Intervention de Hervé Guillou

Réunion du 7 décembre 2016 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Hervé Guillou, vice-président du GICAN :

Je m'associe à l'hommage qu'a rendu Patrick Boissier à votre commission. C'est la première fois que, dans mon histoire professionnelle, je vois un budget de la défense exécuté et stabilisé, et c'est très largement grâce à votre mobilisation. Mes remerciements vont à la politique française d'investissement mais aussi au soutien sans faille de nos parlementaires à l'export. Beaucoup de visages ici sont bien connus en Australie, en Malaisie, en Indonésie, au Chili, et le seront bientôt, j'espère, en Norvège ; c'est un très fort différenciateur dans le positionnement de notre offre export. J'y associe évidemment le ministère de la Défense, la marine et la DGA.

Dans cette intervention, je dirai quelques mots du contexte du marché puis présenterai des exemples sur trois points évoqués par Patrick Boissier : l'entretien flotte, les cycles technologiques et le maintien des compétences.

Sur le marché, nous assistons à une montée extrêmement rapide des États-puissances, avec une flotte russe qui a connu une croissance de 50 % ces quatre dernières années et des Chinois qui construisent une frégate ou une corvette par mois et un sous-marin tous les trois mois. Les menaces que font peser ces nouveaux entrants sur le marché ont des répercussions pour nos enjeux stratégiques et opérationnels.

Le deuxième changement, c'est la démultiplication des zones de crise permanente. Alors que nous avons élaboré un Livre blanc basé sur l'existence de deux zones de crise permanente, nous en sommes à cinq depuis plusieurs années. Cela a aussi des conséquences sur le marché, et notamment sur le business model de l'entretien flotte.

Le troisième changement, c'est l'arrivée de technologies de rupture, toutes liées au même phénomène-racine, le numérique, le big data, entraînant une évolution critique du domaine des télécoms, l'arrivée d'énormes ordinateurs d'analyse des données et de capacités d'automatisation et de communication avec les drones, qui bouleversent le champ des possibles à une vitesse extrêmement rapide.

Nous assistons à une augmentation de 17 % des budgets russes et donc de la compétition russe, à une augmentation de la compétition chinoise, à une arrivée massive des Coréens, des Japonais – que nous avons eus contre nous en Australie – et d'autres encore. Alors que nous étions quatre dans les rangs des industries mondiales, à savoir les Américains – cinq milliards d'euros de chiffre d'affaires –, puis DCNS, puis les Allemands, avec TKMS, puis les Italiens, nous comptons à présent deux nouveaux venus : le Russe OSK – qui réalise déjà 4,2 milliards de chiffre d'affaires – et le Chinois CSCC, qui avait le plus gros stand au Qatar l'année dernière et réalise 4,1 milliards de chiffre d'affaires. Et il y aura bientôt probablement aussi CSIC, un autre Chinois, ainsi qu'un Coréen, peut-être un Indien – Larsen & Toubro –, et un Japonais, Mitsubishi Heavy Industries.

Ces gens n'ont pas du tout la même approche du marché mondial que les Américains. Ces derniers arrivent avec des solutions chères et très sophistiquées, et des contrats essentiellement FMS, pour Foreign Military Sales. Nous trouvons aujourd'hui les Chinois en Argentine, au Bangladesh, au Nigéria, au Pakistan – d'où ils viennent de nous sortir, sur un marché de sous-marins –, en Thaïlande. Nous trouvons les Coréens en Amérique latine, en Thaïlande, en Indonésie, les Russes en Inde, au Moyen-Orient, au Vietnam. Tous ces gens ont des appétits de parts de marché mondiales, ce que nous n'avions jamais vécu jusque-là.

Une autre transformation à l'oeuvre, c'est le retour d'une conscience européenne de la nécessité d'investir dans la défense, avec, je l'espère, en France mais aussi ailleurs, le retour aux 2 % et donc la fin de la déflation constante de l'industrie de défense. Notre industrie a chuté de 26 %, en euros constants, en vingt ans. Si ces promesses sont crédibles, il faudra gérer une remontée des effectifs.

Par ailleurs, la crise des prix du pétrole représente un bouleversement pour nos clients dépendants des revenus pétroliers : le Qatar, Abu Dhabi, l'Arabie saoudite, mais aussi la Malaisie et le Brésil.

Face à cette situation, le double succès de STX sur ses paquebots et de DCNS en Australie nous a fait passer des pages sociales aux pages business des journaux. Je force à peine le trait. J'ai rencontré mes homologues norvégiens et suédois hier et avant-hier : ces succès ont complètement transformé l'image de la construction navale française. Nous sortons de l'industrie low cost, mal aimée, mal vécue, pour entrer dans l'ère d'une industrie de haute technologie, capable de créer du profit mais aussi de l'activité, en France et à l'export.

Je pense que l'entretien flotte sera un sujet de débat dans les prochaines LPM. Il faut bien prendre conscience qu'au-delà de l'usure des matériels, la disponibilité nécessaire des bateaux de la marine nationale pour opérer sur cinq zones distinctes exige un effort de maintien des compétences. Fin 2015, nous avons « produit » en deux semaines un porte-avions, un sous-marin nucléaire d'attaque (SNA), un BPC, trois frégates et un certain nombre de bateaux d'accompagnement. Pour sortir un tel volume de projection de forces en quelques semaines, il faut certes beaucoup de marins mais aussi une industrie qui soit capable de suivre.

