Intervention de François Léger

Réunion du 30 novembre 2016 à 9h30
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

François Léger, agronome :

Merci de me permettre de m'exprimer devant votre commission.

L'on parle beaucoup d'agro-écologie aujourd'hui et l'on peut avoir l'impression qu'il s'agit d'un terme nouveau. Or il existe depuis près d'un siècle. Pour comprendre ce qu'il signifie, sans doute faut-il revenir à ce qu'était l'art agronomique avant la révolution industrielle : un art visant, comme l'expliquait Olivier de Serres dans son traité Théâtre d'Agriculture et mesnage des champs, non pas à maximiser la production, mais à garantir la reproduction de la fertilité, autrement dit du potentiel de production des sols agricoles.

L'art du maintien de la fertilité a été quelque peu oublié à partir du moment où les agriculteurs ont disposé d'intrants industriels – matières actives de tous ordres, azote minéral, engrais minéraux importés du Chili, du Pérou ou du Maroc. Depuis environ un siècle s'est imposée l'idée que l'on pouvait contrôler la nature par le jeu de tels apports de plus en plus abondants. Le résultat a été au rendez-vous et, à court terme, ce modèle industriel a montré une incroyable efficacité, du moins dans les pays développés.

Cependant, on a peu à peu découvert les risques et les limites de cette agriculture industrielle. Désormais, les pollutions d'origine agricole constituent un problème très présent. Nos sols sont maintenant si fatigués que la période où les exploitations céréalières françaises les plus performantes ont atteint leur maximum d'efficacité remonte à la fin des années 1980. Le club des 100 quintaux, qui réunissait de grands exploitants pionniers du bassin parisien, a réalisé ses objectifs en 1983. Depuis, il n'y a pas eu de grand changement, sinon que s'est installé un décalage permanent entre les coûts de production liés à l'usage systématique d'intrants et les prix des produits agricoles, qui conduit à une diminution de l'efficacité économique des fermes, compensée par un agrandissement permanent. Après avoir longtemps été un secteur fortement pourvoyeur d'emplois, l'agriculture française ne donne plus de travail aujourd'hui qu'à 850 000 personnes, dont 200 000 salariés. Cette transformation radicale de l'agriculture s'accompagne évidemment d'une rupture du lien avec le citoyen, le consommateur : alors que nos grands-parents connaissaient presque tous des agriculteurs, très peu de Français âgés de moins de soixante ans connaissent encore personnellement un agriculteur.

Dans ce paysage, l'agro-écologie apparaît comme un retour à la raison plutôt qu'un retour au passé, l'idée étant que le capital naturel que constituent les sols agricoles est la base d'un fonctionnement harmonieux des sociétés, et que le respect de ce capital est essentiel. Plus on va vers une agriculture industrialisée, plus c'est l'alimentation que l'on industrialise. Notre relation à celle-ci s'en trouve déréglée, avec les conséquences que l'on connaît désormais. Il y a, dans le monde, plus de gens souffrant de surpoids pathologique que de gens souffrant de la faim, alors même que le nombre de ces derniers n'a pas été réduit : 700 millions de personnes environ sont en situation alimentaire grave – à peu près comme à la fin des années 1980 –, mais 1 milliard au moins se trouvent en situation de surpoids pathologique, avec toutes les conséquences que cela entraîne sur les coûts de santé.

L'agro-écologie part donc de l'idée qu'il faut préserver le capital naturel, étant précisé que cela ne peut se faire sans reconsidérer globalement notre rapport à notre façon de nous alimenter. Cela suppose de reconnaître à l'agriculture, outre une fonction économique, en termes de production et de balance des paiements, un rôle dans la construction culturelle de nos sociétés, qu'elle partage avec l'alimentation. Manger est un acte culturel, et nous avons détruit une part de notre culture en renonçant à respecter ce que nous mangeons. Si nous ne respectons pas ce que nous mangeons, c'est que depuis cinquante ans, on tente de nous persuader que l'alimentation ne vaut rien. Quand on paye 1,40 euro à un éleveur pour un kilo de porc, on détruit tout le sens que peut avoir ce produit. Quand on trouve de la viande ou du poisson à un prix moins élevé que celui de certains produits végétaux – et je ne parle pas de produits de luxe –, on est dans une société qui a perdu sa direction, son sens, ses valeurs.

L'agro-écologie ne saurait se réduire à un ensemble de techniques ; c'est d'abord une façon de reconstruire du sens autour de l'agriculture et de l'alimentation. Il s'agit de mettre en oeuvre une agriculture de conservation. Dès lors, les techniques s'imposent naturellement : abandon du travail systématique des sols ; production laitière à l'herbe ; maraîchage biologique intensif, c'est-à-dire pratiqué sur de petites surfaces très diversifiées, plutôt en circuit court, avec des niveaux de productivité au mètre carré incomparables par rapport aux modèles industriels. Ces techniques, sur lesquelles je reviendrai si vous le souhaitez, nous permettent d'aspirer, non plus à contrôler la nature, mais à nous y réincorporer, afin de valoriser le fonctionnement des écosystèmes en coexistence avec les humains – il ne s'agit pas d'une nature qui nous serait étrangère. Pourvu que nous sachions le comprendre, l'interpréter et l'utiliser pour le bien-être des populations humaines, ce fonctionnement des écosystèmes peut, en soi, permettre sans grande difficulté de nourrir la planète.

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