Madame la présidente, la dernière conférence ministérielle de l'ESA a permis d'allouer plus de 10 milliards d'euros au budget de l'agence pour les deux ans à venir. En ce qui concerne l'ISS, on s'achemine vers la conclusion d'un accord qui courrait jusqu'en 2024, ce qui nous laisse le temps de préparer la suite. La station spatiale internationale est un outil précieux, mais elle ne concerne pas exclusivement l'Europe puisque l'exploration et les grandes infrastructures spatiales font désormais l'objet d'une coopération au plan mondial. Cette coopération a d'ailleurs une vertu, que possède la recherche en général : elle fonctionne même lorsque les États sont un peu fâchés…
Certains d'entre vous se sont inquiétés de la situation de la recherche publique. Je veux les rassurer : celle-ci bénéficie de budgets parfaitement stables, et même en augmentation. S'agissant plus particulièrement de l'ONERA, cet office, qui est en cours de réorganisation grâce à son nouveau directeur, s'est doté d'une stratégie plus crédible, non seulement en matière de recherche en amont, dans laquelle il a toujours excellé – l'ONERA travaille actuellement sur le futur moteur Prometheus, par exemple –, mais aussi en matière de partenariat industriel. De fait, l'ONERA, qui s'était développé tous azimuts et avait perdu de sa crédibilité auprès de ses éventuels partenaires industriels, a su définir une stratégie lisible qui suscite à nouveau leur confiance. La situation de cet office ne doit donc inspirer aucune inquiétude, non plus que la recherche publique européenne, et singulièrement française. N'oublions pas que notre agence est la plus importante d'Europe : elle compte actuellement 2 400 emplois temps plein, ce qui est historique, et possède des chercheurs de très grande qualité, même si elle doit encore développer la culture de l'application.
L'équilibre entre le public et le privé a été évoqué par plusieurs d'entre vous, certains pour s'en féliciter, d'autres – je pense à M. André Chassaigne – pour exprimer leurs craintes. La filière spatiale est duale, de sorte qu'on ne peut distinguer ce qui relève de la souveraineté, donc du public, et ce qui peut être confié aux acteurs privés. Les startups qui développent des applications dans le domaine de l'agriculture, de l'environnement ou de la mobilité bénéficient, en amont, du levier public, mais l'État n'a pas vocation à diriger ce type d'entreprises et les chercheurs ne sont pas destinés, en tout cas pas tous, à en créer. Ce secteur relève donc clairement du privé. Pour ce qui est de l'amont, en revanche, l'engagement de l'État, particulièrement présent en France, et le lien avec la souveraineté doivent être absolument respectés. C'est également vrai au plan européen, du reste. C'est pourquoi j'ai indiqué, au début de mon propos, qu'il nous fallait préserver les segments de souveraineté européenne si nous voulions développer l'aval de la filière.
L'équilibre entre le public et le privé ne doit donc pas non plus susciter d'inquiétudes. Il est vrai néanmoins que, pour Ariane 6, la nécessité de se doter, pour faire face à la concurrence des États-Unis, d'un lanceur plus modulaire, moins cher et présentant des configurations différentes – à deux et à quatre boosters – nous a conduits à responsabiliser davantage l'industrie et donc, dès lors que nous lui demandions de prendre plus de risques, à lui donner davantage d'autonomie en lui transférant certaines compétences. En tout état de cause, il convient de respecter un équilibre entre, d'une part, le rôle de l'agence, qui doit conserver son expertise, ses compétences et le contrôle régalien, extrêmement important, et, d'autre part, l'industrie, à laquelle on transfère certaines compétences qui doivent susciter des investissements supplémentaires. L'accord que nous avons conclu reflète, me semble-t-il, cet équilibre. Le président André Chassaigne a cité M. Jean-Paul Herteman, mais celui-ci a tenu ces propos à un moment où, des décisions devant être prises, il a sans doute voulu faire pencher la balance du bon côté en « poussant le bouchon », si je puis dire. En tout cas, il existe bien un équilibre entre le public et le privé qui préserve la politique régalienne de l'État.
J'ajoute que, dans le domaine de la défense également, on envisage des partenariats avec des startups, car le climat institutionnel n'est pas toujours propice à la créativité et à la réactivité. Il s'agit d'une coopération bien comprise. Ainsi, j'ai pu constater, lorsque je me suis rendue récemment, en tant que membre de la commission de la défense, sur un théâtre d'opérations au Niger, l'utilité des images satellitaires dans la préparation d'une opération. Or, certaines de ces images sont fournies à l'armée par des entreprises privées. Il existe donc un partenariat très étroit au sein duquel il est difficile de faire le départ entre le public et le privé.
