Monsieur le président, madame la présidente de la commission des affaires européennes, mesdames et messieurs les députés, je veux d’abord vous remercier de votre invitation à débattre ce soir du socle européen des droits sociaux et de la convergence sociale et salariale dans l’Union européenne. Je remercie particulièrement la présidente de la commission des Affaires européennes, Danielle Auroi, d’avoir obtenu l’inscription de ce débat à l’ordre du jour de l’Assemblée, dans le prolongement du rapport présenté par Philip Cordery, Jean-Patrick Gille et Sophie Rohfritsch au début du mois de décembre dernier.
Je remercie les rapporteurs pour la qualité de leur travail : leur rapport a enrichi la contribution française à la consultation de la Commission européenne sur le socle européen des droits sociaux.
Le Gouvernement soutient cette initiative de la Commission parce que, comme l’Assemblée nationale, nous sommes convaincus qu’un meilleur équilibre entre les dimensions économiques et sociales de la construction européenne est absolument nécessaire.
L’Union européenne s’est fixé de longue date des objectifs ambitieux en matière de cohésion sociale, de progrès social et de plein-emploi. Elle s’est dotée au fil des ans d’un protocole social, d’une charte des droits fondamentaux et d’une clause sociale horizontale, tous intégrés dans les traités, mais aussi – cela a été rappelé, notamment par Joël Giraud – de nombreuses directives, concernant la santé et la sécurité au travail par exemple, qui constituent un acquis social de l’Union européenne.
Pourtant la vie et le fonctionnement de l’Union européenne continuent d’être marqués par un déséquilibre persistant entre l’économique et le social.
Il y a là des raisons historiques et structurelles, que Jean-Patrick Gille a en partie rappelées. L’Europe s’est construite par l’intégration économique, même si ses buts étaient politiques – et d’abord celui de la paix. Ce sont les règles économiques, la politique de la concurrence, la politique monétaire qui sont devenues petit à petit européennes tandis que le social, lui, malgré les buts sociaux affichés dans l’article 3 du Traité sur l’Union européenne et dans les articles des précédents traités ainsi que dans les directives que j’ai rappelées, est resté pour l’essentiel une compétence nationale.
Dans l’Europe des Six, qui était très homogène, et même dans l’Europe des Douze ou des Quinze, les niveaux de développement économique et social des États membres étaient assez proches et la convergence économique et sociale assez forte pour que cela ne pose guère de problème. Mais dans l’Europe du grand élargissement, à partir de 2004, les écarts des niveaux économiques et sociaux sont devenus plus grands et cette désynchronisation entre l’économique et le social a produit des effets délétères.
La question du détachement des travailleurs en est une illustration. Depuis 1996, date de la directive, comme Isabelle Le Callennec l’a rappelé, la situation a beaucoup changé du fait de cet élargissement. C’est pourquoi la France demande sa révision. Nous avons déjà obtenu une révision de son application mais nous voulons désormais que la directive elle-même soit révisée.
Le Brexit, les fractures sociales et géographiques qu’il a révélées et qu’on retrouve partout en Europe, la montée des populismes, rendent plus nécessaire encore une réponse forte de l’Europe, prouvant qu’elle est une protection économique et sociale dans la mondialisation, un cadre qui tire vers le haut et non vers le bas, qu’elle se dote d’outils et de politiques pour lutter contre le dumping en son sein.
II ne s’agit donc pas de chercher à transférer toutes les compétences sociales au niveau européen. Chaque État membre est attaché à ses compétences en la matière, de même que les partenaires sociaux. Il s’agit de s’assurer qu’existent des éléments communs à toute l’Europe et qu’un dumping inacceptable ne s’instaure pas entre États membres sur la base du « moins-disant » social.
L’enjeu du socle européen des droits sociaux est donc de permettre une convergence vers le haut des systèmes sociaux nationaux en même temps que d’assurer qu’existe un ensemble de droits sociaux garantis pour tous les Européens, quel que soit leur pays. Ce socle doit aussi encourager les États membres à coopérer davantage dans le domaine social et à échanger les meilleures pratiques, en particulier face aux nouvelles évolutions de l’économie, telle la numérisation, et à leurs conséquences dans le monde du travail.
Nous pensons donc, comme l’Assemblée – et Danielle Auroi, présidente de votre commission des affaires européennes, a insisté sur ce point –, que ce socle contribuera à la fois à lutter contre la pauvreté en Europe, à renforcer la coopération économique entre les États membres et à permettre un meilleur fonctionnement du marché intérieur et de la zone euro. Nous pensons aussi que le socle européen des droits sociaux doit montrer aux citoyens que l’Europe défend leurs droits sociaux ainsi qu’un modèle social élevé.
