Intervention de Margrethe Vestager

Réunion du 1er décembre 2016 à 11h00
Commission des affaires européennes

Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence :

Vous m'avez interrogée sur la centrale nucléaire d'Hinkley Point, à laquelle nous avons donné notre feu vert. Nous nous intéressons à présent à la construction d'une nouvelle centrale en Hongrie, à côté de celle qui existe déjà. Nous devons examiner si elle bénéficie d'aides d'État afin de garantir que la concurrence soit préservée dans le secteur de l'électricité. Nous l'avons fait pour Hinkley Point, nous le faisons pour la centrale de Paks.

Vous avez là un exemple de cas où le droit de la concurrence peut être considéré comme un outil approprié, du moins pour ce qui concerne la concurrence. Car le droit de la concurrence ne règle que les problèmes de concurrence ; si le problème concerne le nucléaire en tant que tel, cela relève du traité EURATOM. J'y insiste car user de la réglementation antitrust, du contrôle des fusions ou de celui des aides d'État à d'autres fins que ce pourquoi ces dispositifs ont été mis en place reviendrait à délégitimer mon travail. Il est donc fondamental que les États membres intègrent, comme vous le faites, dans leur législation des normes qui pourront ensuite être appliquées pour faire respecter le droit de la concurrence.

En ce qui concerne l'hydroélectricité, à propos de laquelle vous êtes plusieurs à m'avoir interrogée, je considère que l'une de nos tâches primordiales, à présent que l'accord de Paris est entré en vigueur, est de s'assurer qu'il soit bien mis en oeuvre, partout dans le monde. Les États parties à l'accord se sont imposé des obligations ; elles doivent être respectées.

Les énergies renouvelables constituent naturellement une des pièces les plus importantes du puzzle, et l'hydroélectricité a un rôle crucial. En effet, elle est porteuse de promesses non seulement en matière de production d'énergie mais également en matière de stockage, car on n'a pas nécessairement l'usage de toute l'électricité éolienne produite par jour de grand vent, et il est donc nécessaire de la stocker. C'est l'une des raisons pour lesquelles il est fondamental d'investir dans les infrastructures hydroélectriques.

Dans le domaine du solaire et de l'éolien, nous avons pu constater que la concurrence stimulait les investissements. En ce qui concerne l'hydraulique, la loi française indique depuis 2008, conformément aux règles européennes que, lorsqu'une concession a expiré, son renouvellement doit être soumis à appel d'offres. Or cela ne s'est pas fait, d'où une concurrence qui reste très limitée dans le domaine de l'hydroélectricité.

Si notre rôle est de garantir la concurrence, nous sommes néanmoins conscients que cela doit se faire en prenant en compte les enjeux environnementaux, sociaux – notamment en termes d'emploi et d'aménagement du territoire – qui relèvent de la responsabilité de l'État français. Voilà plus d'un an que nous discutons avec le Gouvernement : la coopération est bonne mais nous n'avons pas beaucoup avancé.

Nous avons le plus grand respect et la plus grande considération pour le modèle français et il ne s'agit pas de le privatiser mais d'ouvrir le secteur à d'autres opérateurs. En effet, certaines concessions sont attribuées pour soixante-quinze ans et sans appel d'offres, ce qui comporte le risque de manquer les offres les plus intéressantes.

Nous n'avons pas encore abouti à une solution définitive, malgré d'importantes contributions d'EDF et des syndicats, avec lesquels j'ai eu, il y a quelques semaines, une réunion très constructive, au cours de laquelle ils ont exprimé leurs préoccupations, non seulement au sujet de la concurrence mais, de manière très légitime, à propos des incidences sur l'environnement, le champ social et le marché de l'emploi.

En ce qui concerne la fiscalité, contrôler les aides d'État est la seule manière de traquer a posteriori les bénéfices illégaux pour les annuler et restaurer une concurrence loyale, ce qui est le mandat que nous ont confié les traités, il y a des décennies. Cela doit être fait, au nom de toutes les entreprises vertueuses qui souffrent depuis des années et qui doivent savoir qu'il y a une justice et que, lorsque des aides d'État ont été versées illégalement, elles seront récupérées.

