La crise de 2007-2008 a eu pour effet la restauration d'un soutien politique très marqué à nos travaux ; cela a permis des changements spectaculaires. La gouvernance mondiale a été modifiée avec l'émergence du G20 au niveau des chefs d'État et de gouvernement et non plus seulement des gouverneurs des banques centrales et des ministres des finances. Le sommet du G20 réuni le 15 novembre 2008 a été le point de départ d'une impulsion politique très forte et, depuis lors, des progrès considérables ont été accomplis en matière de transparence d'une part, de lutte contre la planification fiscale des entreprises d'autre part.
Pour ce qui est de la transparence, nous nous sommes employés à mettre fin au secret bancaire. À la demande des chefs d'État et de gouvernement du G20, j'ai été chargé, le 2 avril 2009, de dresser la liste actualisée des juridictions non-coopératives. Dans cette liste, qui a été publiée en même temps que les conclusions du sommet du G20 réuni à Londres, figuraient des États membres de l'OCDE – les quatre pays à secret bancaire qu'étaient la Suisse, le Luxembourg, la Belgique et l'Autriche –, ce qui n'est pas une situation très facile. Sous la pression de cette publication, ces pays ont fait leur le principe de l'échange de renseignements à la demande, qui était la norme à l'époque. L'ensemble des juridictions financières ont donc accepté de se plier à cette norme.
L'OCDE a ensuite créé et hébergé en son sein le Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales ; l'organisme rassemble sur un pied d'égalité cent trente-sept États membres, dont de nombreux pays en développement. Puis, en 2014, à la demande du G20 et sur proposition de l'OCDE, a été adoptée la nouvelle norme internationale d'échange automatique de renseignements relatifs aux comptes financiers en matière fiscale. Il en résultera, à partir du 1er juillet 2017, l'échange automatique des données relatives aux comptes bancaires ouverts au 31 décembre 2016 : solde, intérêts et dividendes perçus, tous autres revenus y ayant transité, et aussi toutes transactions intervenues, pour permettre de calculer les plus-values éventuelles. Ces renseignements collectés par le gouvernement du pays de résidence de l'institution financière où le compte est ouvert – qu'il soit détenu directement ou par le biais d'un trust ou d'une société off-shore – seront transmis automatiquement chaque année au gouvernement du pays de résidence du détenteur du compte, sous un format informatique standardisé et crypté, de manière bilatérale.
C'en est donc fait du secret bancaire.
À ce jour, cent un pays – tous les membres de l'OCDE ou du G20 et ceux qui sont des places financières – ont pris l'engagement d'échanger les renseignements bancaires de manière automatique, à dater du 1er juillet 2017 pour cinquante-cinq pays, du 1er juillet 2018 pour les autres, par le biais d'instruments que nous leur fournirons. Les États qui n'ont pas encore adopté la nouvelle norme sont des pays en développement qui n'ont pas la capacité technique de mettre le dispositif en oeuvre ; nous les y aidons pour qu'ils puissent se joindre au mouvement.
La condition pour accéder à l'échange de renseignements est d'être en mesure de préserver la confidentialité des informations reçues. Rien ne serait pire que des fuites : elles pourraient avoir des conséquences graves en certaines régions du monde, tels l'enlèvement avec demande de rançon de personnes dont la richesse serait ainsi divulguée ou le chantage. Parce que des fuites et leurs conséquences mettraient en danger le dispositif lui-même, nous prenons très au sérieux la protection de la confidentialité des données échangées.
La fin du secret bancaire est donc effective. Le Forum mondial vérifiera que ses cent trente-sept membres appliquent bien la norme ; ceux qui ne le font pas seront l'objet d'une dénonciation publique et d'un rapport au G20, qui les inscrira, si nécessaire, sur une liste de juridictions non-coopératives. Le dernier État en date qui s'est engagé à l'échange automatique d'informations financières est le Panama. Ce pays a beaucoup tergiversé, et ce que j'ai dit publiquement à ce sujet m'a valu certaines inimitiés sur place, mais la publication des Panama papers l'a finalement conduit à modifier sa législation et à mettre sur pied une administration fiscale apte à procéder à l'échange de renseignements en 2018.
La nouvelle norme a déjà un impact considérable ; près de 70 milliards d'euros d'impôts ont été collectés dans la vingtaine de pays qui ont créé, comme la France, des guichets auprès desquels les contribuables peuvent déclarer les comptes bancaires secrètement détenus à l'étranger moyennant une réduction des pénalités ou l'exemption de poursuites pénales. Le Brésil, par exemple, a annoncé il y a quinze jours avoir collecté 14 milliards d'euros d'impôts par ce biais. La collecte totale est bien supérieure aux 70 milliards d'euros dont j'ai fait état, tous les pays ne nous ayant pas donné d'informations à ce sujet.
