Intervention de l'amiral Bernard Rogel

Réunion du 18 juillet 2012 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

l'amiral Bernard Rogel, chef d'état-major de la marine :

Nous avons en effet toujours besoin d'expliquer ce que fait la marine nationale pour que l'on comprenne bien son utilité. Comme disait Éric Tabarly : « la mer est ce que les Français ont dans le dos quand ils regardent la plage » !

Notre marine repose principalement sur : le porte-avions Charles de Gaulle ; 3 bâtiments de projection et de commandement (BPC) de la classe Mistral – véritables « couteaux suisses » de la marine, offrant une large palette d'options –, complétés par un bâtiment de transport de chalands de débarquement (TCD), le Siroco ; 18 frégates dites de premier rang – même si 5 d'entre elles sont des frégates furtives légères –, conformément au Livre blanc ; 6 frégates de surveillance pour les actions de souveraineté et l'action de l'État en mer, construites selon des normes civiles et prépositionnées dans les départements et collectivités d'outre-mer (DOM-COM) ; une vingtaine de patrouilleurs servant pour la mission de souveraineté en métropole et dans les DOMCOM. S'agissant des sous-marins, nous disposons de 4 sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) et de 6 sous-marins nucléaires d'attaque (SNA). Notre aéronautique navale comprend enfin l'aviation de chasse embarquée – destinée à intervenir à partir du porte-avions Charles de Gaulle – l'aviation de patrouille maritime, qui est polyvalente et importante pour notre stratégie militaire, et les hélicoptères.

Il faut aussi mentionner les 37 700 civils et militaires qui servent au sein de la marine et en sont à la fois le coeur, l'ossature et le cerveau. Parmi eux, 21 800 sont affectés dans les forces opérationnelles, soit les deux tiers, et 64 % servent sous contrat. Le taux de féminisation est de 13,5 %, ce qui est conforme à ce que nous souhaitions, sachant que celui des unités de la flotte est de 9 %, ce qui reflète le souhait des femmes de s'occuper de leur famille.

Notre marine est crédible sur le plan international : elle est, comme la Royal Navy, l'une des rares marines de premier rang en Europe. J'observe cependant que celle-ci n'a plus l'ensemble des capacités que nous avons, la Grande Bretagne ayant repoussé la construction de son porte-avions à 2020, n'ayant pas des BPC comme les nôtres et plus d'aviation de patrouille maritime. Nous sommes donc la dernière marine possédant l'ensemble des capacités et donc, en quelque sorte, capable de représenter la puissance navale de l'Europe. Il faut en avoir conscience.

Nos missions reposent sur un trépied équilibré : les opérations extérieures (OPEX), les opérations permanentes et l'action de l'État en mer.

Au cours de ces dernières années, la fréquence d'engagement de la marine dans les OPEX n'a fait que croître. Les plus significatives ont été l'évacuation de 14 000 Français et Européens du Liban en 2006 – qui a été une opération compliquée, la zone étant particulièrement instable et dangereuse –, l'appui de nos troupes en Afghanistan à partir du porte-avions Charles de Gaulle ou les opérations de contre-terrorisme dans le Sahel pendant lesquelles nos avions de patrouille maritime ont été extrêmement sollicités.

Il faut citer aussi l'opération de contre-piraterie Atalanta, qui est une des rares missions européennes que nous ayons réussi à mettre en place. Ses résultats sont probants : les actes de piraterie réussis tendent à diminuer. De longue haleine, elle s'exerce dans tout l'océan Indien – de l'Inde aux côtes somaliennes et du golfe arabo-persique à la Réunion –, soit une superficie équivalant à quatre à cinq fois la France où sont présents, en permanence, seulement six ou sept bâtiments, ce qui constitue un format minimal au regard de l'étendue de la zone. Nous déployons aussi une vingtaine d'équipes de protection embarquée de fusiliers marins à bord de bâtiments battant pavillon français, notamment les thoniers de la société Orthongel, des câbliers, des navires de recherche sismique ou ceux transportant le matériel militaire vers l'Afghanistan.

