Intervention de Camille de Rocca Serra

Réunion du 30 novembre 2016 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCamille de Rocca Serra, rapporteur :

Mes chers collègues, je vous remercie de m'accueillir au sein de cette commission pour discuter d'une question qui ne concerne pas seulement la Corse. Vous avez souvent entendu parler du désordre de la propriété en Corse et des dérogations fiscales qui lui sont propres. Cette proposition de loi que je présente aujourd'hui est cosignée par des membres des groupes Les Républicains, Socialiste, écologiste et républicain, et Radical, républicain, démocrate et progressiste. Le Premier ministre m'avait en effet assuré que le Gouvernement apporterait son soutien à un texte permettant de rassembler l'ensemble des élus de la Corse – parlementaires et membres de l'Assemblée de Corse – et couvrant l'ensemble de la problématique de la propriété, des successions et du désordre cadastral.

Le présent texte est le fruit des nombreuses réflexions et concertations que j'ai conduites avec mes collègues Sauveur Gandolfi-Scheit, Paul Giacobbi, Laurent Marcangeli et François Pupponi, avec l'ensemble des élus corses et avec le Gouvernement.

Elle a pour objet, par différents dispositifs incitatifs, de favoriser et d'accélérer la reconstitution des titres de propriété et de mettre ainsi fin au désordre foncier et cadastral qui touche non seulement la Corse, mais aussi plusieurs autres départements français – je pense à Mayotte et plus généralement aux outre-mer.

Pour des raisons socio-historiques et géographiques qui leur sont propres, certaines parties du territoire national, tels que les zones rurales et montagneuses, les départements d'outre-mer ou encore la Corse, se trouvent en effet dans des situations cadastrales et foncières très dégradées du fait de l'absence de titres de propriété.

Cet état de fait touche particulièrement la Corse qui a bénéficié, pendant plus de deux siècles, d'un régime d'imposition des successions sur les biens immobiliers dérogatoire du droit commun – l'« arrêté Miot » du 10 juin 1801 – dissuadant les familles de régler les successions, aucune sanction n'étant susceptible d'être appliquée par l'administration fiscale en l'absence de déclaration déposée dans le délai légal. Il en a résulté un nombre important de successions non réglées sur plusieurs générations, aboutissant à une absence de titres de propriété et à de nombreuses situations d'indivision de fait, impliquant parfois plusieurs centaines d'héritiers potentiels.

Envoyé sur l'île comme administrateur général par Napoléon, André-François Miot avait découvert un territoire pauvre, si pauvre qu'il avait proposé de ne pas sanctionner la non-déclaration et de mettre en place, par contre, le début d'une imposition assise sur le revenu cadastral, revenu dont la suppression, en 1949, a créé une exonération de fait.

La loi du 22 janvier 2002 a mis fin à ce régime dérogatoire, en prévoyant qu'il ne concernerait plus que les biens acquis avant le 22 janvier 2002 et que tous ceux acquis après cette date seraient soumis au droit commun. Le législateur a également décidé que ce régime dérogatoire se perpétuerait en l'absence de titre de propriété, ce qui a justifié la création d'un établissement public. Le Groupement d'intérêt public pour la reconstitution des titres de propriété en Corse (GIRTEC) a ainsi été créé par l'article 42 de la loi du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités et mis en place par un décret du 15 mai 2007 et par une convention constitutive approuvée le 31 octobre 2007. Cet outil permet de reconstituer les titres de propriété.

Il existe aujourd'hui en Corse quelque 63 800 biens non délimités, c'est-à-dire des parcelles pour lesquelles les limites entre les différentes propriétés ne sont pas connues de l'administration. Cela représente un total de 6,4 % des titres, la moyenne nationale étant de 0,4 %.

On trouve également en Corse un nombre très élevé de propriétaires apparents, c'est-à-dire de propriétaires qui sont en réalité décédés, mais dont le bien n'a fait l'objet d'aucune mutation depuis leur décès : cela concernerait, selon les estimations, près de 25 % du total des personnes physiques enregistrées comme propriétaires dans les fichiers fonciers, et 34 % des parcelles.

L'absence de titres empêche les personnes d'utiliser normalement les règles du droit civil, notamment en matière de règlements successoraux, de donations entre vifs, de réalisation d'échanges, de ventes : elle les prive par conséquent de la possibilité de jouir pleinement de leur droit de propriété.

Elle est génératrice d'insécurité juridique et constitue un frein aux transactions et à la mise en valeur des biens concernés.

Elle empêche également les pouvoirs publics de recouvrer les impôts, de faire appliquer la réglementation environnementale ou encore la législation sur les immeubles menaçant ruine.

