Intervention de Carole Scotta

Réunion du 30 novembre 2016 à 9h30
Commission des affaires économiques

Carole Scotta, présidente de la société de production et de distribution « Haut et Court » et co-présidente du syndicat des distributeurs indépendants réunis européens, DIRE :

Je suis très heureuse d'être ici, à une place, qui plus est stratégique, entre deux représentants de l'amont – la production – et de l'aval – l'exploitation – de la filière : il n'est pas souvent question de la distribution et je m'attacherai à décrire notre métier méconnu de passeurs d'oeuvres.

Depuis plus de vingt ans que j'ai créé la société « Haut et Court », je me suis toujours investie dans l'action collective. Je participe depuis plus de dix ans aux actions du syndicat des distributeurs indépendants réunis européens (DIRE), regroupement de treize distributeurs indépendants de taille moyenne qui distribuent des films reflétant la diversité du cinéma : premiers et deuxièmes films, oeuvres d'auteurs plus confirmés comme La Fille de Brest d'Emmanuelle Bercot, dont nous avions produit le premier film il y a dix ans, films étrangers comme la récente Palme d'or Moi, Daniel Blake de Ken Loach ou Les Délices de Tokyo de Naomi Kawase.

En tant que distributeurs, nous sommes les premiers interlocuteurs de nos partenaires producteurs, puisque nous sommes les premiers à lire les scénarios qu'ils nous proposent, avant même les chaînes de télévision et les autres financiers du cinéma. Nous donnons en quelque sort un label à un film : la couleur du financement dépend de l'importance du distributeur. Une fois que nous avons acquis les droits d'un film, nous participons activement à son financement, puisque nous versons aux producteurs un minimum garanti, c'est-à-dire une avance sur recettes qui peut atteindre des sommes assez importantes. Quand il s'agit d'un film français, les recettes sont principalement issues des entrées en salle, et, dans une moindre proportion, des vidéos et des DVD. Quand il s'agit d'un film étranger, nous sommes considérés davantage comme des importateurs et, forts des droits d'exploitation sur le territoire français, nous cherchons activement à exploiter le film sur toutes les chaînes de télévision, de Canal+, première chaîne à diffuser des films après leur sortie en salle, jusqu'aux chaînes hertziennes, Arte principalement.

Si nos recettes proviennent d'abord de l'exploitation en salle, il est très important que nous ayons une relation suivie avec les chaînes de télévision pour asseoir nos risques qui sont très importants et tiennent non seulement aux versements que nous effectuons en amont, mais également aux frais de marketing de plus en plus élevés. Les dépenses consacrées à l'exposition des films sont plus nombreuses qu'auparavent : aux bandes-annonces diffusées dans les salles et aux affiches apposées dans l'espace public, est venue s'ajouter la communication numérique sur internet. Nous sommes donc exposés à des risques financiers élevés et nous avons besoin, pour parvenir à l'équilibre, des recettes que nous procure la diffusion par les chaînes de télévision des films étrangers dont nous avons acquis les droits.

Il serait bon, en outre, que les chaînes du service public assurent la continuité des efforts très marqués de promotion du cinéma déployés par les exploitants des salles. Pendant la tournée organisée pour la sortie de La Fille de Brest, nous avons ainsi rencontré le public dans plus de cinquante salles, et constaté chaque fois la force du tissu local, une grande audience et une envie manifeste de débattre avec les artistes. Ce travail se perdant après que les films ne sont plus projetés dans les salles, nous devons tous veiller à ce qu'ils puissent ensuite être vus à la télévision. Or les deux seules chaînes auxquelles nous vendons des films sont Canal+, pour la télévision payante, et Arte ; nos ventes à France Télévisions sont du registre de l'exception. L'équilibre économique du secteur s'en trouve menacé, comme la poursuite du travail de fond mené auprès du public dans les salles.

À mon sens, le problème qui se pose au secteur n'est pas tant la surproduction que l'adaptation à la révolution numérique commencée il y a plusieurs années. Les distributeurs ont activement contribué au plan d'équipement numérique des salles en continuant à verser aux exploitants l'équivalent du prix de la copie argentique. Nous étions favorables à cette disposition de la loi précitée du 30 septembre 2010, et c'est grâce à la solidarité du secteur que la France a pu se doter d'un parc de salles attractif, totalement numérisé et prêt à affronter la suite des bouleversements en cours.

L'offre est pléthorique, en salles – où la diversité des films doit absolument être maintenue – et sur les plateformes ; certaines font un travail remarquable, mais ce n'est pas le cas de toutes. Il a été question des géants d'internet. Il est indispensable de mesurer l'impact qu'ils ont déjà eu et qu'ils continueront d'avoir sur l'offre générale, et de les intégrer dans le système dont Mme Frédérique Bredin a rappelé qu'il a permis à l'industrie cinématographique française de s'adapter aux mutations successives depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un exemple vous donnera un aperçu de la puissance de ces opérateurs. La société « Haut et Court », qui produit aussi des films pour la télévision, observe ce qui se fait ailleurs, notamment en Angleterre. Il apparaît qu'en France, un épisode de série télévisée se fait pour un budget compris entre 1 million et 1,5 million d'euros ; au Royaume-Uni, des opérateurs tels que Netflix sont prêts à financer des épisodes à plus de 6 millions d'euros, et Amazon vient d'annoncer un pilote pour une série anglaise à 15 millions d'euros !

Chacun comprendra qu'une telle évolution va bouleverser l'équilibre trouvé avec les chaînes historiques, comme c'est déjà le cas au Royaume-Uni. Il faut donc impérativement intégrer ces opérateurs au dispositif de financement du cinéma français. Ainsi seulement pourrons-nous contrôler ce qui se passe et continuer d'exister, de produire et d'utiliser les multiples talents qui se trouvent en France, à tous les maillons de la chaîne. Nous sommes très attentifs à toutes les réflexions sur les mutations induites par l'évolution vers le numérique, dont on n'a pas encore perçu toutes les implications.

Le piratage est un autre sujet de grande préoccupation pour les distributeurs. Il n'a pas lieu lors de la sortie en salle, mais aussitôt que les DVD sont mis sur le marché – les éditeurs de DVD, nous pouvons en témoigner, et Canal+ estiment à 30 % la perte de chiffre d'affaires induite par le piratage ; c'est considérable. Chacun a pris conscience de la nécessité de lutter contre ce phénomène, pour des raisons financières et éthiques. Il est de notre devoir de citoyens de faire comprendre aux jeunes gens qu'il est moralement inacceptable de considérer la culture comme gratuite. Il est impératif de combattre le piratage pour que le secteur retrouve des ressources, et beaucoup d'artistes, des musiciens notamment, se sont mobilisés pour faire comprendre que la création coûte de l'argent et qu'être artiste c'est aussi exercer un métier. Nous devons le faire entendre d'autant plus fermement que le prix de ces biens culturels est peu de choses au regard de nombreux autres. Il est important de rétablir cette valeur sur le plan symbolique ; nous avons beaucoup perdu à sembler l'oublier pour des raisons politiques, et nous avons encore beaucoup à y perdre si un combat résolu n'est pas mené.

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