L'opération Harmattan, qui visait à protéger les populations libyennes, a permis, dans un conflit de moyenne intensité, de mettre en oeuvre, en coopération avec d'autres nations, et aux côtés des autres armées, l'ensemble des composantes de la marine – le porte-avions mais aussi le BPC, armé par des hélicoptères de l'armée de terre. Elle a été riche d'enseignements en particulier parce que toutes les forces sont passées par la mer, y compris les forces aériennes. Une des caractéristiques des crises modernes est en effet que, dans un contexte qui n'est ni la guerre, ni tout à fait la paix, la mer est souvent la seule voie d'accès possible.

Par exemple, l'opération Licorne – de protection de nos ressortissants en Côte d'Ivoire et de soutien à l'Organisation des Nations unies – a pu être menée à son terme grâce à un BPC déployé au large d'Abidjan qui, pendant six mois, a renforcé et soutenu la force terrestre, ce qui a permis de contrôler le niveau de la crise.

Parmi les opérations permanentes qui découlent des fonctions stratégiques du Livre blanc, figure au premier rang la dissuasion. Le Président de la République a rappelé il y a quelques jours sur le Terrible qu'elle était au coeur de notre stratégie de défense. Elle repose, pour la marine, sur la force océanique stratégique (FOST) et la force aéronavale nucléaire embarquée sur le porte-avions (FANU).

Notre mission est d'avoir au moins un sous-marin déployé en permanence, ce qui suppose la mobilisation de frégates et d'avions de patrouille maritime pour assurer la sûreté des approches pour le départ des sous-marins, ainsi que des moyens sur l'ensemble de nos zones d'intérêt, pour leur donner les renseignements dont ils ont besoin.

Deuxième opération permanente : la connaissance et l'anticipation, au travers précisément du renseignement, préalable indispensable à toute OPEX. Nous déployons à cet effet des bâtiments dans les zones de crise. Lorsque nous préparons une opération nous amenant à nous rapprocher des côtes, nous essayons d'avoir fait l'inventaire complet de ce qu'on y trouve en termes de systèmes d'armes, de radars ou de minages, et de procéder à une évaluation des capacités militaires d'un adversaire potentiel, ce qui nécessite de nombreuses patrouilles et missions de reconnaissance.

Enfin, l'action de l'État en mer, qui n'est en effet pas très connue, mobilise pas moins du quart de nos moyens en permanence dans le cadre de missions de sauvegarde de nos concitoyens ou de sécurité, comme celles contre le narcotrafic. Elle est gérée au sein de la « fonction garde-côtes » – sous l'autorité du secrétaire général de la mer, donc du Premier ministre –, à laquelle nous apportons nos compétences par le biais des préfets maritimes et nos moyens par celui de nos bâtiments.

Ainsi, en 2011, nos unités ont dérouté 7 navires impliqués dans le narcotrafic et saisi plus de dix tonnes de cocaïne, intercepté près de 2 000 migrants à bord de 80 embarcations – essentiellement outre-mer – et préservé 270 vies humaines au cours d'opérations de sauvetage. Elles ont également contrôlé près de 5 000 navires de pêche et dressé 1 500 procès-verbaux (PV) de pêche illégale, détecté 22 pollutions en haute mer et dressé 19 PV – qui ont permis d'entamer des poursuites judiciaires contre les pollueurs – et remorqué d'urgence neuf navires en difficulté.

Tous les ans, la marine neutralise aussi 2 500 engins explosifs sur les côtes de France. On estime qu'on a aujourd'hui déminé environ 10 % des mines ou des bombes de la Seconde Guerre mondiale contenues dans les mers. Il y a quinze jours, un de nos chasseurs de mines a trouvé six engins dans le chenal d'accès au port de Calais, ces mines étant parfois enfouies et ressortant au gré des marées.

Au cours des deux derniers mois, nous avons eu chaque jour à la mer plus de 52 bâtiments et 6 500 marins.