Pour résoudre cette situation très particulière, il faut adopter des mesures législatives spécifiques. Le Conseil constitutionnel avait censuré ces dernières années, en vertu du principe d'égalité, différents dispositifs propres à la Corse visant à prolonger, de manière transitoire, des mesures d'exonération fiscale sur les successions en matière immobilière.

Mais le Conseil constitutionnel, vous le savez, n'interdit pas au législateur de régler de façon différente des situations différentes, ni de déroger au principe d'égalité pour des motifs d'intérêt général, à condition que, dans l'un comme dans l'autre cas, la différence de traitement soit en rapport direct avec la loi qui l'établit.

À la suite de ces différentes censures, plusieurs groupes de travail avaient été constitués, avec le concours de l'administration fiscale, pour établir la réalité du désordre foncier qui touche la Corse et étudier les voies juridiques permettant d'y mettre fin.

La présente proposition de loi est le fruit de ces travaux. Lors de son intervention devant l'Assemblée de Corse, le 4 juillet dernier, le Premier ministre s'était déclaré prêt à soutenir une initiative en ce sens, à condition qu'elle recueille l'assentiment de l'ensemble des élus corses. C'est donc le sens de la démarche que j'ai menée avec mes collègues parlementaires et qui a été approuvée, à l'unanimité des votants, par une délibération de l'Assemblée de Corse le 24 novembre dernier.

Notre proposition de loi comprend des dispositions de nature civile – les articles 1er et 2 – et des dispositions de nature fiscale – les articles 3 à 5. Toutes visent à accélérer la reconstitution des titres de propriété et permettre ainsi l'application du droit commun, dans un délai de dix ans. Sur ces cinq articles, les deux derniers ne concernent que la Corse, les autres comportent des dispositions de droit commun.

L'article 1erconsacre tout d'abord au niveau législatif l'acte notarié de notoriété acquisitive. Le code civil prévoit en effet la possibilité de reconnaître un titre de propriété du fait d'une possession prolongée durant trente ans : cela s'appelle la prescription acquisitive. Pour faire valoir ce droit, le possesseur doit apporter la preuve qu'il est le propriétaire de fait du bien dont il se prévaut. À cette fin, il peut faire établir par un notaire un acte de notoriété. Cette pratique, non prévue par le législateur, consiste pour le notaire à produire, à l'appui de l'acte, des témoignages de déclarants dignes de foi, des extraits du cadastre ou encore la preuve des impôts fonciers acquittés.

Les notaires de Corse ont été encouragés, par la commission mise en place par le garde des sceaux de l'époque, M. Robert Badinter, en 1983, à développer cette pratique pour faciliter la reconstitution des titres de propriété. Ils ont donc mis au point une procédure, reconnue depuis 1989 par le ministère de la Justice, qui comprend notamment une large publicité, afin que d'éventuelles actions en revendication puissent être intentées contre le possesseur présumé. Depuis cette date, quelque 8 000 titres de propriété ont été reconnus de la sorte sans qu'aucune action en revendication n'ait abouti.

L'article 1er vise donc à reconnaître cette procédure, qui n'est aujourd'hui prévue par aucun texte si ce n'est une circulaire, et à ramener à cinq ans – contre trente ans aujourd'hui – le délai pendant lequel ces actes peuvent être contestés, afin d'assurer plus rapidement une sécurité juridique aux actes ainsi reconstitués. Je vous proposerai un amendement encadrant de manière plus claire et plus précise cette procédure.

L'article 2vise à assouplir les règles de majorité requises pour l'accomplissement de certains actes effectués dans le cadre des indivisions constatées suite à la procédure de prescription acquisitive que je viens de décrire.

L'absence de titres de propriété sur plusieurs générations conduit en effet à des indivisions de fait, qui comprennent alors plusieurs centaines d'indivisaires, aboutissant à des blocages.

Afin d'accélérer les règlements successoraux, cet article abaisse donc à la majorité simple, au lieu de la majorité des deux tiers, la majorité requise pour accomplir les actes d'administration indispensables à la bonne gestion du bien. Il abaisse également à la majorité simple, au lieu de l'unanimité dans le droit actuel, la majorité requise pour accomplir des actes de disposition, tels que des ventes.

Cet article 2 est le résultat de la loi du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités. En 2006, le garde des Sceaux avait proposé de requérir une majorité qualifiée des deux tiers pour les actes d'administration et l'unanimité pour les actes de disposition. Au bout de dix ans, nous constatons que la majorité des deux tiers est excessive pour les actes d'administration, et proposons donc de ne plus exiger que la majorité simple. Le texte initial de la proposition de loi prévoyait, par cohérence, de faire de même pour les actes de disposition, mais je conviens volontiers qu'il ne faut sans doute pas aller aussi loin, et suis prêt à proposer simplement une majorité des deux tiers.

