Au nom de Finance Watch et de ses 71 membres, qui eux-mêmes parlent pour quelque 100 millions de citoyens européens, je vous remercie pour cette invitation.
Le projet de loi de séparation et de régulation des activités bancaires est essentiel. Son ambition, comme l'a fort bien exprimé le ministre de l'économie et des finances, est en effet rien moins que de remettre la finance au service de l'économie et non au service d'elle-même, de réformer profondément le secteur, de faire référence en Europe, de refondre notre paysage financier, sans prendre prétexte du poids de la finance et de la complexité de ses enjeux pour nous accommoder de ses défaillances, et de protéger les dépôts des épargnants, mais aussi les contribuables.
Avec de tels objectifs, Finance Watch ne pouvait qu'accueillir avec enthousiasme ce projet de réforme. Pourtant, après analyse détaillée, nous estimons que ce texte, qui s'intitule « loi de séparation », ne sépare rien. Il prétend offrir une protection aux contribuables et aux déposants, mais les protège insuffisamment. Il affirme séparer ou interdire certaines activités, mais sur trois points sur lesquels je reviendrai, ne les sépare pas ou ne les interdit pas vraiment. Enfin, ce texte, qui se veut précurseur en Europe, est en fait en deçà de ce qui se fait ailleurs.
Avant d'étayer ces affirmations, je souhaite mettre en exergue deux chiffres qui me paraissent essentiels pour comprendre le paysage bancaire français. Tout d'abord, le total cumulé du bilan des banques françaises représente 8 000 milliards d'euros, soit 400 % du PIB de la France. À titre de comparaison, la proportion est d'à peine 80 % pour les banques américaines. Cela signifie que le poids relatif du secteur bancaire est cinq fois plus grand en France qu'aux États-Unis.
Bien sûr, une partie de cette disproportion peut s'expliquer par d'importantes différences comptables entre les deux systèmes ou par des facteurs liés au mode de financement des entreprises. Pour autant, elle traduit le poids du secteur bancaire dans l'économie française. Or, comme le dit Mervyn King, le gouverneur de la Banque d'Angleterre, « les banques croissent à l'international, mais elles reviennent toujours chez elles pour mourir ».
Deuxième chiffre qu'il faut avoir à l'esprit : sur ces 8 000 milliards d'euros, 10 % représentent les prêts réalisés par les banques françaises aux entreprises, tandis que le prêt aux particuliers représente environ 12 % de leurs engagements. L'économie réelle bénéficie donc de 22 % du bilan des banques françaises, et une grande partie du débat d'aujourd'hui consistera à se demander ce qu'il faut faire des 78 % restants. Certes, une partie de cet argent a une réelle utilité pour l'économie, mais ce n'est peut-être pas le cas de la totalité.
J'en reviens à notre jugement sur le projet de loi et aux arguments qui le fondent.
Tout d'abord, cette « loi de séparation » ne sépare rien du tout. Si, en septembre, peu de voix s'élevaient pour souligner ce fait, il n'en est plus de même aujourd'hui : la semaine dernière, M. Oudéa a affirmé ici même que la séparation ne porterait que sur 0,75 % de l'activité de la Société générale, tandis que dans une interview publiée à la fin de l'année dernière, M. Papiasse, qui dirige la banque de financement et d'investissement de la BNP-Paribas, évaluait cette part à 2 % de l'activité de son établissement, soit 0,5 % de celle du groupe.
La raison de ces faibles pourcentages réside dans le choix du critère de séparation : si l'activité est réalisée avec un client, il n'est pas nécessaire de la séparer. Or ce critère ne possède pas de pertinence économique, comme en témoignent les fameux rapports publiés sur le même sujet par le groupe Liikanen et la commission Vickers. Je vous invite d'ailleurs à aborder la question, demain, lors de votre rencontre avec Sir John Vickers.
Ainsi, serait considérée comme utiles, au sens du projet de loi, la vente par une banque d'un credit default swap à un hedge fund situé aux îles Caïmans, le cas échéant pour spéculer sur la dette souveraine d'un pays européen ; mais aussi l'octroi d'un prêt toxique à une collectivité locale française : dans les deux cas, il existe en effet un client.