Il reste à déterminer dans tous les cas quel est le « bénéficiaire effectif » d'un compte, tel que le définit le Groupe d'action financière (Gafi). Pour éviter que les 850 000 sociétés off-shore immatriculées aux Îles Vierges britanniques, les 100 000 qui sont immatriculées aux Seychelles et les 80 000 qui le sont à Panama ne servent d'écran pour dissimuler comptes bancaires et actifs immobiliers ou actifs d'une autre nature, il nous faut réviser la définition du bénéficiaire effectif et son application. Ce travail est en cours avec le Gafi, sous la houlette du G20. La première réunion du G20 sous présidence allemande a eu lieu la semaine dernière à Berlin au niveau des directeurs généraux du Trésor, et notre mandat à ce sujet a été confirmé.
Le second volet de l'action que nous menons contre les paradis fiscaux est le projet sur la lutte contre l'érosion des bases d'imposition et les transferts de bénéfices, dit BEPS. Référence avait été faite à ces travaux en juin 2012 dans la déclaration publiée à l'issue du G20 de Los Cabos. À la demande du G20, auquel nous l'avions proposé, nous avons accéléré nos travaux en 2013 pour donner suite au courrier conjoint du chancelier de l'Échiquier et de ses collègues ministres des finances allemand et français après qu'avaient éclaté au Royaume-Uni les affaires Starbucks, Google et autres.
Dans notre rapport de février 2013, nous soulignions le problème majeur que provoquent l'érosion de la base d'imposition et les transferts de bénéfices, ce que quelques exemples illustrent éloquemment. Ainsi, 27 % des investissements directs en Inde proviennent de l'Île Maurice. D'autre part, le montant des flux entrants d'investissements directs aux Pays-Bas équivaut à trois fois le volume du PIB néerlandais… tout comme celui des flux sortants. Autrement dit, cet État est davantage un pays de transit de flux d'investissements qu'un lieu où les investissements se font ; y est à l'oeuvre le chalandage fiscal destiné à contourner retenues à la source et autres impositions. Et encore : les Îles Vierges britanniques figurent au nombre des cinq premiers investisseurs en Chine ou en Russie…
C'est que les règles fiscales internationales sont soit inexistantes, soit défaillantes quand, conçues en 1928 par la Société des nations, elles n'ont pas été réactualisées à la vitesse de la mondialisation. Le principe du maintien de la souveraineté nationale en matière fiscale est légitime puisque le consentement à l'impôt est au coeur de la construction des États modernes. L'Histoire explique que l'on n'ait pas encore pu dépasser la règle de l'unanimité qui vaut pour les décisions prises en matière fiscale au sein de l'Union européenne. Mais quand les flux financiers sont mondialisés et les acteurs globaux, s'il y a des « îles fiscales », les entreprises profitent des interstices de la réglementation internationale pour loger leurs bénéfices dans certaines petites places financières extrêmement ouvertes, car elles y trouvent leur intérêt.
Paradoxalement, pour renforcer leur souveraineté en matière fiscale, les États doivent y renoncer pour partie en coopérant. Ce paradoxe avait bloqué les choses jusqu'au déclenchement de la crise financière. Il alors été admis qu'il était nécessaire de créer des ponts entre les États et de réviser les règles de fiscalité internationale pour colmater les brèches et empêcher les abus. Il convenait d'une part de restaurer le caractère bilatéral des conventions fiscales pour empêcher le passage par un État tiers, d'autre part de régler la question des prix de transfert. En obligeant les entreprises à jouer à la marchande pour que chaque État puisse taxer ce qui lui revient, on leur a donné une opportunité d'évasion fiscale massive : puisqu'il faut déterminer des prix de transaction interne entre les diverses entités juridiques d'un groupe, pourquoi ne pas localiser les bénéfices, par le biais d'arrangements contractuels, dans une juridiction où ils ne sont pas imposés ? C'est ainsi que 2 800 milliards de dollars de profits cumulés de sociétés américaines sont logés aux Bermudes et aux Îles Caïman, en toute légalité : il ne s'agit pas de fraude fiscale mais d'évasion fiscale.
