Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, quand cesserons-nous de vouloir remplacer, ici et maintenant, les historiens ? Ce n’est pas sans une certaine lassitude que je vous pose cette question, pour avoir vécu d’autres débats, sur d’autres sujets, partant du même principe et l’interrogeant.
Il y a déjà plus de dix ans, en effet, le collectif Liberté pour l’histoire, qui réunissait des historiens français parmi les plus grands, avait lancé un appel sans concession, affirmant que l’histoire ne devait pas être « un objet juridique » et soutenant : « Dans un État libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’État, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire. »
Ainsi, que serait l’adoption, en ces lieux, je le répète, même d’une proposition de résolution, sinon un dévoiement de la fonction législative, pour laquelle nous avons été élus ? Avons-nous, chers collègues, à arbitrer une compétition victimaire ou à compartimenter l’histoire ? N’est-il pas temps d’établir une limite entre commémoration de l’histoire – procédure dans laquelle le responsable politique a toute sa place – et interprétation de l’histoire ?
L’histoire ne saurait être esclave de l’actualité ni s’écrire sous la dictée de mémoires concurrentes. Aussi bien, si nous devions rendre grâce aux communards aujourd’hui, pourquoi ne pas engager, demain, un travail sur les victimes expiatoires de la Terreur durant la Révolution française ? On voit bien que ce processus est sans fin, ces démarches mémorielles ouvrant la voie à des réinterprétations incessantes de l’histoire, à l’aune de critères moraux, politiques, éthiques, par définition subjectifs et évolutifs.
Chers collègues, vous l’aurez compris, je continue de penser qu’il faut laisser l’histoire aux historiens, qu’on ne doit pas confondre histoire, justice et mémoire. L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner ; il est là pour essayer de comprendre, d’expliquer, porté par l’exigence, idéale, certes, d’impartialité. Gardons-nous donc d’une lecture officielle de l’histoire, d’un seul récit écrasant tout et tous sous une seule mémoire ! On sait ce qu’il advint de ceux qui s’y prêtèrent, des régimes qu’ils servirent et auxquels ils furent finalement asservis…
Nous pouvons fort heureusement compter sur la richesse et la pluralité de nos écoles historiques françaises pour comparer, voire confronter les interprétations. Pierre Nora, éminent historien, auteur d’une oeuvre magistrale sur les lieux de mémoires, a lui-même dénoncé l’écueil de ce qu’il appelle la « tyrannie de la mémoire ». Selon ses propres mots, « si l’histoire rassemble, la mémoire divise ». On pourrait même parler des mémoires, au pluriel, tant il en existe dans la mise en compétition des démarches mémorielles – celles des vainqueurs, celles des vaincus. L’histoire, elle, possède une vertu thérapeutique, en ce qu’elle constitue une des très rares possibilités de conciliation entre mémoires antagonistes. Et cette réconciliation-là ne relève surtout pas du législateur, quel qu’il soit.
J’aimerais souligner ici qu’il n’est évidemment pas question de nier la répression de la Commune de Paris, qui fût un événement tragique de notre histoire. Nous refusons simplement une résolution inopportune et, qui plus est, partisane, puisque émanant d’un parti.
En outre, faut-il rappeler que La Commune de Paris n’est pas absente des programmes d’histoire de l’éducation nationale ? À l’école primaire, elle fait partie des conflits de la République qu’il est prévu d’aborder. Au collège, elle est traitée dans le cadre de l’étude des régimes politiques au XIXe siècle. Au lycée, si elle n’est pas explicitement enseignée, elle est traitée par les professeurs en classe de première, lorsque est abordé le thème dit de « l’enracinement de la culture républicaine ».
Chers collègues, en septembre 1871, Victor Hugo dénonçait avec force la violence et l’injustice de cette répression, dans un poème sans concessions : « À ceux qu’on foule aux pieds » :
« Je défends l’égaré, le faible, et cette foule
Qui, n’ayant jamais eu de point d’appui, s’écroule
Et tombe folle au fond des noirs événements ;
Étant les ignorants, ils sont les incléments ;
Hélas ! combien de temps faudra-t-il vous redire
À vous tous, que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
Que votre aveuglement produit leur cécité ;
D’une tutelle avare on recueille les suites,
Et le mal qu’ils vous font, c’est vous qui le leur fîtes. »
Par le choix de tels mots, par sa poésie autant que par la puissance de son engagement, Victor Hugo a déjà contribué à la mémoire des communards. Son oeuvre, immense, qui appartient, ô combien ! à notre patrimoine national, vaudra toujours mieux qu’une résolution posthume intervenant près de cent cinquante ans après les faits.
En définitive, parce que nous en récusons le principe, et uniquement pour cette raison, nous ne voterons pas la présente proposition de résolution, par laquelle le groupe socialiste, écologiste et républicain, en prenant appui sur ses représentants parisiens, prétend s’ériger en gardien de la mémoire.