Bien sûr, ces exemples sont choisis pour provoquer, mais ils n'en sont pas moins réels. Et si l'on considère le travail quotidien d'une banque sur le marché des changes, on s'aperçoit que 4 % de l'activité correspond aux transactions nécessaires aux échanges liés au commerce international, et que le reste, soit 96 %, relève de la spéculation. Or, au sens de ce projet de loi, 100 % de cette activité est considérée comme utile, car réalisée avec un client. Nous considérons pour notre part que les activités réalisées avec les entreprises sont effectivement utiles. S'agissant des 96 % restants, le débat sur leur utilité serait sans fin, mais nous estimons que ces activités méritent d'être séparées.
Le rapport Liikanen et le rapport Vickers, en dépit de leurs nuances, proposent tous les deux clairement de séparer l'activité de marché – généralement désignée par l'expression « tenue de marché » – ainsi que les prestations de services d'investissement des autres activités bancaires. À cet égard, le projet français diverge clairement dans ses orientations. Certaines estimations qui nous semblent correctes montrent d'ailleurs que les mesures proposées par Liikanen auraient, sur les banques françaises, un impact vingt-cinq à trente fois supérieur à celles du projet français.
Notons que séparer une activité n'équivaut pas à l'estimer néfaste ou à l'ostraciser, mais juste à lui reconnaître une nature différente. Un argument souvent avancé contre la séparation de la tenue de marché est qu'une telle mesure ne permettrait pas aux banques françaises de rivaliser avec leurs concurrents internationaux ni, le cas échéant, de coter la dette française. Selon nous, cet argument ne tient pas, notamment parce que la taille intrinsèque de l'activité de marché des banques françaises est équivalente, voire supérieure à celle des banques américaines. Le trading book de BNP-Paribas est ainsi plus important que ceux de Goldman Sachs ou de Morgan Stanley. Dès lors qu'elles ont atteint une certaine taille critique, je ne vois donc vraiment pas pourquoi les banques françaises ne pourraient pas se battre à armes égales contre leurs concurrents.
Le gouvernement britannique a d'ailleurs posé sur la table un projet visant à nettement séparer les activités de marché de celles de dépôt et de crédit. Je ne pense pas, pour autant, que l'on puisse le soupçonner de vouloir empêcher la City d'intervenir sur les marchés financiers !
Ma deuxième affirmation est que ce texte, censé protéger les contribuables et les déposants, le fait de façon insuffisante. Comme le rappellent les rapports Vickers et Liikanen, pour assurer cette protection, il faut d'abord reconnaître l'existence d'activités bancaires indispensables à la société, dont l'arrêt entraînerait un blocage de l'économie : les dépôts, le crédit et les moyens de paiement. À côté de ces trois activités essentielles, il en existe de très nombreuses autres, dont certaines ont un vrai sens, mais qui ne sont pas strictement indispensables au quotidien.
Si une loi de séparation des activités bancaires doit se fixer un objectif, ce doit donc être celui d'assurer à tout moment la continuité des activités bancaires indispensables et de protéger contribuables et déposants. Sur ce point, nous rejoignons le Gouvernement.
Le projet britannique affirme la chose suivante : « les activités de banque de financement et d'investissement posent un risque à la fourniture continue des services bancaires indispensables, à la fois du fait des pertes qu'elles peuvent générer et du fait qu'elles rendent la résolution d'une banque plus compliquée ».
Or non seulement le projet français n'établit pas une séparation, mais comme il ne simplifie pas les structures bancaires, il vide, selon nous, la crédibilité du régime de résolution et de gestion de crise qu'il entend mettre en place.
Cela étant, un point technique nous apparaît encore plus important. Lorsqu'une banque fait défaut, quelqu'un doit assumer ses pertes, à commencer par les actionnaires, via les fonds propres. Mais lorsque le volume des pertes dépasse celui des fonds propres, il n'existe que deux solutions : soit les apporteurs de capitaux, les obligataires, prennent cette dette en charge, soit ce sont les contribuables.
