèvent à 1,8 % avec la Grèce, dont les efforts ne sont pas aussi inutiles qu'on le prétend parfois, et l'Estonie. L'Allemagne dépense environ 1,1 % de son PIB, donc moins que les autres pays de la zone euro.
J'ai donc réfléchi et je me suis demandé si nous ne pourrions pas utiliser ces trois bras de levier politiques et économiques que nous avons aujourd'hui en main pour régler cette problématique. Entre la dette et la défense, il y a, en effet, le financement, avec cette opportunité historique pendant laquelle les taux d'intérêt sont négatifs.Un taux d'intérêt mesure le risque d'exécution d'un projet jusqu'à son terme. Si le risque est faible, les taux sont faibles. Si les taux d'intérêt positifs financent les risques associés aux projets à venir, les taux d'intérêt négatifs peuvent peut-être payer des projets du passé s'ils ont eu un intérêt général.
Pendant cette période de 18 à 24 mois – pas beaucoup plus – pendant lesquels nous aurons des taux d'intérêt négatifs, il est possible d'emprunter pour financer un projet garanti, directement ou indirectement, par des États ou des entités solvables, permettant de couvrir des dépenses d'intérêt général du passé. Parmi ces dernières, lesquelles sont incontestables ? La défense, dont nous avons tous bénéficié, même si la CED n'a pas été votée. C'était le projet des pères fondateurs de l'Europe, et c'est finalement l'Europe économique qui a été construite.
La question est donc : comment utiliser cette période très particulière de taux d'intérêts négatifs ?
L'idée consiste d'abord à regarder combien nous avons dépensé en matière de dépense depuis la création de l'euro. Il faut agir dans le cadre des traités existants, notamment le traité de Lisbonne, qui dans ses articles 42 et 46 et son protocole 10, permet et incite les États à nouer des « coopérations structurées permanentes », leur permettant de se mettre ensemble, sans référendum, pour mieux travailler sur des aspects spécifiques liés à leur défense. Ce sont ces articles que je propose d'utiliser.
J'ai beaucoup travaillé avec l'ensemble des acteurs : Mario Draghi et ses services, le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian, le Président de la République et le Premier ministre. J'ai également parlé à Wolfgang Schaüble, ainsi qu'aux acteurs de l'opposition Alain Juppé, François Fillon, François Baroin, qui soutiennent le projet. Il faut en effet un consensus national et surtout européen. Madame Von der Leyen est également très sensibilisée au projet.
Je précise que j'ai travaillé sur ce projet avant le Brexit, auquel il peut être une réponse potentielle pour redonner une dynamique à la zone euro et à l'Europe.
En quelques mots, je vais en réexpliquer le principe. Il s'agirait de calculer les montants dépensés par les pays européens pour leur défense depuis la création de la zone euro, soit 720 milliards d'euros pour la France et 560 milliards pour l'Allemagne. L'idée sous-jacente est que, bien que ces dépenses aient été faites de manière individuelle, elles ont d'une certaine façon contribué à la défense commune – et donc à la paix et à la prospérité – de l'Europe. En effet, on peut estimer que le fait que l'Europe soit, par la France et le Royaume-Uni jusqu'au Brexit et par la seule France désormais, une puissance nucléaire, change quelque peu la nature du dialogue avec Poutine.
La divergence entre la France et l'Allemagne remonte à 2007. Lors de l'Eurogroupe du 9 juillet 2007, la France avait brisé l'accord prévoyant la convergence des Etats de la zone euro vers 60% de dette publique et l'équilibre des finances publiques pour 2010. En réaction, les Allemands ont constitutionnalisé la règle d'or. Les spreads – différences de taux – ont commencé à réapparaître sur les marchés à partir de ce moment-là, le sous-jacent de chaque pays étant immédiatement associés de nouveau à sa situation économique exacte, ce qui va évidemment à l'encontre de la « magie » de l'euro qui avait opéré depuis 1999. L'idée est donc de retrouver la possibilité d'aller emprunter sur les marchés avec notre force commune, comme nous l'avons fait dans le cadre du FESF puis du MES lors de la crise financière de 2008 et 2011.