Nous avons en France un modèle exceptionnel, très ramassé, d'entretien de la flotte. Les écarts du coût d'entretien par rapport à la Grande-Bretagne, sur chaque classe de bâtiments, sont de 30 à 50 % en faveur du modèle français, pour une flotte très similaire. De même, la disponibilité de nos bâtiments de combat est systématiquement supérieure à celle des autres pays.

M. Pilenko, président de Technip, a présenté il y a trois mois leur application du big data à l'entretien flotte : sur leurs plateformes off-shore, ils parviennent à réaliser des gains de 20 à 30 % rien qu'en exploitant intelligemment leurs données. L'entretien flotte est aussi un secteur d'investissement, ce que l'on oublie trop souvent.

En ce qui concerne les cycles technologiques, Patrick Boissier a dit – ce sera mon seul point de désaccord – qu'il fallait un coup d'avance en permanence. Ce n'est plus vrai : il en faut à présent deux ou trois. Nous aurons durablement des cycles très longs sur les navires – dix ans pour construire un porte-avions – mais, alors que nous réalisons une ou, au mieux, deux refontes à mi-vie sur un navire, quand la première FTI partira à la mer, mon smartphone ne sera plus en 4G mais en 6G, c'est-à-dire que nous aurons connu le passage de deux systèmes d'information et de télécoms. Et au moment du retrait, nous serons, je pense, à 12G.

Cela pose trois questions stratégiques. Tout d'abord, comment garder le contact avec des cycles d'innovation qui sont aujourd'hui tout au plus de trois à cinq ans ? Cela nécessite une organisation tout à fait différente en termes de veille technologique et de connexion entre industrie de la défense, DGA et recherche civile.

Il n'est en outre plus permis de rater une marche technologique et cela suppose la sacralisation d'un budget de R&D suffisamment important en amont. Le naval est très sensible à ces cycles car, contrairement aux idées reçues, c'est de loin le produit militaire le plus digitalisé. Une frégate, c'est vingt-cinq millions de lignes de code temps réel pour le seul système de combat – dix fois l'A400M –, 2 000 applications informatiques, cinquante automates, 300 calculateurs et 150 équipements.

Parallèlement, sur les cycles longs, il existe des compétences critiques que nous appelons orphelines. J'en citerai deux. La première concerne les installations d'aviation des porte-avions. Après la deuxième refonte du porte-avions, qui commence ces jours-ci, nous n'aurons plus rien pour occuper les équipes gérant l'installation d'aviation, sauf de l'entretien courant. Si nous voulons un jour un autre porte-avions, nous ne pouvons nous permettre de perdre des capacités de maîtrise des systèmes embarqués. Le second exemple, c'est la propulsion nucléaire : nous ne trouverons pas de marché pour entretenir ces compétences et, si nous voulons être capables de reconstruire un jour un porte-avions nucléaire, Areva TA et nous-mêmes avons besoin d'entretenir ces compétences avec de vrais projets et pas seulement des études.

Enfin, il faudra adapter la façon dont on conduit les programmes. C'est la discussion que nous avons entamée avec la DGA et l'état-major. Une frégate à six ou sept cycles de transformation au cours de sa vie suppose des dispositions à la conception qui ne sont plus du tout les mêmes que lorsque l'architecture est figée. Les programmes doivent être conduits de façon beaucoup plus incrémentale, avec, pratiquement, une continuité totale entre la construction neuve et l'entretien flotte.

En ce qui concerne le maintien des compétences et la formation, j'ai apporté un article de journal intitulé « Les chaudronniers en surchauffe ». Oui, il faut des chaudronniers pour construire des bateaux. Comme c'est la première fois depuis un demi-siècle qu'il existe une vraie ressource dans notre secteur, nous ne trouvons plus de chaudronniers et nous avons alors le choix entre deux mauvaises solutions : soit on fait fabriquer des morceaux entiers de nos navires en Estonie ou en Roumanie, soit on importe des travailleurs étrangers, ce qui est toujours compliqué à gérer. Il faut donc redémarrer un cycle et un pipeline de formation. La principale cible de l'initiative que nous avons lancée avec le GICAN est bac moins trois-bac plus trois. Les besoins sont très élevés : au moins 300 personnes par an. L'offre sur le marché est complètement dispersée, entre trente ou quarante systèmes de formation professionnelle.

Nous poursuivons trois objectifs et, tout d'abord, nous souhaitons redonner de l'attractivité aux filières industrielles, aujourd'hui vécues dans l'Éducation nationale comme des filières d'échec. Il faut montrer que l'on peut évoluer dans ces métiers, qu'ils sont extrêmement intéressants.

Le deuxième objectif est l'ascenseur social. La fragmentation du système éducatif a supprimé toute continuité entre les professions ouvrières et les techniciens. Cette solution de continuité nous coûte très cher car nous sommes obligés d'embaucher de jeunes ingénieurs à l'extérieur, qu'il faut reformer, plutôt que de recruter des techniciens maison. Ce n'est pas compétitif.

Pour recréer, à travers un guichet unique, la perception qu'il existe un vrai avenir dans les métiers industriels, avec une diversité de métiers considérable – nous avons 400 métiers à DCNS –, et relancer l'ascenseur social, il faut que l'industrie reprenne en partie la main sur la gouvernance de la filière professionnelle, sinon nous aurons beaucoup de mal à suivre le rythme de croissance de nos effectifs souhaité.

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