Mais nous avons besoin pour l'avenir d'une meilleure législation fiscale. Nous pouvons certes proposer des lignes de conduite, ce qu'a déjà fait la Cour de justice, il y a dix ans, il y a vingt ans. Il n'y a donc rien de neuf de ce point de vue. En revanche, si la législation s'améliore, alors nous pourrons être beaucoup plus efficaces.

Il faut d'abord davantage de transparence, des rapports publics étant diffusés dans chaque pays. Il ne s'agit pas de trahir le secret des affaires et nous ne demandons que des choses très simples : le nombre d'employés, la nature de l'activité, le chiffre d'affaires, les profits, le montant de l'imposition. Cela permettra aux sociétés qui sont dans ce cas d'expliquer comment, sans employés et avec une activité nulle, elles réalisent néanmoins un gros chiffre d'affaires ou de gros profits dans tel pays : cela peut s'expliquer de manière parfaitement légitime, mais il se peut aussi que les profits aient été déplacés d'un pays à fiscalité forte à un pays à fiscalité faible, voire nulle. C'est donc en accroissant la transparence que l'on permettra aux autorités fiscales de faire leur travail.

Il faut ensuite systématiser l'échange d'informations et de rescrits fiscaux entre les administrations. Le conseil ECOFIN a adopté sur cette question une norme importante, qui doit maintenant être appliquée : aucune norme n'est efficace tant qu'elle n'existe que sur le papier.

Enfin, nous devons adopter une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés. Non seulement, elle permettra de s'assurer que les grosses sociétés paient leurs impôts, mais elle simplifiera également la vie des petites et moyennes entreprises dont l'activité se répartit dans trois ou quatre États membres : en effet, à partir du moment où ces sociétés connaitront les règles fiscales qui leur sont applicables, elles n'auront plus besoin de se payer des conseils dans chaque État membre où elles sont établies.

Le cas d'Apple est un exemple qui vous parlera sans doute. Si nous avons pu condamner la firme, c'est grâce à des informations qu'il a fallu aller chercher auprès du Sénat américain. Car, si ce n'est un secret pour personne que les commissaires européens contrôlent les aides d'État depuis 1958 et qu'il existe en Europe une législation fiscale, la façon dont est organisée Apple et les rescrits fiscaux dont elle bénéficie sont en revanche totalement secrets ! D'où l'importance d'instaurer en matière de fiscalité une véritable transparence fondée sur l'échange d'informations. Et il me semble essentiel que tous les parlements nationaux s'emparent de ces questions.

En ce qui concerne la réponse de l'Irlande à notre décision, elle est assez courante ; le gouvernement néerlandais, par exemple, a fait appel de notre décision dans l'affaire Starbucks, comme le Luxembourg dans l'affaire Fiat. L'aspect positif de ces réactions, c'est qu'une décision de justice clarifie les choses au plan légal. De notre côté, nous faisons en sorte d'avoir des dossiers très solides pour pouvoir défendre devant les juges nos propres décisions.

Si nous voulons en tout cas que d'autres multinationales paient leurs impôts là où elles génèrent leurs profits, nous avons besoin d'une législation qui aille dans le sens que j'ai exposé. Et cela ne doit pas concerner que les entreprises du secteur numérique, la plupart des produits ayant d'ailleurs de plus en plus partie liée avec le numérique.

Nous devons aussi nous doter de services fiscaux extrêmement performants, capables de diligenter les bons audits pour enquêter dans ces affaires, sachant que, pour ce qui me concerne, mes investigations en matière de corruption et d'optimisation fiscale agressive se limitent à ce qui relève du contrôle des aides d'État.