Il s'agirait pour cela de créer un fonds qui ne bénéficierait pas de la garantie des Etats ; sinon, il serait comptabilisé dans la dette publique au sens de Maastricht. Ce fonds aurait une gouvernance autonome, un capital et il bénéficierait d'un abondement pérenne et certain à hauteur de 1,2% du PIB de chaque Etat pendant toute son existence.
Ces conditions lui permettraient d'émettre des obligations triple A pour des durées longues, de trente à cinquante ans. Ce principe a été validé par la Banque centrale européenne (BCE). Comme c'est le cas pour les banques et les assurances en vertu des règles imposées respectivement par Bâle III et Solvency II, celle-ci doit avoir au moins 9% de ses fonds propres en obligations triple A. Or, en raison de la crise, il n'y a plus sur le marché que les obligations allemandes qui bénéficieront de ce rating. La BCE sera donc très demandeuse des obligations émises par le fonds. Beaucoup de gouvernements aussi seront intéressés, par exemple la Chine, ainsi que des institutions financières. Il s'agira d'un titre très sûr. Au total, le fonds lèvera 2330 milliards de dollars, ce qui correspond aux dépenses de défense de l'Union européenne depuis la création de la zone euro. Il rachètera ainsi à chaque Etat le montant de dette égal à ce qu'il aura dépensé pour sa défense. Comme la demande serait forte, je pense que douze mois suffiraient sans doute pour monter ce fonds.
Le mécanisme décrit permettrait à la France de passer de 95% à 61% du PIB de dette publique. Dans le même temps, l'Allemagne passerait de 74,7% à 55,5% de dette publique : nos deux économies se trouveraient de nouveau en convergence, nous pourrions alors retrouver une logique économique commune, un espoir commun.
Les aspects que je viens d'évoquer règlent le passé, mais ce n'est pas tout. Le fonds comporte un deuxième volet tourné vers l'avenir. Il aurait vocation à rembourser jusqu'à la moitié des dépenses militaires qui ont été engagées par chaque Etat, pour peu que celles-ci aient un intérêt européen : par exemple, des garde-côtes, navires et hélicoptères pour assurer la défense des frontières, ou un porte-avion utilisable au niveau européen. Il faudrait simplement que les équipements financés soient interopérables au niveau européen. Il ne s'agit pas de partager notre souveraineté. Chaque Etat voterait souverainement son budget de défense et présenterait ensuite les dépenses dont il souhaite obtenir remboursement. A l'évidence, il y aurait un socle incompressible de dépenses, le socle de notre souveraineté – les dépenses nucléaires, par exemple – qui n'aurait pas vocation à être partagé.
Ce système permettrait d'aider nos amis européens à accroître leurs dépenses de défense. J'en ai longuement parlé aux rencontres d'Evian de septembre 2016, où le Président Hollande et Madame Merkel étaient présents. Celle-ci a dit – c'est sans précédent – qu'elle était prête à envisager une augmentation des dépenses de défense de 1,1% à 2% du PIB, mais qu'il faudrait l'y aider, en raison des difficultés politiques et constitutionnelles qui contraignent cette montée en puissance. Le fonds permettrait ainsi de cofinancer la montée en puissance nécessaire des budgets de défense européens.
La cyber sécurité est un élément essentiel et j'invite votre commission à se saisir de ce sujet. J'ouvre ici une parenthèse si vous le permettez. Atos est un spécialiste reconnu et leader en matière de cyber sécurité. Atos a organisé et a réalisé tous les contrats d'infrastructure, de télécommunication, d'informatique pour les jeux olympiques. Trois mille cinq cents ingénieurs ont travaillé, lors de cet événement, pour le fonctionnement des systèmes informatiques et de télécoms. Ils contrôlaient notamment les cyberattaques. Il y a eu entre 200 et 250 attaques par seconde pendant les jeux. En raison de sa dimension mondiale, tous les hackers ont eu envie de voir s'ils arrivaient à pénétrer les systèmes informatiques. Ils n'ont pas réussi. A un moment donné, les cyberattaques sont montées à une fréquence de 400 par seconde. Tout cela pour dire que nous vivons dans un monde de plus en plus vulnérable et les questions de cyber sécurité doivent être traitées au niveau national, mais également, de plus en plus, au niveau européen.
