Intervention de Pierre Claver Mbonimpa

Réunion du 16 novembre 2016 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Pierre Claver Mbonimpa, président de l'association pour la protection des droits humains et des personnes détenues, APRODH :

Je remercie la Commission d'avoir bien voulu m'accorder le privilège de nous recevoir. Ressortissant du Burundi, je suis défenseur des droits de l'homme depuis 1997. Après deux années passées en prison, j'ai décidé dès ma sortie d'aider les prisonniers, car j'ai vu comment ils sont maltraités ; or je ne souhaite pas que ce qui m'est arrivé arrive aux autres.

Vous avez rappelé que la guerre civile passée a emporté plus de 300 000 personnes. D'autres crises avaient eu lieu dès avant 1993 : celle de 1972 a fait de nombreuses victimes. On a souvent prétendu que les crises qu'a connues le Burundi étaient de nature ethnique ; c'est vrai, mais leurs racines profondes sont politiques : c'est la politique qui déclenche les problèmes ethniques.

J'ai été témoin de la crise de 1993, différente de celle de 1972, année où les Hutus ont été victimes de tueries systématiques et se sont révoltés contre le pouvoir tutsi en luttant pour la démocratie. C'est à partir de 1992 que le président Ndadaye a instauré le multipartisme, mettant fin au règne du parti unique, l'UPRONA. Les victimes de la crise de 1993, contrairement à celle de 1972, provenaient de toutes les ethnies : des Hutus ont tué des Tutsis, lesquels ont à leur tour tué des Hutus en s'appuyant sur les militaires, presque tous tutsis. Autrement dit, les uns et les autres se sont entretués – raison pour laquelle les Nations Unies n'ont pas pu déterminer s'il s'agissait ou non d'un génocide.

Nous avons essayé de chercher les voies et moyens de sortir de cette crise ; c'est ainsi qu'ont commencé des négociations qui ont débouché sur les accords d'Arusha, en vertu desquels les Hutus et les Tutsis étaient tenus de partager le pouvoir. La question principale a porté sur la répartition des forces armées et des forces de police : les Hutus réclamaient 80 % des postes dans les unes et les autres au motif que cela correspondait à leur part dans la population totale du pays, mais les Tutsis s'y sont opposés, estimant qu'une telle répartition menacerait leur sécurité. Les médiateurs, d'abord Julius Nyerere puis Nelson Mandela, ont finalement proposé de réserver aux Hutus 50 % des postes dans l'armée et 60 % des postes dans la police, et les accords d'Arusha ont été signés en 2003. C'est à partir de cette date que l'armée et la police ont été rendues mixtes, ce qui était pour nous une bonne chose, puisqu'une telle répartition apportait un remède à notre maladie, la maladie ethnique.

Suite aux accords d'Arusha, le président Nkurunziza, qui était entré en rébellion, est retourné au pays. Il n'a pas gagné la guerre, loin s'en faut, mais il a conduit le pays pendant dix ans. En tant que défenseur des droits de l'homme, je peux témoigner que pendant ces dix années, le pays a été dirigé dans le consensus – en dépit de quelques imperfections. Cependant, la Constitution – qui est le fruit des accords d'Arusha – prévoit que tout président ne peut accomplir plus de deux mandats. Or, au terme de son deuxième quinquennat, M. Nkurunziza a décidé de briguer un troisième mandat. Il a demandé à l'Assemblée nationale de réviser la Constitution à ces fins, mais elle s'y est refusée ; l'Assemblée ayant décidé au nom du peuple, il n'était donc pas question d'autoriser un troisième mandat. M. Nkurunziza a résisté et, passant en force, a annoncé qu'il effectuerait un troisième mandat coûte que coûte, malgré le refus de l'opposition et de la société civile. De mon point de vue, le fait de passer outre la Constitution et les accords d'Arusha revient à violer les droits de l'homme et, selon une expression que j'emploie souvent, à piétiner les dépouilles de Nyerere et de Mandela. En tant que représentant de la société civile, je souhaitais que M. Nkurunziza quitte le pouvoir au terme de son deuxième mandat. Hélas, il est passé en force, suscitant ainsi des manifestations qui ont été réprimées par la violence – de nombreuses personnes ont perdu la vie. Vous recevez sans doute les rapports de l'ONU et de la société civile ; j'en ai moi-même rédigé un, dans lequel nous avons recensé 894 morts au 30 septembre 2016 – et encore ce nombre est-il en-deçà de la réalité, car nous n'avons pas pu identifier d'autres victimes jetées dans des fosses communes.