Compte tenu des missions qui nous sont données, je considère aujourd'hui que le format de la marine est juste suffisant. Celle-ci dispose de l'ensemble des capacités. Elle peut intervenir pour des opérations allant de la basse à la haute intensité et touchant à la défense comme à la sécurité.

Mais elle intervient dans un contexte où, à l'avenir, les enjeux maritimes ne vont cesser de croître. D'abord, nous assistons à une « maritimisation » du monde : les trafics maritimes se développent – le Pas-de-Calais voit passer 80 000 bateaux par an, loin devant les 25 000 du Golfe arabo-persique – et plus de 70 % de ce que l'on construit, achète ou exporte passe par la mer. C'est la raison pour laquelle l'embargo maritime est l'un des premiers moyens de pression utilisés : on l'a encore vu récemment lors de la crise libyenne.

Ensuite, la mer devient un espace de richesse et de prospérité industrielles de plus en plus important. L'action conjuguée de la raréfaction des ressources minérales à terre et des progrès technologiques tend à accroître le nombre d'industries pétrolières et gazières, tout comme, dans un futur proche, l'extraction de ressources, telles que les terres rares en mer. Le fait de disposer de la deuxième zone économique exclusive (ZEE) au monde – près de 11 millions de kilomètres carrés, juste derrière les États-Unis – nous place dans une situation particulière : on voit les difficultés que cela soulève en Guyane en termes de protection et sauvegarde. De même, l'installation de champs éoliens ou hydroliens pourrait poser des problèmes de sauvegarde et de sécurité.

En outre, l'augmentation des flux maritimes s'est traduite par le gigantisme des bateaux, comme en témoigne l'affaire du Costa Concordia. En termes de secours en mer, d'assistance ou de remorquage, cela nous pose des problèmes nouveaux.

L'immigration illégale constitue aussi un enjeu important et appelle de notre part davantage de vigilance. Il est en effet souvent plus facile d'arriver dans un pays par la mer que par la terre.

Autres enjeux : le narcotrafic et la piraterie – dans l'océan Indien, mais aussi, aujourd'hui, dans le Golfe de Guinée. Alors que celle-ci se limitait jusqu'ici à l'attaque de plateformes ou de leurs bâtiments de soutien, elle s'étend vers le large – même s'il n'existe pas, comme en Somalie, d'État failli à terre permettant aux pirates de se replier.

Dans ces domaines, nous assistons également à une augmentation du niveau de violence, nos adversaires étant de mieux en mieux équipés – les trafiquants de drogue utilisent des bâtiments allant très vite (« go fast »), voire des avions ou des submersibles comme dans les Caraïbes : la plupart du temps, les opérations de lutte contre la drogue nous obligent à déployer une frégate, un avion de patrouille maritime, un hélicoptère ou des commandos marine, soit de plus en plus de moyens. Toutes ces actions de basse intensité sont menées dans des conditions de sécurité de plus en plus difficiles : l'interception, il y a quelques mois, d'une tapouille brésilienne prise dans une action de pêche illégale en Guyane s'est ainsi terminée par des coups de feu, les contrevenants faisant de plus en plus usage de leurs armes.

Ces nouveaux enjeux sont déterminants pour notre marine dont le format devra être maintenu, au moins au niveau actuel.

Les premières missions à venir seront celles de souveraineté, pour protéger les richesses de notre ZEE, dont 90 % se trouvent dans les DOM-COM – pétrole, gaz, terres rares, sachant que nous avons, semble-t-il, des gisements importants en Polynésie française et autour de Wallis et Futuna.

Par ailleurs, nous assistons aujourd'hui à un écrasement des temps médiatique, politique et militaire : la plupart des opérations militaires se déclenchent très vite, nécessitant la projection rapide d'un dispositif qui fait ensuite l'objet d'une planification plus élaborée. Cela impose de notre part d'avoir, dans les zones de crise ou d'intérêt stratégique, des bâtiments prépositionnés. Nous assurons ainsi des permanences dans l'Est méditerranéen, dans l'Océan Indien ou dans le Golfe de Guinée. La marine n'est pas supersonique : pour déployer un bâtiment de Toulon au détroit d'Ormuz, il faut une quinzaine de jours !