Je continue sur le fond. Vous avez compris qu'un pays comme la France ne va pas demander un remboursement pour ses dépenses liées aux armes nucléaires, à sa souveraineté, aux opérations extérieures, aux renseignements. Mais pour toutes celles destinées à accroître nos investissements et qui auront potentiellement vocation à être mutualisables bien qu'opérées au niveau national, le fonds pourra les rembourser jusqu'à la moitiédu budget national de défense du pays concerné.
Si on fait le bilan, l'équation économique, à terme, grâce à la force de la mutualisation retrouvée, à la force de l'euro retrouvé et donc à la force de l'Europe retrouvée, serait bénéfique. Il faut savoir qu'un fonds de 2300 milliards est un fonds très lourd, très solide qui pourrait être une quille ancrant l'euro. Nous pouvons le faire aujourd'hui grâce aux liquidités injectées par la Banque centrale européenne -70 à 80 milliards d'obligations, sont ainsi achetées par la BCE sur le marché tous les mois- et donc il faut le faire assez vite.
Si je prends l'exemple de la France, elle dépense grosso modo 45 milliards pour sa dette de sa dette. Cette dernière va donc passer de 2100 milliards à 1400 milliards puisqu'un tiers va être racheté par le fonds. Ces dépenses de charge de la dette (ie d'intérêts) vont donc passer de 45 milliards à 30 milliards. Le gain est donc de 15 milliards.
Ensuite, la France doit jouer complétement le jeu européen, c'est-à-dire qu'au moins la moitié de ses dépenses doit répondre à la grille édictée par le fonds. Ce sont les ministres de la défense qui gèreront ce fonds. C'était d'ailleurs l'une des recommandations de Monsieur Le Drian. Ce sont eux qui vont édicter les grilles de dépenses qui sont potentiellement éligibles. La France dépense environ 38 à 39 milliards d'euros en matière de défense. Elle peut donc gagner la moitié de cette somme si 50% de ses dépenses sont éligibles au remboursement, à savoir entre 18 et 19 milliards d'euros. On a donc une économie de 15 milliards dans le domaine de la charge d'intérêt de la dette et des taux d'intérêts et ces 18 milliards, ce qui équivaut à 33 milliards. En contrepartie, la France va verser 1,2 point de PIB, c'est-à-dire 24 milliards. Le bénéfice est donc de 10 milliards.
L'Allemagne, de son côté, ne dépense que 1,1 point de PIB pour sa défense. La mise en place de ce fond lui couterait 7 milliards si son niveau de dépenses de défense restait inchangé. Mais au fond, il apparaît normal que certains pays, qui dépensent moins, payent pour les autres puisqu'ils bénéficient de cet argent indirectement. Si en revanche, l'Allemagne monte à 1,8 ou 2% comme les autres, alors ce pays gagnera 3 milliards du fait de la mise en place du fonds. En d'autres termes, vous êtes un bon élève de l'Europe, vous gagnez. Vous êtes un moins bon élève en matière de dépense de défense, pour des raisons dont on ne va pas discuter, vous payez. Si tout le monde joue le jeu des 2%, alors tout le monde gagne dans cette opération avec certains objectifs qui peuvent être atteints : on règle le problème de l'endettement avec une remise à un niveau maastrichtien ; on a un mécanisme qui peut être assimilé à un embryon de défense européenne coordonnée ; on remonte à 2 point de PIB pour la défense qui est un enjeu absolument indispensable en ce moment ; nous créons un fonds de stabilité de l'euro pour la banque centrale et nos institutions financières qui nous permettrait peut-être de rebâtir un projet politique commun.