Nous n'avons pas proposé de régler l'un ou l'autre des nombreux schémas d'optimisation fiscale connus mais de traiter le mal à la racine. Cela implique que des règles efficaces s'appliquent aux sociétés étrangères contrôlées. À ce sujet, les dispositions de l'article 209 B du code général des impôts (CGI) français doivent être renforcées pour limiter la possibilité de déduction des intérêts et combattre les pratiques fiscales dommageables. J'invite à cet égard le législateur français à se pencher sur l'article 39 terdecies du CGI, dont la rédaction est contraire à l'approche adoptée par l'OCDE avec l'accord de la France. Cet article institue un régime incitant à localiser la propriété intellectuelle en France alors même que l'activité qui l'a créée a eu lieu ailleurs. Il y a là un effet d'aubaine pour les entreprises et cette disposition vole de la base taxable à d'autres pays sans vraiment créer de nouveaux emplois en France. J'espère que ce régime, récemment défini comme dommageable par l'OCDE, sera modifié comme ont été modifiés les régimes britannique et néerlandais dont les caractéristiques étaient semblables.
Traiter le mal par la racine signifie aussi en finir avec les produits hybrides. Chaque État appliquant son droit fiscal propre, les qualifications divergent : par exemple, ce qu'un pays considère comme les intérêts d'un prêt – déductibles de l'impôt sur les sociétés – peut être qualifié par une autre administration fiscale de dividendes – exonérés d'impôt – si le prêt est fait sous la forme d'obligations convertibles en actions. Les deux pays appliquant leur droit fiscal respectif, l'entreprise qui multiplie les prêts de cette sorte à ses filiales y gagne beaucoup : elle est doublement non imposée. Il faut neutraliser les produits hybrides ; c'est à quoi s'attache le premier volet du BEPS.
Le deuxième volet du projet tend à combler les failles du système fiscal international en introduisant dans toutes les conventions fiscales bilatérales des clauses empêchant le chalandage fiscal dont je vous ai rapporté quelques exemples marquants. Il vise aussi à empêcher les entreprises, notamment celles de l'économie numérique, d'user des lacunes de la définition de « l'établissement stable » pour fragmenter artificiellement leurs activités ou transformer dans la nuit un distributeur en commissionnaire. C'est l'objet de l'action 7 du plan, et cela ne sera plus possible à partir de demain. Enfin, le BEPS modifie les règles relatives aux prix de transfert pour empêcher qu'une entreprise loge ses profits dans un pays donné quand l'activité créant ce profit n'est pas exercée dans le même pays ; en d'autre termes, c'en est fini des profits ingénieusement abrités dans des coquilles vides aux Bermudes ou ailleurs.
Le projet BEPS comprend un troisième volet, relatif à la transparence, qui vous est soumis aujourd'hui. L'action 13 du plan vise à mesurer l'impôt payé par les entreprises multinationales. Les pays, États-Unis exceptés, ne collectant pas de données sur la taxation des multinationales, on dispose actuellement de très peu de renseignements à ce sujet. On évalue à 250 milliards d'euros au moins l'évaporation annuelle d'imposition induite par l'érosion des bases imposables et les transferts de bénéfices, mais elle est sans doute bien plus forte. Nous avons prévu la possibilité d'imposer aux entreprises multinationales des déclarations obligatoires sur la répartition mondiale de leur revenu, de leur activité économique et des impôts payés dans chaque pays où elles opèrent. Cette obligation s'ajoute au reporting pays par pays, la mesure qui aura peut-être le plus d'impact immédiat.
Il est en effet prévu que pour leurs comptes de 2016, les entreprises dont le chiffre d'affaires est supérieur à 750 millions d'euros – soit 20 % des multinationales en nombre mais qui sont à l'origine de 80 % du chiffre d'affaires réalisé par les multinationales – devront déclarer, pays par pays, leur chiffre d'affaires, leurs bénéfices, les impôts payés, le nombre de leurs employés et leurs actifs. Cette obligation permettra d'avoir une vision exacte de leur planification fiscale : on saura ainsi quelle entreprise détient des milliards de dollars aux Bermudes alors qu'elle y a trois employés, que ses ventes se font en Europe et que sa propriété intellectuelle a été développée aux États-Unis, où sont ses chercheurs.
Ces dispositions auront un impact majeur car les directeurs juridiques et fiscaux des entreprises considérées devront désormais expliquer à leurs présidents comment le groupe pourra justifier que tous ses profits soient abrités aux Bermudes. Je pense que l'obligation de reporting pays par pays entraînera une forte autorégulation en raison du risque de redressement fiscal encouru mais aussi en raison du risque de dommage à la réputation de l'entreprise.
Nous sommes allés vite : en deux ans, nous avons modifié toute la réglementation fiscale internationale s'appliquant, sur un pied d'égalité, aux 44 pays de l'OCDE et du G20, et l'accord s'est fait en novembre 2015. À ce jour, 90 pays – bientôt 100 –, dont de nombreux pays en développement, ont ralliés ce cadre inclusif.
