Nous examinons ce texte pour la troisième fois, après que vous avez décidé, monsieur le rapporteur, de fermer la porte à toute discussion en commission mixte paritaire, alors que vous étiez favorable à certaines modifications apportées par le Sénat. Vous nous invitez à une troisième lecture, pour durcir encore ce texte.
Ces longs mois de navette parlementaire ont progressivement refroidi mon ardeur initiale à soutenir une idée et des principes auxquels je ne pouvais qu’adhérer. Comment ne pas vouloir « responsabiliser les sociétés transnationales afin d’empêcher la survenance de drames en France et à l’étranger et d’obtenir des réparations pour les victimes en cas de dommages portant atteinte aux droits humains et à l’environnement », comme l’indique l’exposé des motifs de la proposition de loi ? Les personnes que j’ai rencontrées pendant ces longs mois de navette m’ont persuadé que, dans un contexte de grande concurrence internationale, votre démarche est inadaptée et pénalisante pour les entreprises françaises, pourtant parmi les plus vertueuses du monde. M. Bardy vient d’ailleurs de souligner leur vertu, mais en tire la conséquence qu’il est possible de leur imposer des contraintes supplémentaires.
Alors que l’environnement mondial des entreprises est complexe et évolue de manière lente, selon leur taille, leur domaine d’activité, la culture d’entreprise et le pays où elles interviennent, vous considérez au contraire que toutes les chaînes de valeur et d’approvisionnement fonctionnent de manière unique et linéaire. Cette vision est caricaturale. À la différence du textile, l’électronique, par exemple, fonctionne d’une manière multipolaire : les sous-traitants fabriquent leurs propres produits, les brevettent quelquefois et choisissent eux-mêmes les groupes avec lesquels ils travaillent, en leur imposant leurs propres règles.
Je pense aussi aux entreprises de gestion des services publics – un grand domaine de l’excellence française. Ces grandes entreprises françaises ne peuvent changer de pays ou de partenaires. Elles sont liées à un territoire et ne choisissent pas leurs partenaires, qu’il s’agisse de sociétés étatiques ou de collectivités locales. Elles sont également liées à des pratiques, à des clauses imposées ou à des reprises des personnels existants. Elles ont conclu des contrats de concession ou de gestion de temps long.
Plutôt que de travailler main dans la main avec les organisations internationales, nos partenaires européens, les pays en développement et les entreprises, vous imposez à nos entreprises une vision coercitive sans délai sérieux d’adaptation tout en ignorant l’avancement de la prise en compte des objectifs au niveau international. L’OIT –, l’OCDE, le Conseil économique et social européen et l’Union européenne travaillent sur ce sujet et réalisent des avancées concrètes. La directive européenne du 22 octobre 2014 doit être transposée la semaine prochaine. Ne pouvons-nous pas attendre de connaître la position de nos partenaires avant d’opérer une fuite en avant qui risque de tant fragiliser nos entreprises ?
L’OIT, qu’on ne peut accuser de faire fi des droits de l’homme, a rendu en juin dernier ses recommandations aux États membres. Elle constate que les chaînes d’approvisionnement mondiales sont complexes, diverses et fragmentées et en tient compte. Au lieu d’une vision coercitive solitaire et figée dans un droit dur, elle préconise d’étudier les abus et d’observer les pays et les secteurs d’activité concernés et implore « cohérence politique, collaboration, coordination à un niveau global, régional, sectoriel et national ».
Or ce projet de loi fait l’inverse. Là où la souplesse et le travail collectif sont recommandés, vous rajoutez de la rigidité et voulez avancer seuls, convaincus que les résultats seront au rendez-vous par la menace de la sanction, tout en ignorant ses effets pervers.
Parmi ces derniers, je tiens à rappeler que l’avenir de l’armature économique des pays en développement dépend d’un réseau d’entreprises souvent réduites à la sous-traitance, mais capables de passer progressivement d’une économie grise à un statut d’entreprises modernes, vers une autonomie de création et de production respectant peu à peu les standards internationaux, y compris ceux qui relèvent de la responsabilité sociale des entreprises.
C’est d’ailleurs tous le sens de l’aide au développement, qui ne se réduit pas à un don d’argent ou à des prêts : il faut aider ces pays à progresser dans la constitution de leur armature économique. Or le présent texte conduira nos entreprises multinationales parmi les plus modernes à ne retenir, pour se sécuriser elles-mêmes, qu’un nombre réduit de fournisseurs et de sous-traitants parmi les plus modernes et internationalisés de ces pays : ceux qui leur garantiront le maximum de sécurité juridique. Les autres entreprises de ces pays resteront dans l’économie grise, sous-traitantes d’entreprises non vigilantes, au lieu d’être aidées progressivement à passer d’un logiciel 3.0 à un logiciel 4.0.
Pire encore : nos entreprises changeront de pays, si l’organisation politique et les pratiques ordinaires imposées dans le pays où elles sont leur font prendre un risque. Chez nous également, nous constaterons une contraction des fournisseurs et sous-traitants qui n’auront pas tous les moyens humains et financiers permettant de vérifier si un composant importé a échappé à leur vigilance.
Les entreprises françaises, reconnues par vous aussi comme « vertueuses » mais menacées par votre texte, risquent également de quitter des pays avec lesquels elles ont patiemment construit une relation commerciale constante, pour laisser la place à des entreprises étrangères beaucoup moins vertueuses.
Chers collègues, vous voulez faire de nos entreprises les éclaireurs pénalisés d’une nouvelle pratique internationale, au lieu de négocier celle-ci d’abord à un niveau multilatéral. Pourquoi ne pas accompagner nos entreprises sur le chemin d’une plus grande vertu en s’inspirant plutôt des pratiques des pays scandinaves qui mettent en place des pôles d’accompagnement des entreprises ? Pourquoi ne pas prendre la tête de négociations internationales sur le sujet ou ne pas appuyer le gouvernement des Pays-Bas, qui souhaite avancer en la matière lorsqu’il présidera l’Union européenne ?
Cher rapporteur, chers collègues, si je suis toujours aussi solidaire des politiques d’aide au développement dans le cadre de la solidarité internationale, ainsi que des objectifs de votre démarche, je ne saurais, pour les satisfaire, appuyer davantage les méthodes que vous proposez.