Par ailleurs, nos grands acteurs sont bons. La direction générale de l'armement (DGA) s'est longtemps interrogée sur le point de savoir si la France pouvait se permettre de conserver à la fois Thalès et Airbus ainsi que leurs filiales. La question se pose depuis vingt ans, sans qu'aucune solution n'ait été trouvée. Je n'ai donc pas voulu trancher dans mon rapport. Toutefois, il me semble que la compétition entre deux acteurs nationaux peut présenter un intérêt : l'émulation n'est jamais nocive, alors qu'une situation de monopole peut amener à s'installer dans un certain confort. L'important, c'est que la concurrence à laquelle se livrent ces deux acteurs ne nuise pas à notre rayonnement à l'export. La DGA envisage d'ailleurs de prendre, à cet effet, des mesures de régulation – que je ne pouvais pas mentionner dans mon rapport. Des mesures doivent également être prises concernant les sous-traitants, qui se plaignent de devoir, pour travailler avec Thalès, avoir une ligne de sous-traitance autonome. En outre, la filière bénéficie souvent d'une aide publique provenant soit du Programme des investissements d'avenir (PIA) soit du CNES, et il est un peu dommage de financer des doublons.
À ce propos, je dois dire que les financements publics accordés dans le cadre du PIA suscitent une inquiétude, que je partage. En effet, les aides du PIA 3 ne sont plus ciblées sur certains secteurs : aéronautique, microélectronique, spatial. Or ce sont des segments stratégiques. Ce choix me paraît donc extrêmement dangereux. J'ai entendu dire, à ce sujet, que l'aéronautique avait déjà été servie et que l'on pouvait donc désormais se consacrer à d'autres secteurs. Non ! Ce sont des domaines stratégiques, des domaines de souveraineté : il faut y investir en permanence. Si le spatial européen, en particulier français, est aussi compétitif, c'est parce qu'il a bénéficié, depuis le début, d'investissements constants, investissements qui progressent même depuis 2013. De même, si M. Hubert Curien a voulu que sa fusée s'inscrive dans un programme européen, c'est parce que nous avons également besoin du socle européen. Mais il est avant tout nécessaire de préserver notre expertise nationale. Du reste, je n'ai pas le sentiment que la décision prise par le PIA 3, qui ne favorisera pas la stratégie nationale, ait été validée lors d'une réunion interministérielle. Peut-être la commission des affaires économiques devrait-elle se pencher sur certaines autonomisations… Je l'ai dit également à la commission de la défense. Ce phénomène est du reste commun à toutes les structures interministérielles, qui finissent par développer une stratégie propre. Or, parce qu'il s'agit, ici, de souveraineté, de stratégie industrielle, le politique doit reprendre la main et définir des orientations, tout en faisant par ailleurs toute confiance aux experts.
L'Europe est diverse, et l'Union européenne l'est également. L'ESA, qui comprend 23 États membres, fonctionne très bien. Le retour géographique industriel est à la hauteur des investissements consentis par l'État, même s'il a parfois été contre-performant lorsque l'industriel du pays qui en a bénéficié n'avait pas forcément la compétence nécessaire. C'est pourquoi nous préconisons, dans le rapport, de concilier retour géographique et compétence industrielle.
L'Union européenne, qui alloue à l'Agence spatiale européenne un budget de 5,5 milliards d'euros par an, a amélioré sa coordination avec l'agence, qui est souvent son opérateur. Toutefois, si la direction générale de l'industrie et la commissaire européenne à l'espace ont bien compris la nécessité de développer une politique spatiale européenne compétitive, tel n'est pas forcément le cas de la direction générale de la concurrence, qui envisage toujours la concurrence à l'échelle infra-européenne alors qu'elle existe, bien entendu, au-delà des frontières de l'Union. Peut-être ne pratiquons-nous pas toujours un lobbying suffisamment actif auprès des institutions européennes, à la différence de nos très libéraux voisins britanniques, qui, eux, sont toujours très présents, même depuis l'adoption du Brexit. Nous gagnerions à être beaucoup plus présents et plus convaincants.
