Je vous remercie de permettre aux pêcheurs d'exprimer leurs craintes.
Les pêcheurs sont toujours taxés de paranoïa, mais, avant le Brexit, nous avions mis en garde le Gouvernement car nous étions à peu près persuadés que le Brexit serait voté. Nous nous appuyions sur les discours de nos collègues anglais qui revendiquaient, en reprenant une formule thatchérienne : « we want our fishes back ». Les pêcheurs britanniques considèrent que depuis leur entrée dans l'Union européenne et la mise en place de la politique commune de la pêche en 1983, les pêcheurs des États membres leur volent leur poisson, ce qui est vrai d'une certaine manière. Comme vous le disiez, les pêcheurs français – des Hauts de France et de la Normandie –, sont tributaires à 75 % en temps d'activité des zones britanniques. Quant aux pêcheurs bretons, ils sont dépendants à 50 % puisqu'ils vont pêcher en mer Celtique et en ouest-Écosse.
Il est clair que le Brexit est un véritable séisme. Pour le pêcheur français, le Brexit est à la fois un enjeu territorial et un enjeu économique.
L'enjeu territorial, c'est l'accès aux zones britanniques. Une carte, qui est fausse mais qui circule au Royaume-Uni, montre l'étendue de la zone économique britannique lorsque le pays sera sorti de l'Union européenne. Je vous rappelle que les îles anglo-normandes ne font pas véritablement partie de la politique commune de la pêche. Mais les Anglais sont assez pragmatiques et réactifs : leur logique consiste à inclure dans leur zone économique les îles anglo-normandes alors que les traités internationaux reconnaissent l'existence d'un couloir. Cette carte laisse penser que les Anglais vont être très durs dans la négociation.
Nous ne sommes toujours pas parvenus à un accord sur la limite territoriale entre la France et les îles anglo-normandes, il ne faut pas l'oublier. Le différend, qui dure depuis quelques siècles, continue d'opposer les pêcheurs du Cotentin et ceux de Jersey et Guernesey.
Pour les Britanniques, la logique du Brexit voudrait que les pêcheurs français, mais aussi hollandais, belges, allemands, et espagnols sortent de leur zone économique, et qu'eux seuls puissent y pêcher.
Si les Britanniques se soustraient au droit européen, l'État français devra leur rappeler l'existence d'un droit international qui s'impose à eux – la convention de Montego Bay de 1982 –, en vertu duquel ils auront à respecter ce qu'on appelle les droits historiques. Ce n'est pas acquis. Les Britanniques, qui sont de grands pragmatiques, ont commencé à dire qu'ils reconnaissaient les droits historiques, mais ceux des pêcheurs qui exerçaient en 1973, avant l'entrée du Royaume-Uni dans le Marché commun. Autant vous dire que les pêcheurs qui naviguent encore et qui pêchaient déjà en 1973 ne sont plus très nombreux. C'est leur manière de contourner le droit international.
Autre sujet, avec la politique commune de la pêche, tous les États membres ont décidé de mettre en commun leurs eaux et les ressources halieutiques. Un partage a ensuite été établi. À l'époque – l'Espagne n'était pas encore membre –, la France, parce qu'elle possédait plus de 10 000 navires, a obtenu une grosse part du gâteau qu'elle a conservée. Lorsqu'on renégocie les totaux admissibles de captures (TAC) et les quotas chaque année en décembre, la part de la France est toujours calculée sur 10 000 navires. Or, aujourd'hui, le nombre de navires en métropole s'élève à 4 500. Autant vous dire que les Anglais ne vont pas accepter qu'on recalcule les droits sur 10 000 navires que la France n'a plus. Bien entendu, nos amis espagnols et hollandais ont tout intérêt à ce que la clé de répartition soit revue.
La France a deux choses à craindre – c'est le « double effet Kiss Cool » – : être pénalisée par la sortie de l'Union du Royaume-Uni ; être soumise à une nouvelle règle de partage des quotas entre les États membres.
Le second enjeu est économique. Le taux de dépendance des chefs d'entreprise est compris entre 50 et 75 %. Dans la politique commune de la pêche, des règles de présence s'appliquent : un pêcheur qui pêchait dans les eaux anglaises et qui y détenait des droits historiques ne peut pas, s'il en est chassé, aller pêcher ailleurs – de la même manière qu'un chauffeur de taxi à Paris ne peut pas exercer librement à Marseille, Lille ou Bordeaux. Cela signifie donc un arrêt d'activité pour un certain nombre d'entreprises si elles ne peuvent plus accéder aux eaux britanniques.
Autre sujet de préoccupation, le marché européen des produits de la mer est le premier marché mondial. Les Britanniques pêchent énormément mais ne consomment pas. Ils exportent 85 % de leur production vers l'Union européenne. Ils nous ont fait le coup de la dévaluation en 1992 et 1993 et ce fut l'une des crises majeures de la pêche française – souvenez-vous de l'attaque de Rungis et de l'épisode du Parlement de Bretagne. À l'époque, le poisson anglais arrivant à Rungis était moins cher que le poisson français débarqué sous les criées de Boulogne-sur-Mer, Lorient ou Le Guilvinec. Nous craignons la même chose. Même si on leur impose un tarif douanier – disons 30 % –, ce ne sera pas suffisant car leur politique sociale est pour le moins étonnante : ils embauchent actuellement des Syriens et des Libyens qui sont payés 500 dollars par mois pour travailler sur leur navire quand les salaires en France sont de 4 500 euros par mois en moyenne. Si la dévaluation vient s'ajouter à cette inégalité économique, en l'absence de règles précises, nous risquons de subir une déferlante de produits britanniques à bas prix – n'oublions pas que la France importe à 85 % ; la crevette et le saumon mis à part, les pêcheurs français répondent à 50 % de la demande des consommateurs français. Nous risquons de surcroît de faire les frais de la guerre fratricide que se livrent les acteurs de la grande distribution. Nous sommes très inquiets sur ce point.
En conclusion, lorsque les traités d'adhésion des différents États membres ont été négociés, le sujet de la pêche a toujours été traité en dernier parce qu'il est le plus complexe. Nous ne voudrions pas d'un Brexit à la découpe dans lequel la pêche française serait la variable d'ajustement d'accords dans d'autres secteurs. J'aime beaucoup nos amis agriculteurs, mais on sait très bien qu'ils exportent énormément vers le Royaume-Uni. Nous ne voudrions pas d'une discussion de marchand de tapis autour des importations et des exportations.
Une boutade pour finir : les Anglais sont de fins négociateurs ; ils sont redoutables. Il ne faut pas oublier que lors de la seconde guerre mondiale, ils ont réussi à faire croire aux Allemands qu'ils débarqueraient à Dunkerque. Il faut les attendre là où nous ne les attendons pas actuellement. Un exemple : nous avons connu un problème avec la coquille Saint-Jacques il y a un mois : nous avions conclu un accord avec eux aux termes duquel les bateaux de quinze mètres étaient autorisés à pêcher seulement à partir du 1er novembre. Ils ont transformé tous leurs bateaux pour qu'ils mesurent 14,99 mètres et ils ont commencé à pêcher un mois avant.
Nous sommes un peu paranoïaques, mais nous sommes très attentifs aux négociations qui auront lieu pour la défense des intérêts de la pêche française.