Au-delà, l'Europe doit accroître la coopération entre ses membres mais surtout rester en pointe de la lutte contre ces pays de la liste noire où le taux d'imposition est très faible voire nul. Pierre Moscovici est très actif en la matière et fait un formidable travail en faveur de la transparence. Et c'est en combinant ce surcroît de transparence, une meilleure coordination entre États et des normes européennes adaptées que nous pourrons être efficaces au plan mondial, puisque les entreprises qui sont dans notre ligne de mire sont le plus souvent des entreprises mondialisées. Pierre Moscovici a dû vous fournir les données concernant la contribution fiscale des PME aux recettes des États membres : imaginons seulement ce que pourraient être ces recettes si les multinationales s'acquittaient de leurs impôts dans la même proportion.

À cet égard, nous disposons pour certaines de ces multinationales d'informations permettant de constituer des dossiers. Les syndicats nous ont notamment fourni des renseignements au sujet de McDonald's, et nous avons ouvert une enquête sur le rescrit fiscal dont bénéficie la société au Luxembourg. Il s'agit certes d'une question qui ne concerne pas directement les syndicats mais, lorsque l'on tire certains fils, des sujets de préoccupation communs peuvent se faire jour.

Nous avons étudié un échantillon de mille rescrits fiscaux, provenant en majorité du Luxembourg, mais également de tous les pays européens qui pratiquent ces rescrits, c'est-à-dire la majorité d'entre eux. Nous pouvons nous réjouir que, pour l'essentiel, ce soient de bons accords, bien documentés, et conclus, pour les ventes intragroupes, d'après la méthode des prix de transfert, qui, dans la pratique, se rapprochent des prix du marché, et non à partir de prix qui minimisent la ponction fiscale. Cela montre que nous avons, partout en Europe des administrations fiscales performantes : plus elles travailleront ensemble, meilleures elles seront.

Quant à la corruption, il faut pour la combattre, renforcer le pouvoir de nos services, grâce à une législation appropriée.

J'ai été interrogée sur la fusion GE-Alstom. Il s'agit de la première grosse fusion – le coût de l'acquisition s'élevait à 12,5 milliards d'euros – dont je me suis occupée, et ma principale préoccupation était qu'elle ne constitue pas une menace pour une des technologies de pointe de l'Europe, à savoir les turbines à gaz de grande puissance. Il était donc important que la nouvelle entité cède cette activité, ce qu'elle a fait.

Par ailleurs, lorsque l'on acquiert une turbine à gaz de grande puissance – qui ne s'assimile pas à proprement parler à un bien de consommation courante –, on prévoit qu'elle aura une durée de vie de plusieurs dizaines d'années, ce qui n'est possible que si elle bénéficie d'un entretien adapté. C'est la raison pour laquelle les producteurs de turbines proposent également des contrats de maintenance. Il était donc tout aussi essentiel pour nous que GE renonce à un certain nombre de ces contrats et les cède à un tiers européen. Ce qui a également été fait.

À cette double condition – la cession de cette technologie de pointe et d'un volume suffisant de contrats de maintenance – qui devait garantir qu'un concurrent puisse exister en Europe face à GE, nous avons finalement pu approuver la fusion.

C'est ainsi que nous travaillons de manière à préserver la concurrence. Sur les 3 000 fusions que nous avons examinées, nous n'en avons interdit que six mais, dans 10 % des cas environ, nous avons demandé à ce qu'il soit procédé à des ajustements afin qu'après la fusion le secteur dans lequel elle avait lieu demeure concurrentiel.

Ces concessions ne sont pas toujours évidentes pour les entreprises concernées car, lorsqu'on achète une société, ce n'est pas forcément pour en abandonner une partie. Pourtant, le cas des industries pharmaceutiques montre que c'est indispensable. Dans ce domaine en effet, il peut arriver que les fusions aboutissent à réunir des laboratoires fabricant des molécules destinées à soigner une même pathologie. Le risque est alors de voir l'un de ces médicaments retiré du marché, pour accroître la part de marché du second. Or une telle pratique n'est pas sans poser problème car si la molécule conservée convient à certains patients, d'autres réagissaient mieux à celle qui a été supprimée. C'est pourquoi nous demandons qu'au lieu d'être retiré du marché, le médicament soit cédé à un concurrent qui continue à la commercialiser. C'est notre manière d'oeuvrer au service des citoyens.