Tel est le sens des propositions que la France a transmises à la Commission européenne à la fin du mois de décembre, dans le cadre de sa consultation. Cette position française s’appuie d’abord sur l’avis rendu par le Conseil économique, social et environnemental, qui avait été saisi par le Premier ministre d’alors, Manuel Valls, et sur les travaux de l’Assemblée nationale en la matière – notamment ce rapport ou le rapport Cordery sur le salaire minimum.
Nous sommes convaincus que des avancées sont nécessaires sur les trois axes identifiés par la Commission européenne, c’est-à-dire l’égalité des chances et l’accès au marché du travail, les conditions de travail équitables et une protection sociale adéquate. Sans développer tous les détails de nos propositions, j’insisterai sur l’essentiel.
Le premier axe est l’accès au marché du travail. Les évolutions rapides des compétences requises et des besoins du marché du travail ainsi que la nécessité pour les travailleurs de faire face aux évolutions de leur emploi imposent que les droits liés à l’éducation et à la formation, qu’elle soit initiale ou continue, soient garantis partout en Europe.
Pour être le plus efficaces possible, les droits à la formation professionnelle tout au long de la vie doivent être attachés aux individus, comme l’a souligné Jean-Patrick Gille, en particulier pour favoriser tant leur mobilité professionnelle que géographique au sein de l’Europe. Il est donc souhaitable que ces droits soient clairement définis et mis en oeuvre par le biais de législations nationales contraignantes, de recommandations du Conseil et du Parlement européen ou d’accords des partenaires sociaux et soient appuyés par des dispositifs au niveau européen.
Le premier point sur lequel nous avons voulu insister c’est sur la nécessité de faciliter la mobilité de tous les jeunes Européens. Cela renforcera leur employabilité future mais aussi leur sentiment d’appartenance européenne.
Nous fêtons en ce moment les trente ans d’Erasmus, formidable réussite dont l’Europe peut être fière et dont davantage de jeunes doivent pouvoir bénéficier à l’avenir, et pas seulement les étudiants. La France souhaite que ce programme, devenu « Erasmus + » soit encore étendu. Nous sommes ainsi favorables à la création d’un Erasmus des apprentis, destiné à encourager la mobilité des apprentis. La Commission devrait prendre une initiative pour lever les obstacles à cette mobilité qui sont encore trop nombreux du fait des différentes d’organisation de l’apprentissage entre États membres et d’un manque de reconnaissance des formations et de portabilité de certains droits.
Pour les étudiants, il faut aussi créer un statut du stagiaire au niveau européen. Pour les jeunes demandeurs d’emploi, l’accès à des dispositifs qui facilitent leur mobilité au niveau européen devrait être facilité à partir de l’expérience en cours de la mise en réseau des services publics de l’emploi au travers des initiatives EURES – European Employment Services – et « Ton premier emploi EURES ». Pour favoriser la mobilité des salariés, nous demandons aussi une révision du règlement européen sur la coordination des régimes d’assurance chômage qui permettrait d’en assurer un financement plus équitable en cas de mobilité d’un État membre à un autre.
Toujours dans l’objectif de favoriser l’accès au marché du travail, il faut renforcer la formation tout au long de la vie. L’insertion des jeunes dans l’emploi et en particulier des « décrocheurs » – ceux qu’on appelle les Neets en anglais, pout not in education, employement or training – doit être renforcée. À cet égard, l’initiative pour l’emploi des jeunes devra continuer à accompagner les politiques en faveur des jeunes les plus éloignés du marché du travail – la Garantie jeunes en France. Nous sommes parvenus à un accord européen pour qu’elle soit dotée de 1,2 milliard d’euros supplémentaire pour la période 2017-2020, ce qui permettra d’étendre et de prolonger la Garantie jeunes, en France et dans d’autres pays.
Pour assurer une formation professionnelle continue, un droit à la formation attaché à la personne devrait être créé dans chaque État membre. Dans la continuité du récent paquet « Compétences », ce droit individuel à la formation pourrait être instauré par voie de directive ou via une recommandation qui laisserait la définition précise du dispositif à la charge de chaque État, tout en assurant la compatibilité et la portabilité entre États des différents systèmes.
Le deuxième grand axe mentionné par la Commission vise à assurer des conditions de travail justes et équitables. Nous sommes d’accord avec cette priorité parce que nous considérons que le bon fonctionnement du marché intérieur repose sur une concurrence équitable en matière sociale aussi. Cela passe nécessairement, selon nous, d’une part par une certaine convergence des droits du travail et des conditions de travail à l’échelle de l’Union européenne et d’autre part par la promotion de standards de haut niveau.
La France souhaite pour cela favoriser l’instauration de salaires minimum nationaux dans l’ensemble des États membres de l’Union – nous nous appuyons d’ailleurs sur les analyses et les recommandations du rapport de Philip Cordery –, la mise en place de salaires minimum nationaux définis en pourcentage du salaire médian – 60 % du salaire médian par exemple –, en tenant compte de la situation économique de chaque État membre. Cela pourrait passer par un accord collectif européen ou par une recommandation du Conseil et nécessiterait l’implication des partenaires sociaux.