En outre, lorsqu'un bâtiment appareille de Toulon pour faire une campagne de surveillance de la pêche au thon rouge en Méditerranée, il peut, quelques jours après, devoir se déployer au large des côtes proche-orientales pour se préparer à une éventuelle opération d'évacuation de ressortissants, être appelé le surlendemain à participer à une action contre la piraterie dans l'océan Indien pour, quatre jours plus tard, se tenir prêt à escorter des convois marchands transitant par le détroit d'Ormuz. Cela exige de disposer de bâtiments polyvalents. D'où l'intérêt des frégates multimissions (FREMM) que nous sommes en train de développer et des BPC. Le Mistral et le Tonnerre qui étaient au large de la Côte d'Ivoire pour soutenir les troupes à terre au cours de l'opération Licorne ont déployé des hélicoptères d'attaque trois mois plus tard au large de la Libye, après avoir aidé les Haïtiens après les tremblements de terre sur leur île ! Ils peuvent donc servir à de nombreux emplois, comme navire-hôpital, navire support ou navire d'attaque.

Sans cette polyvalence, nous serions obligés d'avoir une force plus grande, avec plusieurs flottes distinctes, consacrées respectivement au soutien logistique, à l'intervention humanitaire ou au combat, ce qui nous coûterait beaucoup plus cher.

Une autre de nos préoccupations est aussi la lutte contre les menaces asymétriques, qui sont de deux types : les mines et les sous-marins. Aujourd'hui, 43 États utilisent des sous-marins, contre 10 au moment de la Guerre Froide. Nous devons donc garder nos capacités dans ces deux domaines pour lesquels nous disposons d'une compétence reconnue.

Nous devons la crédibilité de notre marine à la fois à la qualité de nos équipements et aux femmes et aux hommes qui la servent : enthousiastes et dynamiques, ceux-ci opèrent dans plus de 50 métiers, donnant lieu à plus d'un millier de certificats. Mais, après la réduction de 6 000 personnes décidée lors de la récente révision générale des politiques publiques (RGPP), nous sommes confrontés à la gestion de ces micro-populations qui nous oblige à faire du micro-management. Je salue à cet égard le fait que notre directeur des ressources humaines (DRH) a été élu DRH de l'année par ses pairs civils ! Cette contrainte va encore s'accroître avec l'arrivée des bâtiments modernes : les équipages des FREMM comporteront 95 personnes, contre 330 pour les frégates des années 1970, ce qui exigera une grande spécialisation.

Cela imposera aussi de prolonger la réflexion sur les conditions d'entretien de ces bateaux, la part dédiée à l'équipage ne pouvant être la même avec des équipes plus réduites.

Si l'on nous demandait des réductions d'effectifs supplémentaires, la situation pourrait devenir grave car je ne sais pas si nous arriverions encore à gérer l'ensemble de ces micro-populations.

Autre préoccupation de gestion : le maintien en condition opérationnelle (MCO) des bâtiments et des aéronefs. Après plusieurs encoches budgétaires – qui se sont élevées à 43 millions d'euros en 2012 –, nous nous trouvons dans une situation très compliquée, qui nous oblige parfois à réduire le taux d'activité de nos bâtiments.

Ce problème est aggravé par le fait que, pour des raisons de construction budgétaire et de LPM, nous sommes entrés dans une phase de réduction temporaire de capacité (RTC), autrement dit de non-remplacement à temps des bâtiments vieillissants – les programmes étant décalés pour faire des économies budgétaires –, notamment des frégates et des patrouilleurs outre-mer. L'âge moyen de la flotte est de 24 ans. Son renouvellement, qui est prévu par le Livre blanc, va devenir un enjeu important dans la situation budgétaire actuelle. Plus on décalera les programmes, plus on aura des RTC et plus nos missions comporteront des lacunes.

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