Tout le monde juge nécessaire que l'Autorité de résolution puisse imputer sur les détenteurs de titres obligataires les pertes bancaires dont le montant dépasserait celui des fonds propres, faute de quoi le fardeau retomberait sur les contribuables. De fait, le projet de loi français prévoit un tel dispositif, mais malheureusement il ne l'applique qu'à une partie seulement des détenteurs de capitaux obligataires. Si le texte n'est pas amendé, la masse des capitaux susceptibles d'absorber les pertes en cas de défaut ne sera donc pas suffisante. Il existe bien un Fonds de garantie des dépôts et de résolution, dont le capital est porté de 2 à 10 milliards d'euros, mais que représente-t-il à l'aune des 8 000 milliards du bilan des banques françaises ?
Il est donc fondamental que tous les obligataires, y compris ceux que l'on désigne dans le jargon financier par l'expression « créanciers seniors » puissent se voir imputer les pertes. Aux États-Unis, en Grande-Bretagne, au Danemark, cette possibilité est d'ailleurs expressément prévue.
La situation que j'envisage n'a rien de théorique. La semaine dernière, aux Pays-Bas, après la faillite de la quatrième banque du pays, SNS Reaal, le ministère des finances a annoncé que 3,7 milliards d'euros seraient consacrés à son sauvetage, en précisant qu'ainsi, les créanciers seniors de la banque ne perdraient pas d'argent. Le pays n'a en effet pas prévu un mécanisme permettant d'imputer les pertes sur ces créanciers, si bien qu'il revient au contribuable de les assumer.
Dans la mesure, toutefois, où la coordination entre la législation française et la législation européenne est essentielle, Finance Watch propose de prévoir explicitement un tel mécanisme dans la loi française, quitte à le mettre en application de façon concomitante avec la loi européenne. Il est cependant intéressant de noter que les Britanniques, s'ils font référence à la législation communautaire, ont décidé d'appliquer cette disposition – que par ailleurs le Financial stability board et le Fonds monétaire international recommandent expressément – sans se préoccuper d'une telle coordination.
Lors de son audition devant cette commission, la semaine dernière, M. Moscovici a jugé que deux conditions étaient nécessaires pour protéger les contribuables, les épargnants et les déposants : la séparation des activités bancaires et l'adoption d'un régime de résolution fort. Nous partageons totalement cette analyse, mais nous estimons, au vu du texte du projet de loi, que la première condition ne sera pratiquement pas remplie, et que la deuxième ne le sera qu'à moitié.
J'en viens à ma troisième affirmation : ce texte dit vouloir séparer ou interdire un certain nombre d'activités qui, dans les faits, ne seront ni séparées, ni interdites.
Ainsi, le projet de loi prétend séparer des autres activités bancaires le crédit non garanti aux fonds à effet de levier, dit hedge funds ou fonds spéculatifs. Le problème est que les prêts aux hedge funds sont toujours montés avec des garanties ! Cela revient donc à séparer une activité qui n'existe pas.
De même, le texte envisage d'interdire le trading à haute fréquence, qu'à l'instar des rédacteurs du projet, Finance Watch juge en effet néfaste. Mais cette pratique resterait autorisée dans le cadre de la tenue de marché. Or, comme la quasi-totalité du trading à haute fréquence fait l'objet d'accords de tenue de marché – que je n'hésiterais pas à qualifier « de complaisance » – signés entre traders et places boursières, l'interdiction n'aura aucun effet.
D'ailleurs, en France, le trading à haute fréquence est lourdement taxé depuis le mois d'août, à tel point qu'il aurait déjà dû être éliminé. Il est pourtant toujours pratiqué, avec à peine quelques modifications. S'il n'a pas disparu, c'est bien parce qu'il existe un trou dans la législation. Ne nous faisons donc aucune illusion : la nouvelle mesure n'aura pas plus d'impact que la précédente.
La solution serait pourtant simple, et nous avons proposé des amendements en ce sens : il suffirait de supprimer l'exemption d'interdiction pour la tenue de marché ou encore de définir cette notion de façon stricte et rigoureuse. Une telle tâche pourrait être confiée à l'Autorité des marchés financiers, fort compétente et lucide sur toutes ces questions.