Pour passer, par exemple, d'une société de fait à une société de droit, l'apport de parts indivises relève d'un acte de disposition ; or, il y aura toujours un taisant qui fera obstacle à l'unanimité, ce qui imposera d'ester en justice – ce qui, en Corse, peut entraîner un délai de résolution de cinq à dix ans, bloquant toute activité économique. Passer de l'unanimité à une majorité qualifiée des deux tiers permettrait de lever ces blocages.

L'article 3vise à proroger, pour une période de dix ans, l'abattement des droits de mutations à titre gratuit lors de la première mutation postérieure à la reconstitution d'un titre de propriété. Ce dispositif, mis en place par la loi de finances pour 2015, doit s'éteindre au 31 décembre 2017, alors qu'il n'a pas encore eu le temps de produire tous ses effets, à savoir la reconstitution des titres de propriété. Il faut donc le proroger, tout en le rendant plus attractif en faisant passer le taux d'abattement de 30 % à 50 %. Ce dispositif favorisera notamment les donations, peu utilisées aujourd'hui en Corse du fait de l'exonération des droits de succession qui a longtemps été en vigueur.

Je rappelle que ce dispositif – qui n'est pas propre à la Corse – est issu d'un amendement de Bernard Cazeneuve, à l'époque ministre du Budget. Par cohérence avec l'ensemble du texte, nous proposons une prorogation de dix ans.

L'article 4proroge en effet de dix ans également, soit jusqu'au 31 décembre 2027, l'exonération partielle, à hauteur de 50 %, des droits de succession sur les biens immobiliers situés en Corse.

Vous le savez, la loi du 22 janvier 2002 sur la Corse avait prévu le retour progressif de la Corse au droit commun des successions en matière immobilière : d'abord une exonération totale, puis une exonération à hauteur de 50 %, et enfin une application du droit commun.

Aujourd'hui, l'exonération totale n'est plus applicable ; seule demeure l'exonération partielle jusqu'au 31 décembre 2017. Cet article prolonge de dix ans cette exonération partielle afin de faire concorder l'application du droit commun avec l'achèvement de la mission du GIRTEC.

Je ne suis pas sûr que la mission du GIRTEC soit achevée en 2027. En tout cas, le Gouvernement a prévu de le financer jusqu'à cette date, sachant que le rapport commis par quatre experts désignés de Corse et des services de Bercy avait jugé que la durée serait au moins de dix ans. Nous nous inscrivons dans cette durée, conformément à la loi du 22 janvier 2002, pour la constitution des titres et la dérogation au droit commun.

Le GIRTEC est un groupement d'intérêt public, crée en 2006 mais ne travaillant effectivement que depuis 2008, qui a pour objet de faciliter et d'accélérer la reconstitution des titres de propriété : il traite aujourd'hui un peu plus de 500 dossiers par an. Prévu initialement pour dix ans, soit jusqu'au 31 octobre 2017, son financement a été prorogé jusqu'en 2020 par le Gouvernement. Dans son discours à l'Assemblée de Corse cet été, le Premier ministre a assuré que son financement serait désormais garanti jusqu'en 2027.

L'article 4 proroge donc de dix années supplémentaires l'exonération partielle, afin de laisser le temps au GIRTEC d'aller au terme de sa mission.

Le GIRTEC est un instrument de conseil, destiné aux notaires et aux collectivités ; il ne prend pas lui-même de décisions. À sa création, il était présidé par le président de la chambre régionale des comptes ; il est aujourd'hui présidé par un magistrat.

L'article 5rétablit, pour une période de dix ans, l'exonération temporaire des droits de partage sur les actes de partage de succession des immeubles situés en Corse.

Instauré en 1985 mais éteint depuis le 1er janvier 2015, ce dispositif vise à favoriser l'établissement de titres de propriété et le règlement successoral des situations d'indivision en Corse.

Tel est, mes chers collègues, le contenu de la proposition de loi que je souhaite voir adopter.

Il s'agit, vous l'aurez compris, de doter les habitants de la Corse des moyens juridiques nécessaires à l'exercice plein et entier du droit de propriété, droit inscrit dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, mais dont plusieurs territoires de la République sont aujourd'hui privés. Les dispositifs fiscaux transitoires que je propose également de prolonger ne sont que des incitations indispensables à la reconstitution des titres de propriété.

J'ai naturellement procédé, pour préparer cette présentation, aux auditions de l'Assemblée de Corse, de la collectivité territoriale de Corse, de plusieurs notaires et du président du GIRTEC, et c'est à la suite de ces consultations que je vous proposerai un amendement de clarification à l'article 1er.

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