En tout cas, le déclenchement de la procédure fait peser une épée de Damoclès au-dessus des Britanniques. Ces négociations seront conduites en effet par la Commission européenne et par le Conseil, mais le Parlement européen disposera d'un droit de veto sur leur résultat. Or c'est la plus pro-européenne des institutions. En cas d'exercice de ce droit de veto, la négociation se poursuivra secteur par secteur, comme cela se fait avec le Canada et les États-Unis. Avec ces pays, les traités prennent des années à être négociés, car les problématiques des différents secteurs s'entremêlent. Ces négociations séparées sont en effet dans un rapport de dépendance réciproque pour leur conclusion. Même avec le Canada, l'on peine à finaliser l'accord.
Néanmoins, les Britanniques ont intérêt à déclencher l'article 50, s'ils veulent en finir avant les prochaines élections. En outre, ce peuple de commerçants s'accommode mal de l'incertitude. Mme Theresa May se retrouve ainsi coincée. Elle fait ce qu'elle peut. Mais, n'ayant pas été élue pour être Premier ministre, elle ne dispose que d'une marge de manoeuvre étroite.
Dans son discours d'octobre, elle a pris une position ferme sur la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne. Mais elle est contrainte par le droit, puisque la haute cour de justice anglaise lui a imposé de repasser par le parlement. Elle se heurte à des blocages de tous côtés. Puisque les règles constitutionnelles anglaises le permettent, il ne faut pas exclure qu'elle convoque des élections à tout moment, ce qui réglerait la question en trois semaines, grâce à un nouveau mandat plus clair.
Dans aucun des pays d'Europe, les dirigeants politiques n'ont de position homogène sur le Brexit. En Allemagne, la chancelière Angela Merkel et son ministre des finances Wolfgang Schäuble divergent. Des contradictions existent entre les intérêts des différents secteurs de l'économie, de même que des divergences se font jour entre Länder, selon que l'on y redoute plus la concurrence britannique, ou la perte des débouchés vers le Royaume-Uni.
De fait, la France est revenue en première ligne des puissances qui comptent dans les négociations européennes et mondiales. Sa position est devenue tout à coup extrêmement importante. Car ce ne sont plus trois, mais deux pays qui exercent désormais une forte influence à l'intérieur de l'Union européenne. Avec le départ du Royaume-Uni, la quote-part française dans la négociation va automatiquement remonter. La position française influera donc beaucoup sur la suite des discussions.
J'ai perçu beaucoup de rumeurs, d'incompréhension, et je voudrais dissiper quelques malentendus. Non, la nomination de Michel Barnier comme négociateur de la Commission n'est pas une agression envers le Royaume-Uni. Il a d'abord été choisi parce qu'il est populaire au sein du Parlement européen, qui détient un droit de veto sur l'issue de la négociation et joue ainsi un rôle important ; les deux autres négociateurs désignés par les deux autres institutions sont d'ailleurs eux aussi de fins connaisseurs du Parlement européen. Ensuite, Michel Barnier n'est pas si impopulaire auprès de la City ; lorsqu'il a fallu prendre des mesures à la suite de la crise financière de 2008, il n'est pas forcément allé contre les intérêts de cette dernière. Il serait faux de dire qu'il n'a pas su s'y gagner le respect. Même s'il sait être assez ferme, sa désignation n'est donc pas une provocation à l'endroit du Royaume-Uni.
Par ailleurs, je n'ai pas dit tout à l'heure que le passeport financier européen serait donné aux Britanniques, ni que Nissan aurait accès à l'union douanière. Mais les bruits les plus contradictoires circulent. Il est au contraire peu probable aujourd'hui, contrairement à ce que l'on pouvait penser il y a trois semaines encore, que la City conserve le passeport financier. Si les Britanniques veulent le garder, ils devront céder sur la question de la libre circulation. Or il s'agit précisément de l'un des éléments à la racine du vote populaire au référendum. Point dur des négociations, la question devient ainsi plus politique que strictement économique. Je n'ai certainement pas dit que Nissan aurait accès à l'union douanière. Personne n'en sait rien.
En revanche, j'ai été frappée par le nombre de lettres d'information, de communications et de notes qui ont véhiculé l'idée que le maintien de Nissan en Grande-Bretagne apportait la preuve que le Royaume-Uni resterait dans l'union douanière. Ce n'est pas exact. À l'heure où les négociations n'ont même pas encore commencé, personne ne saurait rien dire de tel. L'accord avec Nissan porte certainement sur autre chose que sur ce point.
Nous ne nous plaçons pas devant le mur des lamentations. Voyons au contraire dans le Brexit une opportunité sur l'attractivité plutôt qu'une menace. Confrontés, dans mon activité professionnelle, à des entreprises étrangères qui s'interrogent sur le Brexit, je me rends compte que la France est clairement envisagée comme l'un des marchés offrant une alternative au Royaume-Uni. Ce dernier s'était construit depuis vingt ans comme la place avancée des entreprises du monde entier pour pénétrer le Marché unique, dans tous les secteurs et pour toutes les tailles d'entreprise.
Ainsi, dans mon secteur, qui est aussi celui des start-up du numérique, les entreprises installaient d'abord un bureau au Royaume-Uni, avant de traverser la Manche et de pénétrer le marché européen sous passeport britannique, comme structures anglaises. Le Royaume-Uni a également fondé sa richesse là-dessus. Mais s'ils n'ont plus accès au Marché unique, l'édifice s'effondre. Il y aura donc une répartition différente des entreprises étrangères.
Comme alternative, l'Irlande a l'avantage de la langue, du monde numérique, d'une imposition basse. Ils sont au moins aussi bons que les Anglais dans les négociations commerciales. En s'y installant, les entreprises qui quittent Londres restent ainsi dans leur zone de confort. Mais la petite taille du pays fait qu'il ne pourra pas accueillir tout le monde. Quant à l'Allemagne, elle est tellement l'endroit naturel où l'on a envie d'aller, qu'elle ne fait pas campagne. Son organisation en Länder ne serait d'ailleurs peut-être pas la plus favorable pour cela. L'appréciation varie certes selon les secteurs. L'industrie financière regarde vers Francfort. Mais, entre Francfort et Paris, les cadres supérieurs considèrent qu'il est plus fun d'habiter dans la seconde. C'est quand même mieux de vivre à Paris, ou dans d'autres métropoles françaises, elles aussi attractives. S'ajoute l'avantage des infrastructures et du niveau d'éducation. C'est très clair.
Cela étant, la France est incompréhensible dans le monde anglo-saxon, qui s'est construit au cours des vingt ou trente dernières années. S'agissant du droit du travail, mon cabinet a pourtant expliqué à maintes reprises qu'un licenciement coûte moins cher en France qu'en Allemagne, qu'il peut se négocier… Les entreprises étrangères craignent en effet de ne pouvoir embaucher facilement, puisqu'il serait si difficile ensuite de licencier. Chiffres à l'appui, nous montrons que c'est pourtant assez simple, que cela se négocie et que cela revient moins cher qu'en Allemagne.
La manière dont nous nous adressons au monde ne correspond pas aux codes anglo-saxons qui y prévalent aujourd'hui. Hors la question de la compétitivité des coûts, si voulons nous rendre plus attractifs, il faut d'abord que nous devenions plus compréhensibles.