Enfin, le projet de loi prévoit d'interdire la spéculation sur les matières premières agricoles, qu'il qualifie également de néfaste. Mais en ce domaine, le problème réside beaucoup moins dans la spéculation pour compte propre – une activité aujourd'hui très marginale – que dans la fabrication et la vente massive par les banques, françaises comme étrangères, de produits de spéculation sur ces matières premières à l'intention de leurs clients. Il est donc paradoxal d'interdire la partie de cette activité qui n'existe pratiquement plus, au profit de la partie réalisée pour un client. Le projet en vient ainsi à ranger parmi les activités utiles ce qu'il a lui-même qualifié de néfaste !
Je n'insisterai pas sur ma dernière affirmation, selon laquelle ce texte, qui se veut précurseur en Europe, est en réalité souvent en deçà de ce qui est proposé ailleurs. En matière de séparation, il est ainsi en deçà des dispositions des rapports Liikanen et Vickers, et pour ce qui concerne le régime de résolution, c'est-à-dire sur la question de savoir si les apporteurs de capitaux doivent assumer les pertes en cas de faillite, il va moins loin que les propositions avancées en Grande-Bretagne, aux États-Unis et dans l'Union européenne.
J'en viens aux propositions de Finance Watch. Nous suggérons d'abord de séparer les activités de tenue de marché et de prestations de services d'investissement, en tant qu'elles sont de nature différente des activités de dépôt.
Ensuite, il convient de mettre à part l'octroi de crédits aux fonds à effet de levier, parce que cette pratique consiste, par essence, à créer du crédit pour la spéculation.
Il faut également donner à l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution le pouvoir d'imputer d'éventuelles pertes bancaires sur l'ensemble des apporteurs de capitaux et non sur seulement quelques-uns.
Par ailleurs, les activités jugées néfastes doivent être effectivement interdites. Cela passe par des mesures techniques tout à fait réalisables.
Enfin, il serait intéressant de doter le Conseil de stabilité financière – CSF – d'un mode de gouvernance différent. Aujourd'hui, ses pouvoirs de contraintes, qui sont importants, dépendent dans leur exercice de la Banque de France. Ne faudrait-il pas rendre le Conseil indépendant de la volonté de la Banque de France, voire confier ses pouvoirs à cette dernière ? En outre, compte tenu des attributions qui lui sont conférées et de l'importance de son rôle pour la stabilité financière du pays, il serait légitime que le CSF rende compte une fois par an de ses activités devant le Parlement.
Je terminerai en évoquant une question qui, dans ce projet de loi, fait figure de grande absente, celle de la présence des banques françaises dans les paradis fiscaux. En effet, la société civile réclame plus de transparence en la matière, ce qui passe, pour chacune des juridictions dans lesquelles les banques sont implantées, par un reporting comptable complet, public et soumis à audits des activités bancaires. Une telle demande relève du bon sens et ne devrait choquer personne, sauf à considérer que l'évasion fiscale ou l'arbitrage réglementaire sont des pratiques souhaitables pour la société.
Vous l'aurez compris, le débat qui nous réunit porte sur l'équilibre entre l'intérêt général et les intérêts privés. À la fin de son audition devant cette commission, M. Moscovici a fait à cet égard une proposition que nous jugeons très constructive : il appelle à ouvrir le débat et à amender le texte de façon à ce que la tenue de marché non utile puisse être séparée des activités de dépôts. Bien sûr, il est très difficile d'apprécier l'utilité ou l'inutilité d'une telle activité. Mais en tout état de cause, définir son utilité par l'existence d'un client relève de la tautologie : par définition, la tenue de marché a un client.
Selon la Banque des règlements internationaux et la Banque centrale européenne, 93 % de l'activité de tenue de marché sur les marchés de dérivés de gré à gré – soit l'immense majorité des produits dérivés, qui représentent douze fois le PIB mondial – est réalisée par des banques à l'attention de contreparties financières, et seulement 7 % avec l'économie dite « réelle ». Peut-être que l'intervention d'une contrepartie non financière pourrait constituer un critère pertinent de l'utilité de la tenue de marché.