Il est également essentiel et urgent d’achever la révision de la directive de 1996 sur le détachement des travailleurs. Il faut en effet rendre effectif le principe « salaire égal pour un travail égal sur un même lieu de travail » et contrecarrer le développement des sociétés « boîtes aux lettres ». Myriam El Khomri a pris l’initiative de rencontrer les représentants des onze pays qui ont opposé un « carton jaune » à cette révision pour les convaincre que faire aboutir cette révision était de l’intérêt de tous les Européens.
De même la révision du règlement de coordination des systèmes de sécurité sociale est nécessaire, pour lutter contre les contournements du régime actuel du détachement.
En matière de santé et de sécurité au travail, pour assurer un haut niveau de protection des salariés dans tous les États membres, nous demandons que soit renforcée l’harmonisation européenne en matière de seuils d’exposition professionnelle aux substances dangereuses.
Du point de vue de la justice et de l’équité des conditions de travail, l’égalité entre femmes et hommes est une priorité politique pour la France. Des progrès doivent notamment être réalisés en matière de conciliation des temps de vie pour que l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes soit effective. D’une part, une initiative législative devrait être promue en vue de rééquilibrer les congés parentaux et de garantir l’accès, tant pour les femmes que pour les hommes, à un « congé du proche aidant » permettant de s’occuper des personnes handicapées ou en perte d’autonomie. D’autre part, des leviers budgétaires doivent être mobilisés pour soutenir la mise en place de structures d’accueil favorisant le libre choix des familles.
Les évolutions de l’économie et de l’emploi justifient qu’une initiative européenne soit prise pour sécuriser le statut des travailleurs indépendants. La diversification des formes d’emploi conjuguée à la révolution numérique et la nécessité de sécuriser les transitions professionnelles rendent indispensable la définition d’un socle de droits fondamentaux attachés à la personne du travailleur, quel que soit son statut. Ce socle doit recouvrir des droits individuels tels que la protection contre la discrimination, la prévention des risques professionnels et la possibilité d’accéder effectivement à la formation professionnelle, ainsi que des droits collectifs tels que la liberté syndicale.
Le troisième axe identifié par la commission vise à protéger les citoyens contre les aléas de la vie. Il est nécessaire qu’il existe des systèmes de protection sociale, d’accès aux soins et de droit à la retraite garantis pour tous les travailleurs de tous les pays de l’Union, quel que soit leur statut, salarié ou indépendant. C’est à juste tire, monsieur Carvalho, que vous avez insisté sur ce point, même si, sur d’autres points, vos mises en cause n’étaient pas justifiées : nous souhaitons autant que vous une convergence sociale vers le haut qui aille de pair avec l’intégration économique de l’Europe. Nous ne disjoignons pas ces deux objectifs.
Face aux restructurations enfin, le Fonds européen d’ajustement à la mondialisation, qui intervient aujourd’hui lorsque de très grandes entreprises sont concernées, doit évoluer pour être plus réactif et voir son champ élargi afin notamment de prendre davantage en compte la situation des petites et moyennes entreprises.
La France a également souhaité présenter des propositions sur la dimension sociale du semestre européen. Nous sommes là au coeur du lien entre la coordination des politiques économiques au sein de la zone euro et les objectifs sociaux. C’est un point qu’a soulevé Arnaud Richard et sur lequel d’autres orateurs ont également insisté.
Les évaluations conduites dans le cadre du semestre européen, notamment dans les rapports annuels des pays, devraient prendre en compte l’impact social et environnemental des mesures et des réformes préconisées. Un tableau de bord comprenant un nombre restreint d’indicateurs devrait être défini à l’issue d’une large consultation publique, en tenant compte des enjeux redistributifs, de la lutte contre la pauvreté, des questions d’emploi, de soutien à la recherche et développement et de protection de l’environnement.
Dans ce contexte, l’un des objectifs poursuivis doit également être de préserver et de développer un dialogue social de qualité, à la fois au niveau national, en impliquant les partenaires sociaux à différents stades de la procédure du semestre européen, et au niveau européen, en encourageant la relance du dialogue social européen. Les objectifs de convergence sociale ascendante doivent donc trouver leur place au coeur de la coordination économique de la zone euro.
Mesdames et messieurs les députés, il est de notre responsabilité de démontrer que l’Europe peut être une protection pour les peuples en termes économiques et sociaux, qu’elle nous permet de mieux maîtriser notre destin et qu’elle nous renforce dans la mondialisation et dans la préparation de l’avenir.
C’est un défi considérable. S’il est ambitieux, le socle européen des droits sociaux sera un immense progrès. La conviction du Gouvernement est qu’un socle de droits sociaux européens solide est une condition pour que l’Europe renoue avec ses citoyens et soit à la hauteur de son ambition démocratique et sociale.