Bien sûr, les fusions que je viens d'évoquer et dont j'ai à traiter sont des fusions transfrontalières ; lorsqu'il s'agit de fusions qui n'affectent que le marché national, c'est aux autorités nationales compétentes de s'en saisir.

En ce qui concerne l'agriculture, le commissaire à l'agriculture Phil Hogan et moi-même avons consacré la première année de notre mandat à réfléchir aux moyens de rapprocher les exploitants agricoles pour qu'ils collaborent davantage. Venant moi-même d'un pays qui a inventé les coopératives, je ne vois pas d'un mauvais oeil ce type de collaboration, dès lors qu'il s'agit bien de coopération et non de cartel ou d'entente. Nous avons un travail de conseil à mener auprès de ces exploitants qui, bien souvent sont des experts en agriculture mais restent démunis pour trouver les structures qui leur permettraient d'être plus efficaces pour produire et vendre leur production.

Il me paraît donc important de donner un plus gros écho au travail que nous avons fait avec Phil Hogan, pour que les agriculteurs sachent qu'il existe des moyens d'être plus fort face aux autres acteurs de la chaîne alimentaire, souvent beaucoup plus gros qu'eux, notamment lorsqu'il s'agit de leurs acheteurs. Cela sera notre priorité dans les deux années à venir.

J'en viens à la question du commerce international, qui est en ce moment au coeur des débats. Nous sommes très heureux d'avoir finalement pu ratifier le traité de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne (CETA), car c'est un traité équilibré qui prend en compte la question des conditions de travail, des droits de l'homme, du bien-être animal, du respect de l'origine des produits, autant de valeurs qui nous sont chères et auxquelles nous ne sommes pas prêts à renoncer au nom du commerce. J'irai même jusqu'à dire que l'Europe doit se donner pour mission d'aider à l'émergence d'un commerce mondial équilibré et respectueux des valeurs, qui soit le reflet de ce à quoi nous croyons. Il faut surtout faire en sorte, même si cela ressortit davantage aux politiques nationales, que les avantages retirés de la mondialisation des échanges bénéficient aux citoyens, qui, bien souvent, ont le sentiment que seuls quelques nantis en tirent bénéfice.

Et si la politique de la concurrence a ici un rôle à jouer, elle ne peut pas tout ; c'est essentiellement à la politique sociale, à la politique de l'éducation et à la politique de l'emploi de contribuer non seulement à ce que la distribution des bénéfices soit équitable mais à ce que l'accès au marché soit le même pour tous.

En ce qui concerne enfin le Plan France Très Haut Débit, je suis d'accord avec vous sur son utilité, car généraliser l'accès au haut débit permettra de créer de l'activité et de nouveaux services, y compris dans des zones faiblement peuplées. Pour l'heure, la procédure suit parfaitement son cours et le plan a été approuvé. Je souhaite qu'il entre en vigueur le plus vite possible, car beaucoup d'habitants des zones rurales estiment avoir été laissés pour compte.

Un mot enfin sur l'accueil chaleureux que vous faites au travail que nous menons. Si nous en sommes capables, c'est que nous travaillons au nom de 500 millions de citoyens et que nous bénéficions du soutien sans faille des États membres pour mettre en oeuvre les traités.

J'ai été ministre de l'économie au Danemark. Si à l'époque j'avais frappé aux portes pour réclamer une concurrence plus équitable pour les entreprises danoises et moins de privilèges pour certains, on m'aurait certes accueillie courtoisement, mais cela en serait resté là. Quand je frappe à la porte au nom de 500 millions d'Européens, non seulement on me reçoit courtoisement, mais les termes de la discussion sont très différents. Car agir ensemble est bien plus efficace.

C'est une chose dont il faut se souvenir en ces jours où les interrogations sont nombreuses sur l'Europe. Être européen, ce n'est pas, selon moi, être moins français, moins allemand, moins danois ou moins italien, mais devenir plus efficace pour atteindre les objectifs que nous avons définis ensemble. Et je ne peux qu'à mon tour vous adresser les mêmes encouragements chaleureux, car ce n'est que grâce à notre collaboration que cela sera possible. (Applaudissements)

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