Les comptes 2016 des sociétés concernées feront l'objet d'un reporting pays par pays en 2017 et d'un échange de renseignements en 2018. Les États-Unis et le Japon ne voulaient pas que les renseignements collectés soient rendus publics ; sans doute, pour ce qui est du Japon, les nombreuses entreprises japonaises qui ont créé des co-entreprises en Chine ne tiennent-elles pas à ce que leurs partenaires chinois aient une information précise sur la profitabilité des activités conduites en Chine. Même si l'on voit bien l'intérêt pour les organisations non gouvernementales, les journalistes et les parlementaires de disposer d'informations nominales, on comprend que la publicité de certains renseignements puisse nuire au secret des affaires.
L'accord trouvé est que les informations feront l'objet d'un échange entre l'État de résidence de la multinationale et les États où sont implantées des filiales ou des établissements stables. Le reporting pays par pays ne sera donc pas public, contrairement à ce que souhaite la France, dont je sais qu'elle a des projets en ce sens. L'OCDE le regrette car de telles dispositions violeraient l'accord obtenu au G20 avec les États-Unis, au risque qu'ils se retirent. Or, si les entreprises multinationales refusent de donner aux autorités compétentes les informations qu'elles seront tenues de donner, on aura besoin de l'État d'établissement pour les vérifier. Les petits pays en développement ou les grands pays du G20 qui, tel le Brésil, ne sont pas membres de l'OCDE souhaitaient eux aussi que ces informations soient rendues publiques mais ils sont conscients que leur intérêt réel est que leurs administrations fiscales disposent de ces renseignements et que, pour cela, ils ont besoin des États-Unis. Aussi ont-ils indiqué qu'ils ne violeraient pas l'accord et ne demanderaient pas la publication des données recueillies. Je mesure l'exigence politique de publicité et de transparence, mais il faut garder cet élément à l'esprit.
Les chefs d'État et de gouvernement du G20 réunis à Antalya se sont prononcés en faveur d'une application ferme du texte, demandant que tous les paradis fiscaux se plient à l'exercice. Nous avons créé, au sein de l'OCDE, un organe auquel adhèrent à ce jour quatre-vingt-dix pays, dont dix-sept pays africains, chargé de vérifier l'application du plan BEPS et de continuer à renforcer les normes – notamment les normes relatives au prix de transfert. L'OCDE se transforme donc en profondeur.
Parallèlement, nous menons deux actions transversales. La première a trait à l'économie numérique. L'accord s'est fait pour renforcer les règles relatives à la TVA de manière que cette taxe soit effectivement acquittée sur les activités commerciales entre entreprises et consommateur final, dites Business to consumer. Le principe de la taxation par le pays de destination, approuvé par plus de cent pays, est en voie d'application. Reste pendante la question du lieu de paiement de l'impôt sur les sociétés par les entreprises de l'économie numérique telles que Google : est-ce aux États-Unis, où se trouve l'algorithme, ou est-ce là où les internautes cliquent sur la publicité qui leur est proposée ? Comment le droit de taxer ces profits est-il partagé entre les pays ? L'accord ne s'est pas fait à ce sujet pour l'instant.
Notre seconde action transversale concerne l'harmonisation des conventions fiscales. De deux à quatre ans s'écoulent entre le moment où une convention fiscale est négociée, conclue et ratifiée. La France à elle seule en ayant négocié cent vingt, il lui faudrait trente ans pour les renégocier toutes, le délai s'allongeant encore pour parvenir à la ratification. Si l'on procède de la sorte, la planification fiscale agressive continuera d'avoir de beaux jours devant elle. Tout le monde jugeant qu'il faut mettre fin à l'usage abusif des conventions fiscales bilatérales, nous avons proposé d'introduire une clause en ce sens dans le modèle de convention fiscale de l'OCDE, de manière à négocier une convention multilatérale. Cela a été fait en un an, comme nous nous y étions engagés et, il y a quinze jours, un groupe de plus de cent pays s'est accordé sur un texte qui devrait être signé en juin 2017. Après quoi, il vous sera demandé de ratifier cette convention multilatérale qui d'une pierre ferait plus de 2 000 coups.
Nous sommes donc entrés dans une dynamique nouvelle. La planification fiscale demeurera, mais de manière marginale, sans plus être le coeur de la stratégie de certaines entreprises. Quant à la fraude par dissimulation d'avoirs dans un paradis fiscal, elle est vraiment terminée, sauf en cas d'activités criminelles telles que les trafics d'êtres humains ou de stupéfiants qui impliquent le recyclage d'argent sale, mais c'est une autre histoire. On ne pourra plus abriter secrètement quelques centaines de milliers ou quelques millions d'euros en Suisse ; demain, cela sera pénalisé. Le changement est fondamental.