Quoi qu'il en soit, la stratégie européenne vient d'être formalisée, et c'est un acte important. La commissaire européenne s'est, du reste, inspirée de mon rapport, lequel a également été réclamé par les Allemands et traduit en anglais pour pouvoir être diffusé auprès des États membres de l'ESA. Ce rapport a reçu un accueil finalement assez favorable, bien qu'il bouscule l'Europe, notamment sur la question de la préférence européenne, dont il est très difficile d'obtenir qu'elle soit appliquée en matière de lanceurs. J'étais parvenue à mentionner ce point lors d'une conférence ministérielle de l'ESA, mais l'Europe n'a pas voulu s'engager. Cependant, impliquer davantage l'Europe dans le centre spatial européen – j'en ai beaucoup discuté avec la commissaire polonaise – est un moyen d'affirmer la préférence européenne sans que celle-ci soit explicitement mentionnée, puisque c'est une pratique interdite par la sacro-sainte loi de la concurrence défendue par la direction générale de la concurrence. Il existe par ailleurs des moyens détournés d'appliquer cette préférence. Ainsi, je préconise que soit adoptée une norme imposant d'intégrer Galileo dans les systèmes embarqués, notamment automobiles et aériens. De fait, si l'investissement initial ne trouve pas de traduction dans des politiques européennes, il n'a guère de sens en termes de politique industrielle, hormis celui d'assurer notre autonomie en matière de défense. Je pense que nous pourrons recueillir l'accord de l'ensemble des États sur ce point.
J'en viens maintenant à la question des débris : 700 000 débris de plus d'un centimètre tournent au-dessus de nos têtes ! Or il faut savoir qu'un minuscule débris de quelques millimètres seulement peut, en raison de la vitesse à laquelle il se déplace, causer des dégâts considérables à la station spatiale internationale, par exemple. Ces débris, heureusement moins nombreux en orbite géostationnaire qu'en orbite basse et moyenne, soulèvent un problème à la fois technique et réglementaire au plan européen et international. En la matière, la France est le pays le plus vertueux, puisque la loi relative aux opérations spatiales (LOS) oblige le lanceur d'un satellite à le désorbiter et à gérer les débris. La loi américaine est beaucoup moins stricte : dans ce domaine comme dans d'autres, notamment celui des déchets nucléaires, les Américains estiment que les problèmes qu'ils ne parviennent pas à régler aujourd'hui le seront demain par leurs petits-enfants, qui sauront trouver la solution technique adéquate… En fait, la loi américaine ouvre plutôt des portes. Ainsi, elle prévoit d'ores et déjà que les États-Unis seront propriétaires des métaux rares que des Américains pourraient trouver sur la Lune ou sur Mars… Mais ils ne se soucient guère de l'économie circulaire et des débris.
Pourtant, les débris présentent un danger pour la défense. En effet, ils peuvent faire écran et gêner ainsi la surveillance, de sorte que certaines nations peu bienveillantes pourraient être tentées d'en créer. Il est donc urgent de légiférer dans ce domaine. L'Europe s'est saisie de la question, qu'elle évoque dans sa stratégie spatiale, mais une réglementation internationale est absolument nécessaire, car chaque nation est responsable et propriétaire de ses débris : les autres pays n'ont pas le droit d'y toucher. En outre, un secteur spatial proche des citoyens et accessible et un secteur spatial qui pollue sont absolument antinomiques. La recherche tente actuellement d'élaborer de nouveaux carburants ou de nouvelles technologies qui permettraient de disposer de moteurs moins polluants et moins consommateurs d'énergie. On envisage même, dans le cadre du tourisme spatial, de créer des programmes de développement d'énergies issues des planètes qui seront visitées. Mais, pour l'instant, cela relève du storytelling : contrairement à ce que soutient Elon Musk, on ne pourra pas aller sur Mars dans quatre ans. Même si le numérique, la miniaturisation, le photovoltaïque et les nouveaux carburants permettront d'y aller plus vite, nous n'y sommes pas encore. Elon Musk a d'ailleurs indiqué que lui-même ne participerait pas au premier voyage sur Mars car il n'assurerait pas l'arrivée et encore moins le retour… Ce genre de discours passe aux États-Unis, beaucoup moins bien en Europe… Quoi qu'il en soit, les débris constituent un sujet de préoccupation important à tous points de vue.
J'en viens à la question des zones blanches. Je ne suis pas, vous le savez, adepte de la langue de bois : le lobby des X-Télécoms est très prégnant et a su convaincre les présidents de conseils généraux… Tant et si bien qu'en matière de très haut débit, on ne jure, en France, que par la fibre, qui a été promise à tous les territoires, y compris aux plus reculés. On sait pourtant que son déploiement coûterait plus de 25 milliards d'euros et qu'il est impossible dans certains secteurs. Mais les présidents de conseils généraux sont tenus par les engagements qu'ils ont pris en matière de performance et de délais. Or le satellite est un excellent complément, qui améliore ces performances. Il faut donc passer par-delà ce lobby important et proposer des offres complémentaires.