En clair, les droits de la population sont piétinés. Les tueries qui se sont déroulées depuis le 25 avril 2015 sont des faits graves. Vont-elles se muer en guerre civile ? C'est possible. Qu'est-ce qu'une guerre civile ? Quel nom donner à une situation dans laquelle des gens sont tués chaque jour ? Plus de mille personnes ont déjà perdu la vie. À partir de combien de morts s'agit-il d'une guerre civile, ou d'un génocide ? Encore combien de morts faudra-t-il ? Songez-y : plus de mille personnes ont déjà perdu la vie ! J'ai projeté certaines photographies des tueries en public : l'assistance était en larmes. On y voit des cadavres de femmes et d'enfants, des femmes violées avant d'être tuées systématiquement. Même s'il ne s'agit pas d'une guerre civile stricto sensu, il s'agit bien de tueries. Cette situation nous fait peur. Voilà déjà plus d'un an que les gens meurent ; jusqu'à quand cela durera-t-il ?

C'est pourquoi nous avons demandé à la communauté internationale de nous aider à trouver une solution – comme elle l'avait fait en 2003 – puisque nous n'y parvenons pas encore nous-mêmes. La France, elle aussi, nous a aidés, en prenant notamment l'initiative d'une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies, et en proposant d'envoyer 228 policiers de l'ONU. Nous nous en sommes réjouis : si ces 228 policiers étaient déjà au Burundi, les violences auraient reculé. Pourtant, le président Nkurunziza s'est opposé à leur déploiement. L'Union africaine a elle aussi proposé d'envoyer des militaires ; nouveau refus de M. Nkurunziza. Que cherche le pouvoir en refusant toutes les solutions pacifiques proposées par la communauté internationale ? Qu'arrivera-t-il ensuite ? J'ai demandé au Conseil de sécurité, à la France, aux États-Unis, à quoi bon proposer des solutions qui ne seront pas acceptées : je n'ai pas eu de réponse.

On entend dire que la situation du Burundi s'améliore ; je ne le crois pas. M. Nkurunziza a simplement changé de système. Plutôt que de tuer les gens en masse et de jeter leurs corps dans les rues, il déplace les personnes d'une province à une autre pour les y tuer et enterrer sans qu'ils soient reconnus, ce qui lui permet de dissimuler les tueries. Chaque mois, une quarantaine de personnes seraient ainsi assassinées. Au seul mois d'octobre, 146 personnes ont été tuées : peut-on vraiment parler d'amélioration ? Si vingt personnes seulement perdaient la vie le mois prochain, pourrait-on même parler d'amélioration ? Non ; tant qu'il y aura des morts, il n'y aura pas d'amélioration. Seul le système de tuerie a changé.

Les prisons burundaises comptent dix mille personnes incarcérées – un niveau sans précédent – dont six mille sont des prisonniers politiques enfermés sans jugement, en attendant leur libération par de nouvelles autorités politiques, de même que M. Nkurunziza avait autrefois libéré plus de quatre mille prisonniers politiques entrés en rébellion, y compris certains qui avaient commis des crimes. Autrement dit, je conteste la notion d'amélioration : il n'y a qu'un changement de système, mais les tueries, les mauvais traitements et les disparitions forcées perdurent. Telle est la situation qui prévaut aujourd'hui dans notre pays.

Enfin, M. Nkurunziza a annoncé que le Burundi se retirait de la CPI. Lorsque j'étais en prison, Radio France Internationale l'a interrogé sur mon dossier ; il a répondu qu'il fallait laisser la justice faire son travail. Aujourd'hui, nous demandons à la CPI de conduire des enquêtes sur le Burundi. Pourquoi en avoir peur ? Nous souhaitons que la justice travaille. Si M. Nkurunziza n'accepte pas les crimes, alors il faut laisser la justice travailler, car un pays sans justice ne peut recouvrer la paix. C'est l'impunité qui tue notre pays. Aucune juridiction n'est aujourd'hui habilitée à juger le chef de l'État, le président de l'Assemblée ou celui du Sénat ; il n'existe donc pas d'autre voie pour ce faire que la CPI. Nous demandons que le Burundi demeure dans la CPI et que celle-ci enquête sur les crimes commis dans notre pays.

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